Théâtre
Una imagen interior, la superbe réalité flottante d’El Conde de Torrefiel

Una imagen interior, la superbe réalité flottante d’El Conde de Torrefiel

08 December 2022 | PAR Amelie Blaustein Niddam

Tube du Festival d’Avignon, la dernière création du collectif espagnol El Conde de Torrefiel se joue au Festival d’Automne jusqu’au 10 décembre et nous emballe de ses tissus plastiques pour un futur post-historique onirique et déprimé.

“Une réalité flottante”

Depuis 2010, Tanya Beyeler et Pablo Gisbert s’intéressent spécifiquement à nos sociétés occidentales au XXIe siècle. En ethnologues du temps présent, il et elle mêlent le théâtre, la danse, la lumière et le son pour provoquer des chocs esthétiques qui s’inscrivent dans le champ maîtrisé par Romeo Castellucci. Pour Una imagen interior, nous entrons dans un monde fait de réminiscences et de disparitions. Trois tableaux se succèdent : un musée, un supermarché et un rêve. Les comédiens et comédiennes sont des pions mis à distance de nous. Ils et elles évoluent dans un espace qui n’est défini que par les mots qui s’inscrivent au-dessus d’une grande bâche en plastique. Justement, exactement comme dans The Third Reich de Castellucci, les mots sont une agression. Ils défilent, parfois très vite, pour affirmer l’idée que tout est objet. L’image peut être vue comme une carte à jouer que l’on déplace et que l’on manipule. Elle est intérieure car elle est un monstre de déni, aveugle, au fond d’une grotte préhistorique. 

“Retrouver l’abstraction”

Una imagen interior répond directement à La chica de la agencia de viajes qui qualifiait le XXIe siècle de « jolie merde ». Dans ce monde en plastique, la fiction est reine. Le texte nous rappelle sans cesse que ce que nous voyons est faux. Nous sommes au théâtre, ce qui a l’air vrai est joué, même quand les interactions ont l’air très naturelles. Pour appuyer sur cette idée de « fake news », quoi de mieux que d’utiliser un énorme tissu en plastique ? Le matériau le plus sale qui soit, fait avec du pétrole, devient une étoffe changeante, chatoyante, vibrante.

Les lumières, héroïnes de cette pièce, pensées par Manoly Rubio Garcia, transforment nos visions. El Conde de Torrefiel nous remet à notre place de maillon d’une grande chaîne. Nous ne valons pas plus, pas moins que nos ancêtres et que nos successeurs. Regarder, manger, marcher, les hommes et les femmes font cela depuis bien plus que 45000 ans. Le public est mis à grande distance de l’espace scénique. Le cadre de scène est volontairement mal défini. On voit les côtés, le noir ne permet pas de cacher les coulisses, et c’est fait exprès. Nous regardons Gloria March Chulvi, Julian Hackenberg, Mauro Molina, David Mallols, Anaïs Doménech, Carmen Collado comme s’ils étaient eux-mêmes des éléments disparus.

“Arrête de rêver”

Una imagen interior n’a pas le moral. La pièce vient nous dire que non seulement nous ne sommes que de passage, mais qu’en plus nous faisons n’importe quoi. Nous regardons des œuvres préhistoriques avec suffisance, mangeons des animaux emballés et notre seul espace de liberté se place dans notre inconscient, seul lieu où la maîtrise est absente.

L’ensemble est d’une beauté qui nous scotche, même si nous sommes conscient.e.s que tout est fiction. La fiction fait du bien, elle apporte, particulièrement dans la scène du rêve, un shoot esthétique glam rock qui nous enveloppe. 

Cette pièce est une étrange traversée autour du langage vide et des nos existences futiles. 

La pièce commence en quelque sorte dans une grotte et finit en quelque sorte dans un cerveau. El Conde de Torrefiel reprend à son compte le mythe de la caverne et nous impose d’ouvrir les yeux et les oreilles, avec ou sans audioguide, pour se confronter à l’idée que tout recommence toujours, que l’on soit là ou pas.

Les chansons sont reprises, et les boucles se font en méprisant les carrés. Nos images intérieures cherchent à justement concilier les inconciliables, et El Conde de Torrefiel nous ramène au réel : non seulement un rond ne peut pas rentrer dans un carré, mais pire, le carré n’existe pas à l’état naturel. Fichu pour fichu, on regarde notre monde se froisser, et on le laisse à d’autres, encore un peu moins humains… Vous verrez !

À la Grande Halle de la Villette du 7 au 10 décembre. 

 

Visuel : ©El Conde de Torrefiel

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Amelie Blaustein Niddam
C'est après avoir étudié le management interculturel à Sciences-Po Aix-en-Provence, et obtenu le titre de Docteur en Histoire, qu'Amélie s'est engagée au service du spectacle vivant contemporain d'abord comme chargée de diffusion puis aujourd'hui comme journaliste ( carte de presse 116715) et rédactrice en chef adjointe auprès de Toute La Culture. Son terrain de jeu est centré sur le théâtre, la danse et la performance. [email protected]

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