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Vincent Baudriller : “Qu’est-ce qui nous reste quand le spectacle n’est plus là ?”

Vincent Baudriller : “Qu’est-ce qui nous reste quand le spectacle n’est plus là ?”

18 June 2020 | PAR Amelie Blaustein Niddam

Le théâtre de Vidy-Lausanne a pendant le confinement continué à programmer des spectacles en ligne et depuis le 8 juin il propose la pièce Boîte Noire de Stefan Kaegi, pensée pour un spectateur à la fois. À quelques semaines du début des grands travaux et au cœur de ce contexte inédit, nous avons parlé du passé, du présent et de l’avenir avec Vincent Baudriller, ancien co-directeur du Festival d’Avignon et directeur depuis 5 ans de Vidy-Lausanne.

Quelle était l’actualité de Vidy à la veille du confinement ?

Nous étions confrontés à cette question du Covid-19 dès février, car nous avions un spectacle qui devait partir à Taïwan en février. Taïwan était une zone sûre, le spectacle devait avoir lieu le 1er mars, et on a annulé au dernier moment. Ensuite Bajazet de Frank Castorf qui était en tournée en Italie. Également en Italie, la pièce de Massimo Furlan, La chanson philosophique, les 28 et 29 février qu’on a présentée ensuite à la MC93. Bajazet a été la première pièce annulée le 1er mars et là on a commencé à comprendre ce qui arrivait. Ici, à Lausanne, nous étions en pleine préparation de Programme commun avec 4 créations en fabrication. Il y a une sensation un peu comme en 2003 à Avignon, sans comparer le contexte social. On était quasiment prêts et les artistes ont été fauchés dans leur élan à quelques jours de la première et la création n’a pas pu avoir lieu.

Pendant le confinement, vous avez mis en place une plateforme, Vidygital. Plateforme géniale. Est-ce que cela a été suivi ? Et avez-vous envie que cela soit pérenne ?

La première idée a été de répéter jusqu’au bout et de filmer les spectacles pour en rendre compte. Cela n’a pas été possible, nous avons dû fermer le théâtre plus vite. La question s’est alors posée de comment remplir notre mission de service public de la culture. Vidy est un théâtre subventionné par la ville et par le canton. Comment faire, sans rassembler des spectateurs et des artistes, pour maintenir du sens, se relier par du sensible ? Il fallait essayer que les œuvres continuent à traverser à un moment où les gens ne peuvent pas sortir de chez eux et paradoxalement, ont plus de temps.

Alors, j’ai continué à faire mon travail de programmation, d’abord de façon un peu trop soutenue, de façon hebdomadaire, puis bi-mensuelle. Nous avons commencé à partager les œuvres que nous avions produites ici et là avec des captations de bonne qualité, en les entourant de ce que nous faisons normalement au théâtre, en amont ou en aval, des discussions avec les artistes. Partager aussi notre travail de producteur, d’accompagnateur d’artistes en rendant compte des projets que nous diffusions.

Et le troisième volet était la partie “école du spectateur”, c’est-à-dire faire découvrir des œuvres que le public n’avait pas vues. Montrer les pièces anciennes de Anne Teresa De Keersmaeker et Roméo Castellucci par exemple, que j’aime depuis longtemps, et qui sont venus pour la première fois à Vidy. C’était aussi l’occasion de partager des œuvres comme Inferno, que les spectateurs n’avaient pas vu car ils n’étaient pas dans La Cour d’Honneur en 2008. Les témoignages des spectateurs m’ont beaucoup touché, cela a permis de transmettre le théâtre, d’en garder la mémoire. Si j’invite un artiste, c’est important de montrer ce qu’il a fait avant, il y a 10 ans. Cette partie-là est intéressante sur la transmission du théâtre.

L’autre aspect de Vidygital, c’était de trouver différentes façon de créer du sens. Nous avons édité un livre sur Frank Castorf, et nous avons tenté des expériences comme celle de Simon Senn qui a créé un spectacle sur Zoom. L’idée était de profiter des contraintes pour essayer d’autres choses, de remplir notre mission, produire du sens de la manière la plus juste possible en fonction des contraintes. Et puis en Suisse, les premiers signes de déconfinement sont arrivés. Fin avril, la date du 8 juin a été annoncée pour l’ouverture des musées. Nous avons décidé d’ouvrir comme un musée.

Vous citez le mot mémoire et justement depuis quelques jours, vous programmez une mise en abyme, un spectacle sur la mémoire du théâtre. Que propose précisément Stefan Kaegi, quelle a été “la commande” ?

Donc, nous savions que le 8 juin nous voulions ouvrir, mais nous ne savions pas comment. Nous discutions avec Caroline Barneaud, aujourd’hui directrice des projets artistiques et internationaux et qui était avec moi à Avignon. Elle se promenait un soir dans le théâtre vide avec Stefan Kaegi qui était confiné à Lausanne. Il était en train de créer Société en chantier pour le Programme Commun en mars. Ils en profitent pour faire une visite. Les décors des spectacles en cours quand le théâtre s’est arrêté sont là, il y a 50 ans d’histoire, des affiches passées. C’est plein de fantômes. Il y a le souvenir des spectateurs qui sont absents, le bruit des répétitions… Ils sortent de leur balade nocturne en se disant : « il faut faire parler ces fantômes ». Stefan Kaegi a ce talent de penser des spectacles déambulatoires où il fait intervenir des experts, ici, les experts sont les fantômes du théâtre. En un mois, nous avons créé le spectacle, les techniciens ont commencé à revenir, et Caroline Barneaud et son équipe ont appelé des témoins. Tout le monde était chargé de l’émotion de ce lieu fermé depuis 3 mois. Nous étions début mai dans un état de confinement assez fort, chargé aussi de l’émotion du déménagement du théâtre. Un parcours a été alors imaginé, qui passe par la régie, le plateau, la salle, depuis le métier de la technique, jusqu’à celui de metteur en scène en passant par tous les métiers invisibles. Cette dimension fantôme comprend ceux qui sont invisibles et qui rendent le théâtre possible. C’est un spectacle qui parle de l’absence de spectacle. Qu’est-ce qui nous reste quand le spectacle n’est plus là ? Qu’est-ce qui nous reste de cet art éphémère ? Et c’est en même temps un très beau poème d’adieu pour ce théâtre qui va être rénové. C’est à la fois un spectacle d’ouverture et d’adieu. Vidy est un lieu comme la Cour d’Honneur, les Bouffes du Nord, le Théâtre de la Ville, la Cartoucherie, qui a « quelque chose ».

Et quelle est la jauge de cette Boîte Noire ?

C’est un spectacle corona-compatible ! Un spectateur toutes les 5 minutes part déambuler seul dans le théâtre avec son audioguide. Soit 50 par soir. Il y a un travail sur le son extraordinaire, qui est en binoral, donc une spatialisation en trois dimensions. En tout, on aura 1500 spectateurs, pour un spectacle en période de confinement, c’est pas mal !

D’ailleurs, en temps non confinés quelle est votre jauge normale ?

Il y a 4 salles. La grande de 350 qui va être refaite et qui après les travaux passera à 440, c’est une salle assez magique car le volume salle/public est égal, ce qui permet de faire tourner les pièces sur des plateaux comme celui des Amandiers. Ensuite on a construit un pavillon en bois il y a deux ans de 250 places et deux petites salles de 100 places. Vu l’époque c’est assez chouette de pouvoir ouvrir. Cela perturbe le planning des travaux…

Justement, après avoir été confinés, vous fermez ! Quand commencent les travaux, et pour combien de temps ? Au commencement, le bâtiment devait être éphémère.

Le théâtre s’est installé dans un bâtiment construit par l’artiste et architecte Max Bill, un artiste post-Bauhaus, pour l’Exposition nationale de 1964. Cela ressemble à une Exposition universelle. Il y a des pavillons et à l’époque, l’endroit où nous sommes était dans l’eau. Max Bill a construit ce pavillon qui faisait 150 mètres de côté et qui contenait un théâtre. Il devait durer 6 mois, le théâtre a été sauvé. Le Centre Dramatique Roman a quitté le centre ville dans les années 70 pour rejoindre Vidy, et devenir le lieu actuel. Quand je suis arrivé, j’ai fêté les 50 ans, et j’ai fait une exposition sur l’héritage de René Gonzalez et Matthias Langhoff. J’arrive et je réalise que le bâtiment est exsangue. La cage de scène est d’origine et n’a pas été rénovée, les cintres sont manuels, les conditions techniques deviennent dangereuses. Nous sortions avec Hortense Archambault du chantier de la Fabrica et je me retrouvais de nouveau avec un chantier en plusieurs temps. D’abord on a rénové le foyer qui n’était plus aux normes, puis nous avons créé, avec l’École polytechnique fédérale de Lausanne, une black box qui est un ancien chapiteau de cirque de l’époque de René Gonzalez et cette salle restera ouverte pendant les deux ans que vont durer les travaux.

Alors, quelles sont les transformations à venir ?

Nous allons rénover une très grande partie du bâtiment historique : la grande salle, la cage de scène, améliorer certains volumes. Tout cela en respectant le geste de Max Bill parce que cela fait partie du patrimoine bâti du XXe siècle et que c’est l’un des seuls vestiges de l’exposition de 1964 qui participe à la mémoire collective. Et l’on rajoute une salle de répétition à la taille du plateau parce que nous n’avons pas le droit de construire de nouveaux bâtiments à proximité du lac, mais on peut rénover et agrandir de 20%. Donc on aura 4 salles : une grande de 440, une de 250, deux de 100 et une salle de répétition. Cela va devenir un super outil de création. Il s’agit de rénover et de faire perdurer deux héritages, le bâtiment de Max Bill d’abord et le Théâtre Vidy-Lausanne, qui a aujourd’hui une résonance internationale. Le projet n’a pas pris de retard malgré le confinement. Le chantier commence le 1er septembre 2020, et devrait se terminer le 1er septembre 2022.

Et pendant ces deux ans, qu’allez vous programmer ?

Pendant ces deux saisons, nous allons profiter de la situation pour faire des choses que normalement on ne fait pas. Une salle de 100 places qui n’est pas touchée par les travaux, et notre pavillon de 250 places vont continuer à fonctionner. C’est essentiel de garder le lien avec le lieu qui n’est pas en centre ville. Nous allons reprendre quelques spectacles qui devaient être programmés au printemps. Également, nous allons proposer des projets in-situ. Une pièce dans une boîte de nuit, Marielle Pinsard a un projet dans une église, Frédéric Ferrer va proposer ses Six conférences dans les grands amphithéâtres, il y aura un spectacle dans la forêt de Massimo Furlan, un spectacle dans une banque, un dans un supermarché. François Gremaud va s’attaquer à Giselle. Nous avons réservé l’Opéra de Lausanne pour faire des projets plus importants, Anne Teresa de Keersmaeker, William Forsythe, Marthaler, Milo Rau. On ouvrira la saison avec une création de Yasmine Hugonnet, puis une histoire de la danse par Jérome Bel le 23 décembre, la création de Furlan, et une nouvelle pièce de Tiago Rodrigues. Nous sommes un théâtre de création et de tournées. Et donc, après les Idoles, dont la tournée a été avortée à cause du Covid, la prochaine pièce de Christophe Honoré sera créée par Vidy à l’Odéon, il s’agira du Ciel de Nantes, l’histoire de sa famille. Aussi, il faut garder le lien avec les publics, les artistes, et s’adapter. Le grand inconnu reste la jauge qui sera disponible. Nous ne savons pas encore quelles seront les mesures imposées. Dans ce contexte l’avant-programme sortira fin juin et l’ouverture de la billetterie aura lieu fin août. Et bien sûr, nous espérons que le public sera de retour, mais l’engouement pour Boîte Noire est de bon augure.

 

Visuels : ©

Stefan Kaegi, Boite Noire©-Philippe-Weissbrodt

PORTRAIT-©-SamuelRubio-

Vidy©Mathilda_Olmi

 

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Amelie Blaustein Niddam
C'est après avoir étudié le management interculturel à Sciences-Po Aix-en-Provence, et obtenu le titre de Docteur en Histoire, qu'Amélie s'est engagée au service du spectacle vivant contemporain d'abord comme chargée de diffusion puis aujourd'hui comme journaliste ( carte de presse 116715) et rédactrice en chef adjointe auprès de Toute La Culture. Son terrain de jeu est centré sur le théâtre, la danse et la performance. [email protected]

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