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L’OPS et Aziz Shokhakimov livrent une éclatante Symphonie n°3 de Mahler à la Philharmonie de Paris

L’OPS et Aziz Shokhakimov livrent une éclatante Symphonie n°3 de Mahler à la Philharmonie de Paris

27 January 2023 | PAR Hannah Starman

Devant une salle comble, ce 20 janvier 2023, l’Orchestre philharmonique de Strasbourg sous la baguette d’Aziz Shokhakimov, réalise une Troisième de Mahler sans pathos, avec intelligence, intensité et finesse. Une fois de plus, l’OPS a démontré son excellence, sa remarquable cohésion, la clarté de sa lecture et son engagement sans faille. D’autre part, le chef d’orchestre Aziz Shokhakimov et la mezzo-soprano Anna Kissjudit s’imposent incontestablement comme jeunes talents à suivre dans la décennie à venir.  

Un jeune prodige à la tête d’un orchestre historique

Directeur musical et artistique de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg depuis 2021, le jeune chef d’orchestre ouzbek, Aziz Shokhakimov, fait irruption sur la scène musicale internationale en 2010, lorsqu’il remporte, à seulement 21 ans, la deuxième place au Concours international de direction d’orchestre Gustav Mahler à Bamberg, suivi du prestigieux Prix Herbert von Karajan des jeunes conducteurs au Festival de Salzbourg en 2016. 

Né en 1988 à Tachkent, d’un père clarinettiste de jazz et d’une mère chanteuse, Aziz Shokhakimov est un enfant prodige au parcours fulgurant. Il entre à l’âge de 6 ans au Conservatoire de musique d’Uspenski pour enfants doués. Il y étudie le violon, l’alto et la direction d’orchestre. Bercé par la musique folk et fort d’une solide éducation musicale, le jeune Shokhakimov se lance dans le chant à 11 ans, mais doit s’interrompre quand sa voix commence à muer. Il s’oriente alors vers la direction et devient, à 13 ans, chef assistant de l’Orchestre symphonique d’Ouzbékistan et cinq ans plus tard, son chef principal. Il dirige son premier opéra, Carmen, à 14 ans à l’opéra national d’Ouzbékistan et intègre l’Opéra du Rhin de Düsseldorf à 26 ans.

Aziz Shokhakimov déploie une assurance aisée sur scène et sa complicité avec l’orchestre est palpable. Son sourire radieux, son geste dynamique, ses mouvements dansants sur le pupitre, et sa tignasse noire lui donnent, certes, un aspect jeune et débordant d’énergie aussi ambitieuse que généreuse, mais son côté “bête de scène” ne doit pas nous faire oublier la rigueur de sa formation, le sérieux de son approche et l’intelligence de son empreinte personnelle. Sa capacité à diriger un vaste répertoire avec une autorité naturelle n’est plus à démontrer et derrière sa flamboyance on sent une grande maturité musicale, imprégnée de sensibilité et d’humilité. Questionné sur le coup de cœur de sa programmation 2022-23, Shokhakimov exprime “une tendresse toute particulière pour la Symphonie n°3 de Mahler” et décrit sa première direction, en janvier 2023, comme “la réalisation d’un rêve d’adolescent.”

Un titanesque hymne à la nature

Classée parmi les dix symphonies les plus appréciées par les 151 plus grands chefs d’orchestre interrogés, selon la fameuse enquête de BBC Music Magazine de 2016, la Symphonie n°3 en ré mineur est une œuvre gigantesque et difficile à rendre sur le plan orchestral. La plus longue symphonie dans le répertoire standard, la Troisième de Mahler mobilise un large orchestre (l’OPS en ensemble complet s’est doté de plusieurs instrumentalistes supplémentaires pour l’occasion), un chœur de femmes, un chœur d’enfants et une mezzo-soprano. Le premier mouvement dure une trentaine de minutes et il est suivi de cinq autres mouvements d’environ 60 à 70 minutes. Au milieu de la symphonie il faut gérer l’entrée de la soliste et celle des chœurs et faire fusionner le tout avec l’interprétation orchestrale.

Gustav Mahler esquisse le premier jet de la Symphonie n°3 en été 1894 dans son chalet à Steinbach et termine la partition deux étés plus tard. Il dirigera sa première performance le 9 juin 1902 à Krefeld, en Allemagne. Écrivant à sa maîtresse du moment, la chanteuse lyrique Anna von Mildenburg, Mahler dévoile son ambition pour sa Troisième : “Ma Symphonie sera quelque chose que le monde n’a encore jamais entendu ! Toute la nature y trouve une voix pour narrer quelque chose de profondément mystérieux, quelque chose que l’on ne pressent peut-être qu’en rêve !” Mahler articule les six mouvements de sa Troisième autour des thèmes qui interrogent la place de l’homme dans le cosmos: la création du monde (Kräftig. Entschieden), la végétation (Tempo di Menuetto Sehr mässig), le règne animal (Comodo (Scherzando) Ohne Hast), l’homme (Sehr langsam—Misterioso), les anges (Lustig im Tempo und keck im Ausdruck ) et l’amour (Langsam—Ruhevoll—Empfunden).

Une interprétation juste, puissante et équilibrée

La symphonie ouvre avec un fortissimo de huit cors qui citent le final de la Première symphonie de Brahms avant de se muer dans une marche funèbre qui introduit, peu à peu, des fragments d’idées thématiques, tel un monde en voie de création. Des appels sombres des trompettes et des cors, ponctués par des envolées des cordes et évoquant ces premiers balbutiements de vie, se poursuivent dans une section rythmique de percussions. Un ravissant solo de violon introduit brièvement une allégresse printanière avant le retour du rythme de la marche et un superbe solo de trombone, grave et solennel, qui évoque l’éveil et l’essor de la vie émergeant du chaos primordial. L’ambiance change de nouveau avec les trilles des hautbois qui ne sont pas sans rappeler le passage des contrebandiers à travers la montagne dans Carmen.

La valse qui suit est joyeuse et puissante. Shokhakimov au pupitre danse au rythme des cuivres et des cordes parfaitement équilibrées qui aboutit dans une déferlante d’appels des cuivres et des percussions. L’ambiance revêt pour une deuxième fois des couleurs printanières avec un délicieux solo de violon et des piccolos évoquant les piaillements d’oiseaux. Différents pupitres entrent les uns après les autres pour créer une atmosphère de salle de bal où les couples entament la soirée par une valse de salon bien sage, pour la finir, chignons défaits et corsets délacés, avec un boogie-woogie effréné, avant de se faire rappeler à l’ordre par un ensemble de cors majestueux. Après un passage plus austère, les pupitres se mettent de nouveau en marche et Shokhakimov, en totale symbiose avec l’orchestre, qui répond à sa baguette comme un seul homme, danse, cette fois-ci pour de vrai.

Défiant la coutume, le public applaudit vigoureusement dès la fin du premier mouvement et le chef, tourné vers la salle, gracieux et souriant, attend que les ayatollahs de la tradition réprimandent leurs voisins réfractaires afin qu’il puisse continuer.

La deuxième partie de la Troisième de Mahler démarre très délicatement avec un solo de hautbois accompagné d’un pizzicato tout aérien. L’ambiance est champêtre et légère. Les pupitres sollicités, notamment les cordes, évoquent le foisonnement des fleurs qui exalte les sens, le vent qui caresse le visage, les fragrances d’été, le jeu insouciant d’enfants. Shokhakimov maîtrise remarquablement le temps et crée dans ce deuxième mouvement un univers mystérieux et enjoué, rempli de lutins et de fées espiègles. Ses gestes sont souples et précis et son immersion dans la musique entière. Quand les applaudissements éclatent de nouveau, accompagnés de “chuts !” impatients et sévères, on voit Shokhakimov échanger les regards complices avec les musiciens avant de poursuivre.

Initialement intitulé “Ce que me content les animaux de la forêt”, le troisième mouvement ouvre avec une petite mélodie ironique, portée par le piccolo accompagné de pizzicato et évolue dans une représentation du règne animal. Inspiré par un lied de jeunesse, Ablösung im Sommer, le scherzo fait défiler une série de petits tableaux de la vie animale dans la forêt, cris d’oiseaux et scènes de chasse. Au milieu du mouvement, les développements ralentissent et les cordes éthérées créent une ambiance lumineuse et brumeuse, percée par un long et délicat solo de cor de postillon, caché en coulisse. Une dance frénétique, interrompue par un solennel appel de cor, conclut, abruptement, le troisième mouvement. L’entrée de la mezzo-soprano déclenche une nouvelle salve d’applaudissements et les musiciens profitent de la distraction pour réaccorder leurs instruments avant de plonger dans l’univers ténébreux de Nietzsche.

La révélation Anna Kissjudit 

Le quatrième mouvement, lent et mystérieux, introduit la voix. Ce sera la jeune mezzo-soprano hongroise de 26 ans, Anna Kissjudit, qui évoquera l’apparition de la vie humaine avec le chant de Zarathoustra, “O Mensch ! Gibt Acht ! [“Ô homme, prends garde !”]. Légèrement tendue au début, la magnifique voix d’Anna Kissjudit s’ouvre rapidement et déploie son timbre riche et ample en excellent équilibre avec l’orchestre. Anna Kissjudit évoque la profondeur et l’éternité de l’univers, sa souffrance et ses joies, avec précision et gravité sur toute la tessiture et, pour ne rien gâcher, dans un allemand parfait. Le bref cinquième mouvement, initialement intitulé “Ce que me content les anges,” ouvre avec le chœur d’enfants qui imitent le son de cloches Bimm, bamm, accompagnés de vrais cloches. Un chœur de femmes et la soliste chantent un lied de Des Knaben Wunderhorn [Le Cor enchanté de l’enfant]. Shokhakimov maîtrise admirablement la configuration de trois ensembles intervenants (les chœurs occupent les cinq premiers rangs de la galerie au-dessus de l’orchestre) et l’acoustique généreuse de la Salle Boulez pour nous livrer un son pondéré et juste.

Une fois de plus, les applaudissements viennent perturber l’ambiance de recueillement installée pour débuter le dernier mouvement. Indulgent et affable, Shokhakimov attend patiemment de pouvoir poursuivre. Le public avisé ne se fait plus aucune illusion sur l’issue de la Troisième d’Aziz Shokhakimov à la Philharmonie de Paris : les 20 secondes de silence révérenciel après le final majestueux de la Troisième, que le public suisse a accordé à Claudio Abbado à Lucerne en 2007, ne se reproduiront pas ce soir.   

“Ce que l’amour me conte…”

Le dernier mouvement de la Troisième est dédié à l’amour divin. Uniquement instrumental et exceptionnellement long (25 minutes), cet ample adagio ouvre avec une chorale de cordes solennelle qui reprend les thèmes du Quatuor n 16 de Beethoven et de la marche funèbre de sa Troisième symphonie (Eroïca). L’ascension est très lente et progressivement les autres pupitres se joindront aux cordes avant d’atteindre le premier point culminant, resté sans résolution. Avant le lent crescendo vers le finale, Mahler cite une autre œuvre de rédemption, Parsifal de Wagner. La musique se déploie et se fracasse, gardant les traces de l’angoisse traversée par les chutes successives, jusqu’à la montée finale d’une splendeur sans égale. Pour éviter une apothéose vulgaire et assourdissante, Mahler donne des indications claires sur la dernière page de sa monumentale partition. Les martèlements des timbales doivent être réalisés, “non pas avec une force brute, mais avec une sonorité ample, noble.” Les cordes et les hautbois jouent fortissimo, les cuivres forte. Le passage final de la Troisième doit offrir une résolution complète et satisfaisante de toutes les tensions et angoisses qui s’étaient accumulées depuis le début et donner corps aux “grisantes mais cruelles leçons de l’amour.”

Inévitablement, sans même attendre la fin de la dernière mesure, le public pousse des cris de triomphe. Le jeune chef plein d’avenir embrasse la partition, fait le baisemain à la mezzo-soprano, présente tous les musiciens et souffle des baisers aux spectateurs. La communion avec son public, sincère et attachant, quoi que ignorant du protocole, est achevée. Richard Wagner, qui a interdit les applaudissements à Bayreuth, se retourne peut-être dans sa tombe, mais la magie de Gustav Mahler a irrévocablement opéré ce soir à la Philharmonie de Paris. 

Visuels : © Nicolas Roses

 

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