Opéra
Un retour en beauté d’Hoffmann à la Scala de Milan

Un retour en beauté d’Hoffmann à la Scala de Milan

21 March 2023 | PAR Paul Fourier

Le grand opéra d’Offenbach fait l’objet d’une nouvelle production dans une maison dont ce n’est pas le répertoire naturel. La distribution de bon niveau évolue autour du Hoffmann de référence de Vittorio Grigolo ; la direction de Frédéric Chaslin épouse brillamment les aspérités des cinq parties, alors que Davide Livermore propose une mise en scène plus maîtrisée qu’à son habitude.

Les Contes d’Hoffmann est un incontestable chef-d’œuvre… quelles que soient, pourrions-nous dire, les différentes versions qui nous sont proposées. Car « Hoffmann » est une aventure en forme de feuilleton dont les épisodes se déroulèrent avant ou après la mort du compositeur.
Ce récit romanesque débute en 1851, lorsqu’est créé à Paris un drame fantastique de Jules Barbier et Michel Carré déjà intitulé Les Contes d’Hoffmann. Il est le prolongement théâtral de trois nouvelles d’Ernst Theodor Amadeus Hoffmann, un auteur allemand alors très populaire dans l’hexagone. Barbier et Carré reprennent les intrigues de L’homme au sable qui inspirera l’acte d’Olympia, du Conseiller Krespel pour celui d’Antonia et des Aventures de la Saint-Sylvestre pour celui de Giulietta.
Jules Barbier décide également d’introduire comme protagonistes, Hoffmann, lui-même, et trois personnages diaboliques qui ponctueront l’histoire d’amour de l’auteur pour la chanteuse Stella dont la personnalité émane de trois femmes imaginaires.

Lorsqu’Offenbach s’intéresse au sujet, Michel Carré est décédé et c’est Barbier qui se charge alors de lui proposer un livret. Nous sommes au mitan des années 1870 et c’est alors que débutent les premières péripéties de la grande Œuvre d’Offenbach.
Entre autres faits et évènements de ce moment, le Théâtre de la Gaîté fait faillite et le compositeur a d’autres œuvres sur le métier. Il est, par ailleurs, très malade.
Dès après les premiers jets d’écriture, les rôles se transforment : celui d’Hoffmann finit par être attribué à un ténor, après être passé par la case baryton ; les trois rôles féminins sont alors dévolus à une soprano colorature.

Offenbach parvient à commencer les répétitions de son opéra (encore incomplet) en septembre 1880, mais il succombe le 5 octobre, léguant une somme de travail assez importante. Il serait trop long ici même de résumer ce qui advient aux différents éléments de la partition laissés par le compositeur et dispersés, du premier chantier d’achèvement d’Ernest Guiraud et des coupures exercées par Léon Carvalho, le directeur de l’Opéra Comique, qui aboutissent à une première mouture pour la création en février 1881.
Sur la suite, l’on doit dresser le constat que si le Diable est présent dans l’œuvre, il semble aussi s’acharner sur sa carrière : à Vienne, fin 1881, à l’issue de la deuxième représentation, un incendie détruit le théâtre en faisant des centaines de victimes. Six ans plus tard, ce sera un nouvel incendie, cette fois à l’Opéra Comique qui fera disparaître les parties orchestrales des Contes d’Hoffmann ! Va donc démarrer un véritable jeu de pistes (avec d’actuels prolongements) pour reconstituer une partition plus ou moins originale même si elle ne fut jamais définitive.
Les versions qui se succèdent à partir du début du XXe siècle voient apparaître certains morceaux importants (le « septuor » de l’acte III, l’air « Scintille diamant »…) ; au gré de ces versions et des fragments de partition retrouvés, l’acte de Venise est ou n’est pas conservé. Au final, l’on dénombre peu ou prou 9 versions répertoriées par les musicologues : celles des éditions Choudens (1907), de Richard Bonynge (1972) puis après de nouvelles trouvailles, celles réalisées par Fritz Oeser en 1976 (probablement la plus contestée), par Michael Kaye (1992), puis finalement, par Michael Kaye et Jean-Christophe Keck en 2009. En 2016, de nouveaux morceaux de partitions seront retrouvés ouvrant la voie à une ou plusieurs nouvelles versions encore plus complètes.

Les choix de Frédéric Chaslin

Ce résumé, bien incomplet, montre que si l’histoire de la reconstitution des Contes est riche, nous ne sommes probablement toujours pas arrivés à un point de stabilité définitif.
Pour preuve, pour cette reprise à la Scala de Milan, le chef Frédéric Chaslin contestant les derniers travaux, a décidé d’en revenir à une version mixte Choudens – Oeser. Ce n’est sûrement pas l’objet de ce papier de mettre ce choix en question. Il rétablit, malgré tout, un déséquilibre ancien en défaveur de l’acte de Giulietta, un déséquilibre fâcheux et frustrant qui donne à la fin de l’opéra un goût amer d’inachèvement.
Par ailleurs, il est un peu surprenant que le chef ait emprunté cette direction plutôt rétrograde et conservatrice, dans un théâtre comme la Scala de Milan qui ne semble pas être un lieu d’expérimentation idéal. En effet, la rareté des productions qui y ont été présentées pourrait indiquer que Hoffmann ne figure pas au panthéon des œuvres appréciées par les Milanais et qu’il eut été sûrement bénéfique de leur faire une proposition plus novatrice.
La toute première fois, ce ne fut qu’en 1949 (avec Hilde Güden), puis en 1961 (avec Virginia Zeani (qui vient de nous quitter) et Nicola Rossi Lemeni). L’année 1995 verra arriver la production la plus notable, dans la version Oeser, où Neil Shicoff, Natalie Dessay, Samuel Ramey sont dirigés par Riccardo Chailly et Alfredo Arias. L’œuvre revient ensuite, en 2004, et en 2012, dans la mise en scène de Robert Carsen.

Si les choix musicologiques de Chaslin peuvent donc, paraître discutables, c’est son travail de chef qui attire ce soir notre attention, tant ce qu’il propose s’avère intéressant. Certes, par moments, l’interprétation retenue par l’Orchestre de la Scala, interpelle l’oreille par l’émergence plus prononcée qu’à l’accoutumée de certains instruments (les cuivres fréquemment, les roulements de tambour en fin d’acte d’Antonia, les cordes pendant pour l’air de Nicklausse à l’acte II).
Cependant, le plus déterminant de cette direction est d’avoir su porter les variations, voire les sauts d’ambiance qui rappellent, fort justement, qu’Offenbach était un maître avisé de la dynamique et que cela importe énormément dans le traitement de sa musique. Tantôt, Chaslin impulse de nombreuses accélérations comme pour relever des urgences à des instants clés. S’il s’avère parfois trop grandiloquent, cela ne l’empêche nullement de produire aussi un très beau tapis musical pour « la tourterelle » d’Antonia ou lors de la Barcarolle de l’acte III. Le sextuor de l’acte III est absolument admirable quand il impose une rythmique forte, mais non envahissante, sur laquelle les protagonistes, avec Hoffmann-Grigolo à leur tête, font preuve d’une merveilleuse et puissante harmonie d’ensemble.
Incontestable connaisseur des subtilités de cette musique, Chaslin s’attache ainsi, à conserver l’« esprit » d’Offenbach, cet esprit brillant et joueur présent dans ce chef-d’œuvre tardif comme il l’était dans les remarquables opéras bouffe ou opéras féerie qui le précédèrent.

Davide Livermore, une certaine idée du désordre qui ne fait pas nécessairement sens

Ces dernières années, Davide Livermore semble être le metteur à la scène à la mode en Italie. Il y a réalisé un nombre important de productions (Elisabetta, regina d’Inghilterra à Pesaro, Giovanna d’Arco à Rome…), certaines pour la Scala (Attila, Gioconda, Macbeth). À chaque fois, nous renouvelons le constat que cet artiste doit souffrir d’une phobie du vide ou du manque de mouvement, car il ne peut s’empêcher de peupler ses scènes de nombreux figurants entraînés, et ce, à tout bout de chant, dans une surenchère de gestes dont l’ensemble déconcerte plus souvent qu’il ne forme réellement cohérence.

Ainsi, d’emblée, la représentation de ces Contes fait-elle craindre le pire, car cohabitent déjà un double Hoffmann (qui se fait tirer dessus avant de se mettre à la machine à écrire), les trois futures héroïnes, un cercueil et un nain (double du Diable cette fois), des hommes en noir, une statue dont la tête est celle de la muse incarnée par Marina Viotti et l’on en oublie sûrement…
On retrouvera peu ou prou cette peuplade bigarrée, aux mouvements souvent superflus à l’acte III et au final. Par ailleurs, il y a de quoi être fréquemment agacé par des facilités (les selfies d’Hoffmann avec Olympia), des vulgarités dans la gestuelle des figurants ou des lieux communs comme cet Andrés / Cochenille / Frantz / Pitichinaccio transformé en travesti assez pathétique avec son éventail. Et s’il faut reconnaître que la citation, projetée, de Boris Vian est belle (“L’histoire est entièrement vraie puisque je l’ai imaginée d’un bout à l’autre. »), elle aurait, cependant, gagné à être reliée plus finement à l’opéra d’Offenbach.
Cela étant, certaines scènes sont rondement menées comme le duel de mots entre Lindorf et Hoffmann, duel qui finit en valse entre les deux personnages. Surtout et heureusement, même si l’on n’atteint à aucun moment des niveaux révolutionnaires de mise en scène, l’acte d’Olympia reprend une bonne idée, celle de la jeune femme maltraitée par son père et celui d’Antonia lui, est d’une sobriété certaine.
Enfin, Livermore a aussi le sens du spectaculaire lorsque le recouvrement du parterre par un immense voile pour figurer la lagune de Venise produit un effet réussi.
Il en ressort, une fois de plus (mais peut-être moins que les précédentes fois) que Livermore semble jeter des idées éparses sur une feuille blanche comme s’il appartenait alors au spectateur de faire le tri entre celles qui sont pertinentes et celles qui ne le sont pas… une curieuse conception de la mise en scène.

Une belle distribution menée par un Vittorio Grigolo superlatif

Le rôle n’est pas neuf pour Vittorio Grigolo et le ténor le reprend aujourd’hui avec une voix qui a considérablement évolué, et une prononciation désormais absolument irréprochable.
Que d’eau a passé sous les ponts depuis cet Hoffmann en compagnie d’Elena Mosuc à Zurich en 2014 ! Grigolo vise dorénavant des rôles plus lourds (Manrico, Don José, Cavalleria rusticana et Pagliacci, l’an prochain à Hambourg) mais il reste aussi fidèle à celui, épuisant, d’Hoffmann et l’on a envie de lui dire de le garder à son répertoire tant il enrichit encore subtilement ce personnage dans toute son ambiguïté.
La voix, somptueuse, a perdu en brillance ce qu’elle a gagné en profondeur. Les aigus (notamment les nombreux si bémol chez Hoffmann) sont aujourd’hui un peu émis en force. L’homme, lui, a appris, avec le temps, à maîtriser son tempérament volcanique.
Finalement, nous aboutissons là à un point d’équilibre proche de la perfection. Sa chanson de Kleinzach traduit la personnalité insouciante d’Hoffmann, sans jamais sacrifier l’interprétation au beau chant. Il sait ensuite, de temps à autre, appuyer sur des expressions (« Ah ! Laisse éclore ton âme », « Dieu puissant ») pour faire exister un personnage qui n’est pas toujours mis à l’avant de la scène.
Il incarne les différentes facettes d’Hoffmann lorsque, par exemple, il s’abandonne à l’idéal dans « Ah ! Vivre deux ! n’avoir qu’une même espérance » ou s’exalte, à l’acte III, dans « Amis, l’amour tendre et rêveur », avant de s’enflammer et d’apporter toute la passion et la beauté du chant dans « O Dieu ! de quelle ivresse… » ; il attaque le sextuor sur un timbre embruni de graves somptueux qui s’élèvent ensuite sans effort vers un registre aigu solide.
Enfin, à l’épilogue, la reprise totalement désabusée de Kleinzach est absolument admirable alors qu’il multiplie des sons disgracieux qui traduisent autant l’ébriété que la souffrance.

Ses partenaires ne se hissent, certes pas, au même niveau (c’est probablement à cela que l’on reconnaît une véritable Star !), mais la distribution est homogène, ce qui est une gageure dans un opéra qui exige tant de personnages principaux.

Le rôle est difficile et Luca Pisaroni n’est sûrement pas le Diable le plus spectaculaire qu’il nous ait été donné de voir ; il manque un peu de présence, voire de personnalité, et s’avère parfois trop effacé. S’il est indubitablement efficace dans « l’air des yeux » à l’acte d’Olympia, c’est celui d’Antonia qui lui convient le mieux et c’est là où il fait montre d’un très bel impact. Son « Scintille diamant » à l’acte III, un air dont avouons-le, l’efficacité dramatique est assez faible, est émis avec superbe.

Marina Viotti, une fois de plus, donne le meilleur d’elle-même dans un rôle qui lui va comme un gant. Elle surprend lorsqu’elle entame son air « Voyez-là sous son éventail » en mode « crooner » et en voix naturelle ; elle sait aussi jouer avec sa souplesse vocale lorsqu’elle imite Olympia, pour ensuite, dispenser un « Vois, sous l’archet frémissant » magnifiquement accompagné au violon, où l’on sent poindre la muse sous l’étudiant Nicklausse. La voix s’avère ainsi, à tous moments, d’une homogénéité remarquable du grave à l’aigu.
Du point de vue du jeu, l’on peut regretter qu’elle ne parvienne pas, toutefois à se défaire de ces poses un peu surjouées et pas nécessaires qu’ont souvent tendance à emprunter les chanteuses pour rappeler, par la gestuelle… qu’elles sont un jeune homme.
Redevenue muse tout en élégance, après un passage disons-le très abrupt du texte juste après la reprise de Kleinzach, alors qu’elle a la charge de clôturer le récit et la fin de l’opéra, elle insuffle une poésie qui, en contraste avec la battue finale de Chaslin, permet alors d’atterrir en douceur.

Eleonora Buratto, de son côté, propose, en tout début de son acte, une Antonia, véritable jeune fille sensible ; son air « Elle a fui, la tourterelle » est émis avec raffinement en usant d’aigus lumineux et de piani délicats. Face à un Hoffmann aveuglé par l’amour, elle démontre dans le duo qui parvient, à faire passer une fragilité, voire une inquiétude dans son personnage.
Même si, ensuite, elle est poussée dans ses retranchements, que le volume de la voix, parfois un peu insuffisant, l’oblige à forcer son émission, cela ne l’empêche nullement d’insuffler la passion de cette jeune fille qui veut chanter envers et contre tout. Totalement impliquée, n’éludant aucun aigu, elle se jette à corps perdu dans le trio vocal infernal avec sa mère et le Docteur Miracle et emporte alors l’admiration par son engagement avant de finir sur une fine note aiguë puis sur un trille final d’une perfection rare.

Dans le rôle d’Olympia, Federica Guida est la très belle surprise de la représentation. S’appuyant sur une voix moins cristalline, plus ronde qu’à l’accoutumée, sur une technique irréprochable et des trilles et aigus sans faille, elle donne une individualité inhabituelle et plus profonde à la poupée. Cela est d’autant plus appréciable que son personnage est l’un des mieux traités par Livermore qui insiste sur les souffrances de la jeune fille, tout en jouant comme un marionnettiste de son corps réduit à un assemblage de membres…

Francesca di Sauro, en Giulietta, de sa très belle voix, tient ardemment tête à l’Hoffmann de Grigolo. Cependant, privée des développements de l’acte III du fait de la version choisie par le chef, elle était inévitable qu’elle ne parvienne pas, toutefois, à atteindre ce mélange de personnalité forte et de piquant, qui est celui de la courtisane Giulietta. C’est aussi elle qui incarne la mère d’Antonia et elle se montre là d’une très forte présence dramatique dans ce moment clé, autre sommet musical de l’opéra.

Dans le rôle de Frantz, dans son air, François Piolino donne un beau moment de chant, mais se retrouve par trop limité par un personnage trop tiré vers la gaudriole travestie, plutôt que vers un comique réellement percutant. Yann Beuron, de son côté, se fait l’interprète raffiné de cette musique qu’il a beaucoup pratiquée et incarne un Spalanzani de luxe. Le Nathanaël de Nestor Galvan lui, est frappant dans son petit rôle. En revanche, la voix d’Alfonso Antoniozzi est un peu fatiguée et, de fait, il est décevant tant les rôles de Luther que de Crespel.

Alberto Malazzi dirige brillamment le chœur de la Scala de Milan qui se moule sans difficulté dans la rythmique imposée par Chaslin, que cela soit pendant la scène de la taverne ou celle de Venise. Il est vif lorsque la battue s’accélère et pèse de tout son poids dans le grandiose sextuor qui nous est offert.

Finalement, cette nouvelle production des Contes d’Hoffmann aura fait beaucoup discuter et réagir dans la péninsule. Elle s’avère, toutefois, être une très belle réussite, menée avant tout par l’Hoffmann exploré à l’extrême par un Vittorio Grigolo à l’insolence vocale rare et par l’ensemble de l’équipe, tous portés par la direction très « offenbachienne » de Fréderic Chaslin.

Visuels : © Brescia/Amisano – Teatro alla Scala

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Paul Fourier

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