Opéra
Le Triptyque en voyage dans le temps à Barcelone

Le Triptyque en voyage dans le temps à Barcelone

09 December 2022 | PAR Paul Fourier

Le composé de trois opéras, conçu par Puccini, bénéficie d’une distribution impeccable menée par Lise Davidsen, Ambrogio Maestri et Ermonela Jaho. Si la direction de Susanna Mälkki est délicate, la mise en scène de Lotte de Beer s’égare un peu dans un voyage dans le temps peu convaincant.

Incontestablement, la tendance actuelle est au Triptyque ! En un an, au moins deux productions marquantes de l’œuvre composite de Puccini ont ainsi vu le jour : celle de Tobias Kratzer à Bruxelles et celle de Christoph Loy à Salzbourg, avec Asmik Grigorian dans les rôles de Giorgetta, Angelica et Lauretta.
Le Liceu de Barcelone a, lui, fait le choix de reprendre la mise en scène de Lotte de Beer créée à Munich en 2017. La metteuse en scène a décidé de faire évoluer les trois opus dans une sorte de tunnel temporel qui nous emmène accomplir un voyage régressif du début du XXe siècle au XIIIe.
Elle essaye ainsi de relier – mais sans réellement y parvenir -, des opéras qui ont été accolés par le compositeur, mais n’ont pas tant que cela, à afficher en commun, tant sur le plan de l’histoire que sur celui des personnages.

Bien sûr, les contraintes de la société et les petites faiblesses humaines sont, çà et là, mises en exergue ; la jalousie, le sort des femmes, la précarité des « petites gens », le poids de la religion, la cupidité, la bêtise sont bien présents (mais ils l’étaient déjà dans le livret). À Bruxelles, Kratzer, par des clins d’œil, avait réussi à associer les opéras, et ce, avec un certain succès. En restant au niveau de l’écume, il n’avait pas cherché à établir des liens profonds trop artificiels.
Après tout, en caractérisant à l’extrême les lieux (la péniche, le couvent, la chambre de Buoso Donati), Puccini a finalement laissé peu de latitude à la créativité des metteurs en scène. De Beer, elle, avec son décor unique (rehaussé d’accessoires) tente d’imposer un continuum qu’elle peine à ancrer véritablement.

Des images fortes et une humanisation des « méchants »

Certes, pour ses transitions, elle s’appuie sur d’élégantes ombres chinoises et fait surgir, en fil rouge, la mort qui existe dans les trois opéras, celle de Luigi, celle d’Angelica, celle de Buoso Donati.
Grâce au dispositif tournant de l’anneau de son tunnel, elle accole des images particulièrement fortes, telles celle du cadavre de l’amoureux de Giorgetta, balloté dans les airs comme un mannequin et celle d’Angelica enchaînée par sa tante à une gigantesque croix lumineuse.
Finalement, en fin de spectacle, ce sont surtout ces images qui restent en tête, plus que la démonstration incomplète que de Beer a tenté de réaliser.

Il est, en revanche, un domaine où la metteuse en scène nous touche au cœur, c’est lorsque, grâce à sa direction d’acteurs irréprochable, elle va fouiller à la recherche de l’humanité de ses personnages, notamment ceux qui font habituellement l’objet de notre réprobation, voire de notre dégoût, Michele et la Princesse. Pour cela, elle peut s’appuyer sur deux grands interprètes avec Ambrogio Maestri, absolument émouvant qui montre qu’un homme jaloux qui devient meurtrier n’en reste pas moins un homme qui souffre, et Daniella Barcellona qui sait – chose difficile – trouver les expressions d’une femme porteuse d’une mission familiale qui ne la laisse pas insensible. Grâce à ceux-là, plus finement que d’avoir tenté de nous faire traverser le temps, de Beer nous plonge dans les âmes humaines, nous questionnant sur le fait qu’elles ne sont peut-être pas aussi uniformément noires qu’elles le paraissent.

Enfin, il y a également cette ouverture de Suor Angelica où de Beer met en exergue le sort qui fut réservé par les familles et la religion, aux jeunes filles récalcitrantes, un rappel du passé infamant d’Angelica, la pécheresse, qui se fait tailler les cheveux (comme on tondait les femmes à la Libération), une scène où s’ébauche la folie qui la guette, folie qui explosera après le choc de la révélation de la mort de son fils.

Une affaire de femmes

Avec de Beer, Mälkki, Davidsen, Jaho… cette production s’affirme comme l’ouvrage d’une équipe où les femmes ont beaucoup à dire. La cheffe fait un travail d’orfèvre. Ainsi, dans Il Tabarro et Suor Angelica, elle prend le parti de ne jamais aller sur le terrain de l’emphase et d’accoler sa lecture à des récits qui, s’ils sont tragiques, sont également d’une triste banalité humaine.
Susanna Mälkki mène alors l’orchestre du Liceu avec précision et modestie, coloriant à petites touches les histoires qui nous sont proposées. En revanche, pour Gianni Schichi, elle adoptera une couleur délibérément beaucoup plus tonique, voire tonitruante, pour servir la musique farceuse de Puccini et dépeindre la bande de va-nu-pieds que nous avons devant nous.

De grands interprètes, pivots de chaque opus

Chacun des opéras peut s’appuyer sur des artistes pivots autour desquels s’articulent ces trois courtes histoires.
Dans Il Tabarro, en femme imposante qui gère le quotidien de la péniche symbolisé par quelques éléments ménagers, Lise Davidsen impressionne une fois de plus, tout en parvenant, toutefois, à convaincre par son jeu et à se plier au chant puccinien. Le revers de médaille de la puissance de la soprano est, cependant, de mettre à rude épreuve ses partenaires dans les scènes d’affrontement.
Face à elle, la voix bien posée de Brandon Jovanovich s’accorde bien avec la déclamation que doit produire Luigi. En revanche, dans les duos, on le sent poussé dans ses retranchements, jusqu’à frôler l’accident au moment de quitter Giorgetta.
Ambrogio Maestri (qui atteindra son sommet dans Gianni Schichi) fait partie des artistes dont la voix expressive est immédiatement reconnaissable. Avec un art consommé de l’ambiguïté, il utilise des couleurs qui ramènent son Michele à une simple et touchante humanité.
Des silhouettes qui entourent le trio, on relèvera la présence de Pablo García-López dans le rôle d’Il Tinca et Valeriano Lanchas, au chant un peu débraillé, dans celui d’il Talpa.

Jaho, superbe Angelica, Barcelona, Princesse inattendue…

Dans Suor Angelica, la mise en scène tend à effacer quelque peu les actions des autres religieuses que l’on peine à différencier tant elles sont toujours groupées.
Mais, c’est bien sûr Ermonela Jaho qui, d’abord relativement discrète, va imposer sa présence pour nous fasciner, tant ce rôle est l’un de ceux où elle excelle. Certes vocalement, le grave est de plus en plus confidentiel, mais elle utilise son incomparable registre aigu, ses sons piani, ses aigus flottants sublimes et infinis, pour traduire admirablement son cheminement sur la ligne de crête qui la conduira vers la folie. Son air (« Senza mamma ») qu’elle entame allongée et pour lequel elle fait montre d’une forme d’abandon corporel, sans jamais toucher au pathos, emprunte la voie de la pureté, accompagnée en cela, par la lecture délicate de Susanna Mälki.

À ses côtés, Daniela Barcellona interprète une Princesse absolument inattendue, une Princesse qui tourne le dos à la figure habituelle de matriarche, pour composer vocalement et théâtralement l’image d’une femme à la mission ingrate où elle, comme Angelica, sont, en quelque sorte, toutes deux, victimes de leur condition et de leurs contraintes. La voix n’est, bien sûr, pas celle d’un contralto, mais chaque mot est pesé dès son entrée avec « Il Principe Gualtiero vostro padre, la Principessa Clara vostra madre… ». Il faut voir alors remarquer cette ébauche de sourire ou la façon dont elle soutient aussi Angelica dans sa peine, ou encore lorsqu’elle la « force » en lui faisant signer le document, et ce, bien que cette dernière soit inconsciente. Après le rôle de Laura dans La Gioconda à la Scala de Milan, Barcellona démontre, une fois de plus, qu’elle sait interpréter à merveille les sentiments des femmes qu’elle incarne.
Enfin, parmi les sœurs présentes dans cet opus, on distinguera tout particulièrement, la sensible Suor Genovieffa de Mercedes Gancedo.

Gianni Schicchi en « Maestri show » autour duquel évoluent des brillants va-nu-pieds

Pour Gianni Schicchi, on se situe dans un caricatural univers moyenâgeux où l’inélégance vestimentaire des personnages le dispute à leur saleté et à la mesquinerie contenue dans le livret. Chaque interprète semble alors prendre plaisir à entrer à fond dans ces basques de gueux. On y retrouve une Daniela Barcellona déchaînée qui rappelle ainsi son adéquation avec le registre comique (dans lequel elle avait déjà excellé dans le Falstaff d’Aix-en-Provence). Stefano Palatchi (Simone), Marc Sala (Gherardo), Berna Perles (Nella) et les autres s’en donnent aussi brillamment à cœur joie. Ruth Iniesta est une pimpante Lauretta qui réussit parfaitement son air « O mio babbino caro » ; mais c’est plus encore le Rinuccio tapageur d’Iván Ayón-Rivas qui est un vrai bonheur tant il en fait des tonnes dans son costume de bouffon en s’écartant de toute forme de délicatesse vocale dans un tonitruant « Avete torto ».

Et, bien sûr, il y a de nouveau Ambrogio Maestri qui semble, comme il l’avait fait avec celui de Falstaff, réinventer le rôle de Gianni Schichi. Avec lui, dans un véritable « Maestri show », nous sommes en pleine commedia dell’arte dans laquelle le théâtre rejoint l’opéra tant il lâche les vannes en n’hésitant pas à jouer avec les dialogues et avec la partition.
C’est ainsi avec ce moment jouissif et débridé que se clôt ce Triptyque admirablement servi musicalement sur lequel nous n’avons finalement des réserves que sur une mise en scène trop contrainte par son principe de base.

Visuels : © David Ruano

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