Arabella par Tobias Kratzer à Berlin : amour, émancipation et identité
À la Deutsche Oper, le metteur en scène Tobias Kratzer, récemment nommé nouveau directeur de l’opéra de Hambourg, propose le premier volet d’une trilogie consacrée à Richard Strauss. Avec Arabella, il livre une réflexion sur la jeunesse, sur l’émancipation des femmes et des mœurs au cours du siècle dernier et sur le couple au XXIe siècle. Donald Runnicles dirige l’Orchestre de la Deutsche Oper Berlin. Chaque chanteur interprète son rôle avec ardeur et conviction. Les excellents Elena Tsallagova (Zendka), Robert Watson (Matteo) et Sara Jakubiak (Arabella) se révèlent être aussi des acteurs remarquables.
Dans une première partie aux couleurs viscontiennes, Tobias Kratzer semble vouloir nous montrer comment le contexte social pèse sur les individus. Comme le réalisateur du Guépard, Kratzer porte son regard sur les détails d’une vie cossue en apparence et brosse le portrait d’une aristocratie qui se meurt malgré les tenues élégantes, les tentures raffinées et les beaux bouquets de fleurs. Ce premier acte montre comment l’ordre social installé au départ est trompeur et masque de profonds désordres à venir. La jeunesse chante son désir d’aimer, de dénouer les corsets et de réinventer le monde.
Le deuxième acte, que constitue une seule et unique scène de bal, fonctionne comme un voyage dans le temps plutôt divertissant pendant lequel évoluent les tenues et les attitudes des protagonistes. Les époques et les atmosphères défilent. Dans les années 30, on danse le charleston dans les cabarets avant l’irruption du national-socialisme. Les genoux des femmes se dévoilent dans les années 50 et 60. Plus tard, ce sont les années 80 et tous portent des jeans. Deux hommes affichent leur désir homosexuel. La boule à facettes fait son apparition. Les téléphones portables s’invitent en soirée et ce sont les années 2000. Hommes et femmes portent des tee-shirts amples et des joggings.
La troisième partie est de loin la plus intéressante car c’est dans celle-ci que le metteur en scène livre enfin une lecture plus personnelle et radicalement contemporaine du livret. Tandis que les deux premiers actes manquaient parfois de consistance ou d’épaisseur psychologique, Kratzer ose enfin un point de vue plus original et progressiste en redessinant le personnage de Zdenka (la sœur cadette d’Arabella, déguisée en garçon par ses parents car ils n’ont pas les moyens de la doter) qui aime Matteo et invente un stratagème pour qu’il la rejoigne dans sa chambre. Cette scène nous est présentée dans un beau film en noir et blancs signé Manuel Braun dans lequel les corps sont mis à nu. La sensualité du couple au lit, les lumières mystérieuses et les jeux de reflets dans un miroir nous évoquent des images de Cocteau. Selon Tobias Kratzer, Zendka se découvre être plus á l’aise avec une moustache et dans un corps de jeune homme, Matteo l’accepte et l’aime en tant que tel. Tous deux se moquent des codes traditionnels et des genres, exhibent le drapeau rose, bleu et blanc de la communauté transgenre. Le couple que forment Arabella et Mandryka ne s’enlisera pas non plus dans des réflexions romantiques, conformistes et illusoires sur la vie de couple. Espiègles et affranchis, ils s’adonnent à une bataille d’eau alors qu’Arabella tend à son fiancé le verre d’eau symbole d’engagement.
Photo : © Thomas Aurin