Opéra
Tosca, en régime survitaminé à Berlin

Tosca, en régime survitaminé à Berlin

15 January 2023 | PAR Paul Fourier

Sondra Radvanovsky, Vittorio Grigolo et Roman Burdenko ont offert au public une représentation d’exception au Deutsche Oper.

Tosca, probablement le plus emblématique opéra de Puccini, figure, quasi en permanence, à l’affiche des grandes maisons. Depuis septembre 2022, Paris, New York, Rome, Buenos Aires, Vienne, Londres, Zurich (…) auront donné l’opéra tiré de la pièce de Victorien Sardou. Certes, tout cela est porté par la force indéniable de la partition, mais, finalement, ce qui fait la différence entre une représentation de routine (il en existe !) et une soirée où le compositeur est glorieusement mis à l’honneur, est l’affaire non seulement de la distribution, mais également, de l’alchimie qui doit la cimenter. Trois interprètes principaux en phase, à un haut niveau d’excellence, peuvent garantir une soirée d’exception… et ce fut le cas avec l’équipe réunie par le Deutsche Oper, en ce début janvier.

Une mise en scène « à l’ancienne » et la force intrinsèque des interprètes

En 2022, il n’y a plus guère à dire de la mise en scène de Boleslaw Barlog – inaugurée en 1969 – tant elle s’inscrit dans une tradition surannée, mais efficace, mise en scène qui fut abondamment commentée et servit d’écrin aux plus illustres interprètes. Les décors ne souffrent d’aucune modernisation ; l’église (poussiéreuse) de Sant’Andrea della Valle, le bureau de Scarpia avec ses grandes fenêtres et la terrasse du Château Saint-Ange, font l’objet d’un bel étalage de carton-pâte. Mais Barlog a su introduire quelques images frappantes au milieu des gestes convenus. Il en va ainsi de Tosca qui, s’adressant d’abord à elle-même, aborde son Vissi d’arte face à un miroir, de cette lumière de l’aube qui va en croissant tout au long de l’acte III, ou des deux amants qui se retournent vers Rome pour proclamer qu’ils porteront leur amour « par le monde en une harmonie de couleurs (…) et de chansons ». Comme souvent pour ces reprises perpétuelles, la direction d’acteur s’avère défaillante, ce qui est surtout le cas au premier acte où chacun effectue son numéro à sa guise. Aux actes suivants, la question ne se posera plus… tant les artistes, avec leur engagement physique superlatif, emporteront tout sur leur passage. Finalement, ce qui apparaît, aujourd’hui, comme la principale qualité de cette scénographie, c’est de servir de cadre à trois interprètes toujours parfaitement justes dans leurs attitudes qui font vivre l’intrigue inspirée de Victorien Sardou, et ce, avec naturel, déployaient là des incarnations d’anthologie.

Deux tornades et un méchant parfait

L’on imagine, sans peine, que si Sarah Bernhardt se plut à jouer Tosca, c’est que l’intrigue permettait à sa personnalité fantasque de s’exprimer pleinement en lui autorisant bien des excès. Dans l’opéra qui fut tiré de la pièce de Victorien Sardou, certaines scènes frisent l’hystérie (dans l’église, le bureau de Scarpia ou à la toute fin de l’œuvre), et imposent de trouver le bon équilibre, d’éviter le surjeu, voire le grand guignol, tout en dispensant un chant adapté à cette débauche de violence. Des artistes qui, comme ce soir, maîtrisent parfaitement leur rôle peuvent alors s’engouffrer dans la brèche de ces excès qui électrisent un public. Avec leur chant superlatif, Radvanovsky et Grigolo ont ainsi pu afficher, par moments, mais en toute justesse, une attitude scénique largement outrancière qui ne fut pas pour rien dans la formidable énergie qui s’est dégagée de la représentation.

Sondra Radvanovsky est une interprète de Tosca exceptionnelle. Déjà, elle possède l’intelligence de scène lui permettant de camper la femme jalouse et agitée du premier acte, la victime qui se transforme en tueuse au deuxième, la femme amoureuse au troisième. Elle traverse l’intrigue avec ce naturel qui caractérise les plus grandes.
La voix de la soprano n’est, pour autant, pas exempte d’aspérités et l’on relève çà et là quelques ellipses, notamment dans le répertoire parlando grave. On lui pardonne, par ailleurs, quelques menus effets véristes pas vraiment indispensables dans les scènes d’affrontement avec Scarpia. Car ce qu’elle nous propose est autrement plus important que ces légères scories. Son « Vissi d’arte » royal où elle cisèle chaque mot, effectué avec de sublimes variations finales entre le piano et le forte, aura mis le public à ses genoux. Avant cela, il y aura eu ces emportements de jalousie au premier acte et ce « Dio mi perdona » si ambigu, si juste, alors que la femme de passion ne peut s’empêcher de s’épancher dans une église et que Scarpia la morigène ; il y aura eu cet « Assassino », prompt à foudroyer quiconque de moins armé que l’ignoble Scarpia ; il y aura eu ce cri interminable lorsque l’on emmène un Mario dément. Après, ce sera la vérité de la tragédienne pendant l’affrontement mortel avec le chef de la police et le suicide final. Et entre-temps, résonneront les sublimes duos avec son partenaire du jour.

Car la magie de la soirée aura, sans aucun doute, reposé sur le mariage scénique de Radvanovsky et de Vittorio Grigolo. Dans Tosca, les excès naturels du ténor italien se révèlent des atouts de poids, tant son Mario peut osciller entre ces attitudes de latin-lover qu’il pratique si bien (dans le « Recondita armonia ») et l’expression d’une émotion portée au maximum dans le « Lucevan le stelle”. La douceur absolue avec laquelle il sait parfois entamer certaines de ses interventions comme pour le duo d’amour final (« O dolci mani mansuete e pure ») tranche avec des accents presque aboyés lorsqu’il pense à Scarpia, ce « bigot sadique », lui rétorque « E rido ancore » ou tente de l’attraper dans une scène de pur délire, après avoir appris la victoire de Bonaparte. Quant à ses « Vittoria », d’une intensité surnaturelle, débraillés et jouissifs, ils auront rappelé l’extraordinaire énergie que Grigolo est subitement capable de dégager, tel un volcan entrant en soudaine éruption.
La synergie constatée dans les duos entre Radvanovsky et Grigolo aura, enfin, montré que nous étions face à un attelage de puissance vocale comparable, compatible et admirablement complémentaire. Le duo du « Parlami ancor » déclenchera même une salve d’applaudissements inattendus qui laissera les deux interprètes circonspects un léger instant.
Au final, deux chanteurs au sommet de leur art, se seront rencontrés ce soir, deux bêtes de scène, deux artistes absolument en phase.

La force de Tosca réside dans une construction dramatique parfaite, car Sardou comme Puccini et ses librettistes, Illica et Giacosa, ont élaboré une intrigue diabolique qui oscille entre un couple amoureux et un couple fondé sur la haine. Même quand les directeurs de casting peuvent se satisfaire de trouver d’excellents Tosca et Mario, la somme n’y est complète que lorsque le « méchant » est à la hauteur.
Roman Burdenko est la grande surprise de la représentation, car bien que de notoriété moindre, il se fraye, sans problèmes, un chemin entre les deux monstres scéniques et incarne un Scarpia de choc et de style. Dès son entrée au premier acte, il impose une présence singulière, un personnage retors et pervers ; il profite de cette partenaire à la hauteur, pour « mettre ses pas dans les siens » et jouer avec elle (« Tosca divina »). Dès la fin de l’acte, il montre que, côté chant, il ne cédera rien et résiste vaillamment à la puissance d’émission nécessaire du « Va’, Tosca ! ». Au second acte, il affirme sa villenie avec un « Mi dicon venal » intense.

Du reste de la distribution, on retiendra surtout le Spoletta pleutre et vouté de Jörg Schörner qui fait un duo formidable avec son maître sadique et les magnifiques chœurs (dont celui d’enfants) du Deutsche Oper.

Énergie à tous les étages

De l’énergie (et de quoi éclairer tout le quartier du Deutsche Oper !), il y en avait sur scène et elle était portée par celle qui se dégageait de la fosse. Si l’on n’est pas certain qu’une distribution banale aurait résisté à la lecture enflammée de Valerio Galli, le chef s’est accordé avec les extraordinaires capacités du trio de choc pour ouvrir les vannes, jouer tantôt de la magie ensorcelante de la partition de Puccini (notamment grâce à des violons d’exception au début du dernier acte) ou faire exploser la puissance de feu du magnifique orchestre du Deutsche Oper, dans les moments proches de folie individuelle ou collective que sont le Te Deum, la scène du Vittoria ou le meurtre de Scarpia. Malgré les changements de ton, il aura également veillé à maintenir une unité de récit tout à fait passionnante, dans chacun des actes.

Il est des soirs où une représentation de répertoire mille fois répétée dans une mise en scène de plus de 50 ans, voit le renouvellement du miracle, de la magie simple de l’opéra, celle qui s’appuie sur une distribution exemplaire et une direction merveilleuse. Et cela donne une soirée exceptionnelle, l’une de celle dont on se souviendra très longtemps.

Visuel : Paul Fourier, Sondra Radvanovsky © Michael Cooper, Vittorio Grigolo © Marco Glaviano

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