Opéra
A Strasbourg, une Turandot contemporaine : de glace et d’image

A Strasbourg, une Turandot contemporaine : de glace et d’image

21 June 2023 | PAR Denis Peyrat

Pour sa dernière production de la saison, l’Opéra National du Rhin a choisi de présenter sur scène pour la première fois en France la version intégrale complétée par Franco Alfano après la mort de Puccini. Elle est servie musicalement par une équipe de chanteurs aux moyens vocaux impressionnants et par une mise en scène contemporaine d’Emmanuelle Bastet qui place l’image au cœur du sujet.

L’ultime opéra de Puccini, situé dans une Chine médiévale fantasmée, échappe rarement à un orientalisme de bon ton. Mais la metteuse en scène Emmanuelle Bastet a choisi de la rapprocher de l’actualité, en situant l’action dans une dictature contemporaine où l’image a un rôle prédominant, et en reliant l’histoire de Turandot à la thématique très actuelle de la domination masculine et des violences sexuelles.

Cette Chine moderne est régie par les écrans. Le mandarin est le présentateur télé d’un jeu mortel qui n’est pas évoquer Hunger Games : dans cette mégalopole envahie par les écrans publicitaires lumineux, le peuple avide de consommation suit sur ses smartphones les exécutions des prétendants de la princesse. Au dernier acte il se précipitera pour filmer le suicide de Liu afin de le diffuser sur les réseaux sociaux. Tel un sinistre Kim Jong-un blanc, l’empereur Altoum est ici un général en chef bardé de médailles devant lequel la foule et la jeunesses embrigadée parade en agitant des fanions rouges, et dont l’image omniprésente est multipliée à l’infini. Au premier acte c’est de l’image de Turandot, diffusée sur écran géant, que Calaf tombera immédiatement amoureux.

Loin des stéréotypes habituels, la princesse à la chevelure blonde en robe lamée semble une star hollywoodienne. Les décors de Tim Northam, aux parois mobiles évolutives vont progressivement s’épurer pour finalement se résumer à une boite blanche, symbole de l’enfermement de la princesse dans les contraintes et dans son isolement, au centre de laquelle trône un lit sur lequel viendra mourir Liu, et où Calaf lui arrachera un baiser forcé assimilable à un viol.

Pour incarner la redoutable Turandot, l’Opéra National de Rhin a fait appel à Elisabeth Teige,  qui s’est illustrée brillamment en Senta, ainsi qu’en Gutrune et Freia à l’été 2022 à Bayreuth, où elle interprètera également cette année Elisabeth dans Tannhauser. Force est de reconnaitre que, comme sa compatriote Lise Davidsen, la soprano norvégienne est dotée de moyens vocaux impressionnants qui en font d’emblée une des grandes Turandot actuelles. Sa puissance vocale n’a d’égale que la facilité de son émission et l’homogénéité de son timbre d’acier, capable néanmoins d’une grande souplesse. Rarement le cri de l’ancêtre de Turandot dans “In questa reggia” n’aura été émis avec une aussi déconcertante efficacité qui cloue sur place le public. La chanteuse fait preuve également de remarquables talents d’actrice en campant une princesse impérieuse dans sa folie meurtrière, mais également vulnérable et remplie de doute face à l’amour.    

Le prince inconnu capable d’infléchir l’implacable princesse de glace est interprété par Arturo Chacón-Cruz, qui fait à Strasbourg ses débuts dans ce rôle. Le ténor mexicain fait preuve d’une remarquable vaillance et d’un engagement certain, composant un Calaf passionné et dévoré par son désir. La voix est large et l’aigu facile et vaillant, même dans la redoutable scène des énigmes où il tient tête brillamment au déluge vocal dispensé par sa partenaire. 

Face à une Turandot de glace et d’image, Adriana Gonzalez incarne un Liu toute de sensibilité et de délicatesse, que l’amour pour le sourire de Calaf et la dévotion pour Timour, le père de celui-ci, vont conduire au sacrifice ultime. La soprano guatémaltèque, que l’on retrouvera dans ce rôle sur la scène de l’Opera Bastille en novembre dans la mise en scène de Bob Wilson, possède un timbre moelleux et charnu et distille d’ineffables pianissimi, avec une magnifique maitrise du souffle dans l’aigu. Son interprétation sensible de “Signore ascolta” campe d’emblée le personnage et son “Tu che di gel sei cinta” très émouvant lui attire l’affection du public strasbourgeois qui lui accordera un triomphe mérité aux saluts finaux. Sans vraiment démériter, le Timur de Mischa Schelomianski n’a pas tout à fait la profondeur du rôle, et est quelque peu en retrait.

Le reste de la distribution est d’un excellent niveau, avec notamment Alessio Arduini, Gregory Bonfatti et Eric Huchet qui composent un trio de ministres Ping, Pang, Pong très réussi. Transformés en bureaucrates apparaissant sur leurs trottinettes électriques, vissés sur leurs téléphones et leurs tablettes, ils sont les serviteurs zélés de ce gouvernement focalisé sur les exécutions de princes étrangers. Ils demeurent néanmoins nostalgiques de la calme vie rurale qu’ils évoquent avec regret au 2eme acte lors de leur trio “Ho una casa nell’Honan”, où ils s’adonnent à la calligraphie traditionnelle. C’est aussi l’occasion d’une scène très poétique où ils jouent avec un voile légér volant dans les airs qui les éloigne un moment de leur pesante tâche. Le jeune baryton russe Andrei Maksimov, récemment intégré à l’Opéra Studio de l’ONR fait belle impression en Mandarin. Le ténor argentin Raul Gimenez, vétéran des scènes lyriques est un Altoum d’une belle autorité, et les rôles épisodiques bien tenus par les membres du chœur Nicolas Kuhn, Clemence Baïz et Nathalie Gaudefroy.

Cette production est l’occasion de découvrir pour la première fois sur scène en France la version complète du dernier acte terminée par Franco Alfano suite à la mort de Puccini, et dont une très grande partie du finale avait été écourtée selon les volontés d’Arturo Toscanini depuis la création posthume en 1926. On a pu l’entendre récemment dans l’enregistrement réalisé par Antonio Pappano avec Sondra Radvanovsky et Jonas Kaufmann. Composée par son élève à partir des notes laissées par le compositeur, elle n’offre pas beaucoup de nouvelles mélodies car elle reprend essentiellement les thèmes précédents notamment ceux de “Nessun dorma”, mais elle a l’avantage de permettre une meilleure compréhension du revirement sentimental de Turandot.

Bien défendue par l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg, dont l’effectif déborde largement la fosse, la partition bénéficie de la baguette attentive de Domingo Hindoyan, qui sait en retranscrire les subtilités et maintenir les équilibres avec le plateau.  Important personnage au coeur de l’action, les choeurs regroupent les forces du Chœur de l’Opéra National du Rhin dirigé par Hendrik Haas, et du Chœur de l’Opéra de Dijon préparé pour sa part par Anass Ismat. Avec la Maîtrise de l’Opéra National du Rhin, dirigée par Luciano Bibiloni, ils sont un maillon essentiel de l’action tout au long de l’œuvre et reçoivent du public une ovation méritée.

Cette production de Turandot est jouée à Strasbourg jusqu’au 20 juin, puis à La Filature de Mulhouse les 2 et 4 juillet. Elle sera également reprise à l’Opéra de Dijon du 31 janvier au 4 février 2024.

Crédit photos : ONR / Klara Beck

Les bons coeurs triomphent de la mauvaise fortune dans La Bohème au TCE
Roméo et Juliette sauvé par les chanteurs à l’Opéra Bastille
Denis Peyrat
Ingénieur exerçant dans le domaine de l'énergie, Denis est passionné d'opéra et fréquente les salles de concert depuis le collège. Dès l'âge de 11 ans il pratique également le chant dans diverses formations chorales, en autodidacte mais avec une expérience qui lui permet à présent de faire partie d'un grand chœur symphonique parisien. Il écrit sur l'opéra et la musique classique principalement. Instagram @denis_p_paris Twitter @PeyratDenis

Publier un commentaire

Votre adresse email ne sera pas publiée.

Your email address will not be published. Required fields are marked *


Soutenez Toute La Culture
Registration