Opéra
Une Daphné enneigée sur fond de fin du monde au Staatsoper de Berlin

Une Daphné enneigée sur fond de fin du monde au Staatsoper de Berlin

07 March 2023 | PAR Paul Fourier

Romeo Castellucci offre un spectacle visuellement magnifique qui identifie Daphné à l’image d’une nature qui disparaît pendant la fin d’un monde. La distribution, menée par une stupéfiante Vera-Lotte Boecker, et la direction de Thomas Guggeis sont de très haut niveau.

Lorsqu’en 1935, l’idée de mettre en musique le mythe de Daphné, Richard Strauss a ses grands chefs d’œuvre derrière lui. Il en restera un (et non des moindres) : Capriccio, sera créé à Munich en pleine seconde guerre mondiale. Malgré la grande expérience du compositeur, la genèse de Daphné n’est pourtant pas des plus simples pour l’écriture du livret. Strauss n’étant pas complètement satisfait du travail de Joseph Gregor, il fait appel à Stefan Zweig pour le retravailler, mais celui-ci n’apparaîtra finalement pas à l’affiche… parce qu’il est juif.

Théoriquement, le propos se situe dans un univers onirique, un lieu de rencontre des dieux et des humains, lors des fêtes en l’honneur de Dionysos pendant lesquelles Daphné se retrouve convoitée par Leucippe et par Apollon.
Daphné est une créature en connexion avec la nature (plus même, semble-t-il qu’avec les hommes) ; Romeo Castellucci assimile ce lien à une certaine forme de dystopie.
Alors que, sur la scène de Staatsoper, d’inquiétantes fumées noires s’élèvent en fond de scène, la nature semble emportée dans une sorte d’hiver sans fin, et quoique l’action soit censée se dérouler au printemps, la neige tombe de manière quasi ininterrompue durant la représentation. Quelques débris de temples émergent de cet environnement désolé et un arbre, dépouillé, fragile, fait de la résistance. Le reste a disparu et l’arbre reste le dernier lien entre Daphné et la nature ; cet arbre, elle l’embrasse et le vénère comme s’il était le dernier survivant d’un monde saisi par un hiver glaciaire.
Le message de Castellucci paraît ainsi clair ; ce monde qui nous est présenté pourrait être le point d’aboutissement du nôtre dont l’avenir s’obscurcit chaque jour.
L’apparition de la couverture du poème The Waste land de T.S. Eliot fait la jonction avec la Sibylle de Cumes qui, quand elle demanda une forme de vie éternelle à Phébus, omit de compléter ce souhait de rester jeune à jamais. Ainsi, comme le corps de la Sibylle, notre planète pourrait-elle pourrir petit à petit et devenir stérile.
Dans la mise en scène, Daphné, elle, brave les éléments et se dévêt, comme si elle était résolue à accompagner l’arbre dans la mort lorsque son heure sera arrivée. Dans l’histoire, Zeus, finalement, la transforme en laurier. Ici, elle va se confondre avec l’arbre et disparaître avec lui.
Dans cet univers dévasté, le combat de deux hommes (l’un fut-il un Dieu !) pour conquérir le cœur de la belle, apparaît comme bien futile. Même lorsque Leucippe meurt, Daphné s’en désespère mais semble rester plus préoccupée par le sort de l’arbre, désormais déraciné. Après que la neige ait déjà englouti Leucippe, elle choisira de disparaître dans un tombeau ; une disparition qui s’accorde, par ailleurs, parfaitement, avec la conclusion purement orchestrale choisie par Richard Strauss.

Si le blanc de la neige submerge la scène, Castellucci fait superbement varier les éclairages pour figurer les différentes étapes par lesquelles passent les personnages et l’on doit avouer que, visuellement, l’effet obtenu est absolument saisissant.

À la tête de la Staatskapelle de Berlin, Thomas Guggeis rend singulièrement justice à cet opéra quasiment « de chambre » en associant, sans jamais forcer son geste, une direction assez sèche à la mise en scène. Il fait néanmoins émerger les subtilités orchestrales de Strauss et soigne notamment, la mélodie récurrente du cor anglais.

Vera-Lotte Boecker est indéniablement la maîtresse du plateau. Aux antipodes d’une Renée Fleming (dans l’enregistrement avec Semyon Bychkov), elle apporte, sans artifices, une forme de jeunesse et d’exaltation dramatique et fatale qui s’accorde avec le rôle – presque militant – que lui fait tenir Castellucci. La projection de la soprano est magnifique et son registre médium fourni, tout comme la puissance de ses aigus, font d’elle une Daphné vraiment idéale.

Face à elle, ses deux prétendants apparaissent aussi semblables dans leur attitude, que complémentaires par leur chant, qui évolue pourtant dans des tessitures proches.
Dans le rôle de Leucippe, Linard Vrielink semble plus fragile (et se retrouve parfois un peu distancé par l’orchestre et par Daphné). Il trouve, néanmoins, parfaitement sa place dans ce rôle de jeune homme délicat et passionné. Pavel Cernoch, lui, impressionne plus ; c’est lui qui incarne Apollon, le Dieu qui va dénouer l’action, dans un sens dramatique pour des raisons amoureuses. La voix est solide mais et il sait aussi apporter une véritable ambiguïté au personnage.

En Gaea, la mère de Daphné, Anna Kissjudit, impressionne par sa voix chaude et sonore de mezzo-soprano, alors que René Pape, une fois de plus souverain dans le rôle de Peneios, habite immédiatement la scène dès qu’il y paraît sur scène.

Par ailleurs, les seconds rôles et les membres du Staatsopernchor (dirigé par Martin Wright) dans leurs anoraks, accompagnent, de très belle façon les protagonistes.

Indéniablement, alors que nous nous retrouvons enfermés près de deux heures, dans un univers aussi superbe qu’inquiétant, les images de Romeo Castellucci et la Daphné exceptionnelle de Vera-Lotte Boecker font de cette nouvelle création de l’opéra de Strauss, une soirée d’opéra qui réussit à emporter le public dans une dimension quasi ésotérique.

Visuels : © Monika Rittershaus

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Paul Fourier

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