Opéra
Salomé de Strauss, un spectacle hypnotique à la Scala de Milan

Salomé de Strauss, un spectacle hypnotique à la Scala de Milan

03 February 2023 | PAR Paul Fourier

Damiano Michieletto, avec ce spectacle fascinant, signe l’une de ses plus belles réalisations. La représentation est portée par des artistes extraordinairement investis, sous la baguette experte d’Axel Kober.

Salomé est une œuvre folle ! En continuité totale avec la nouvelle d’Oscar Wilde (dont elle reprend intégralement le texte), elle est de celles dont la violence propre est inaltérable, indépendamment même du cadre dans lequel on la place. Choc absolu, avec Le sacre du printemps, elle incarne, pour certains, la véritable entrée dans le XXe siècle artistique. Intrinsèquement, elle porte en elle, le scandale. De temps à autre, certaines productions tentent même d’actualiser ce scandale en l’illustrant à l’extrême, comme ce fut le cas avec celle de Lydia Steier à Paris. Celle de Damiano Michieletto atteint là, des sommets.

Une relecture envoutante

Au début du spectacle, Michieletto nous rappelle la filiation de Salomé, une filiation qui ici va éclairer ses actes. Salomé est fille d’Hérode Boëthos (ou Hérode Philippus) et d’Hérodias. Cette dernière s’est remariée avec le frère d’Hérode Philippus, Hérode Antipas. Cette mésalliance rapproche ainsi la jeune Princesse d’Elektra et d’Hamlet, à une différence notable près, c’est que son beau-père entretient, à son égard, un désir sexuel ; un désir qui remonte très loin, car le metteur en scène fait vite apparaître une jeune fille, une jeune Salomé que l’on imagine avoir été violée par son beau-père.

Une saleté bourgeoise cachée et révélée

La mise en scène se déroule dans un espace blanc, propre, « bourgeois ». Les membres de la cour d’Hérode évoluent en smoking ou en robe de soirée. Narraboth avec son petit pull sans manche, ressemble à un employé du Roi.
La Princesse doit trouver une voie pour fuir sa situation. Pour y parvenir, elle s’en va explorer les mystères et tenter de toucher au Sacré ; elle veut voir un prophète. La pièce change alors de configuration. Du plancher, émerge un espace de terre sur lequel un Jochanaan en guenilles lance des imprécations, de mystérieux anges aux yeux bandés apparaissent ; du plafond, descend une lune noire.
Ce prophète va nu-pieds (que tout, dans l’apparence oppose à la troupe fardée d’Hérode), ce prophète qui semble évoluer dans un espace différent, rappelle alors à Salomé ses origines souillées, les turpitudes d’Hérodias. Jochanaan est le révélateur de l’horreur. Il lui tend une poupée pour lui remémorer son enfance violée. Les anges versent du sang sur un jeune mouton mort, le sang du sacrifice, le sang de la défloration.
Puis, creusant dans la terre, Jochanaan fait apparaître la tombe du père de Salomé, ce père qui aurait pu la protéger mais a été trahi par sa mère.

Salomé se trouve ainsi confrontée à la révélation, à la prise de conscience ; après son dialogue (imaginaire ?) avec Jochanaan, elle prend confiance, ose jouer de la lune noire pour menacer le couple Hérodias / Hérode. Puis, en un magnifique point de bascule, elle renvoie cette lune d’où elle vient, car elle semble désormais disposer des clés nécessaires pour concevoir sa vengeance et faire exploser le monde honni de son beau-père et de sa mère.
D’une certaine façon, alors, Michieletto rejoint Steier. C’est, certes, plus « stylisé », mais le propos n’en est pas moins violent. Alors que l’on a vu Hérode s’attaquer à la toute jeune Salomé, ce dernier se masque et se démultiplie ; il incarne plus que lui-même, peut-être toute l’abjection des hommes, et, une fois encore, la danse des sept voiles prend la forme d’un viol collectif.

La magnifique chorégraphie de Thomas Wilhem voit la Princesse revêtir une robe stylisée, ensanglantée, qui rejoint vite la lune noire dans les cintres. L’intérieur du cube est de plus en plus dévasté ; en arrière-plan, la jeune Salomé a tué Hérode ; et, alors, ce n’est pas alors une tête coupée qui nous apparait, mais celle d’un Saint illuminée de rayons de soleil, illustration du tableau « L’apparition » de Gustave Moreau.

Salomé saisit alors un crâne (probablement celui de son père), boit le sang du Christ. Elle a vaincu le mal et rejoint le sacré. Couverte de ce sang, elle est enfin libérée.

Un spectacle visuellement stupéfiant !

La réalisation de Michieletto est aussi envoûtante grâce à sa force de frappe visuelle, ce plateau qui monte des entrailles de la terre, cette gigantesque lune noire qui semble pouvoir vous agresser, ces anges aux ailes noires, cet Hérode masqué et démultiplié lors de la danse des sept voiles, cette tête stylisée de Saint…
Il est difficile de lister les idées de génie qui ponctuent le spectacle tant elles arrivent à signifier la désagrégation d’une société propre de l’extérieur et pourrie de l’intérieur, progressivement envahie par la terre tandis que la souillure enfouie des personnages infeste le plateau en même temps que se manifeste le chaos. À la fin, Salomé rejoint son père dans les entrailles de la Terre et nous, le public, sommes littéralement sous le choc de la puissance déversée par le spectacle.

Une distribution investie corps et âme

Covid oblige, la production avait été présentée sans public et retransmise sur la RAI (la vidéo, encore disponible, sur YouTube est à regarder ici) avec une distribution éblouissante. Celle de la reprise de 2023 ne l’est pas moins.

Après Elena Stikhina qui a créé cette production, c’est Vida Mikneviciute qui se saisit du rôle de la Princesse Salomé. Et, sans surprise, elle y est exceptionnelle ! Certes, la voix est moins ronde que celle de sa collègue, ses aigus ne sont pas aussi tranchants, mais elle est plus abrupte et, avec sa silhouette filiforme et son extraordinaire force physique (quelle performance dans la danse des sept voiles !), elle apporte une forme de quintessence, de force dramatique brute. Un mot peut sûrement résumer la puissance de Mikneviciute, c’est le mot Tetrarch avec lequel elle sait traduire tout son mépris.

Particulièrement mis en valeur dans cette production, le personnage de Jochanaan est incarné, cette fois, par Tomasz Konieczny. Il y est lui remarquable, y montre une superbe autorité naturelle ; sa voix de bronze, souveraine, présente un magnifique contraste avec celle de Mikneviciute.

Wolfgang Ablinger-Sperrhacke est incarne un Hérode absolument répugnant… quoiqu’en complet veston. Ne reculant pas devant les dissonances, il apporte les accents malfaisants du personnage. Linda Watson, elle, apparaît affublée d’une robe pesante et si son Hérodias, sorte de matrone bourgeoise, évite les intonations vulgaires que l’on peut entendre chez d’autres interprètes, elle parvient à incarner la dualité d’une mère, mais d’une mère coupable qui a abandonné sa fille aux mains d’un monstre.

Le Narraboth de Sebastian Kohlhepp est pitoyable à souhait. Le page (devenue ici la nourrice de Salomé), incarné par une Lioba Braun, est superbe dans le rôle de mère de substitution. Et l’ensemble des seconds rôles est tout aussi exemplaire.

Avec Salomé, l’Orchestre de la Scala de Milan n’est certes, pas là, dans sa zone de confort. Mais, après Riccardo Chailly (en 2021), le chef allemand Axel Kober, traduit toute l’âpreté de la partition, en accord total avec ce qui se déroule sur scène et à la Salomé extrême de Vida Mikneviciute. L’orchestre démontre, une fois de plus, son excellence en déployant des couleurs somptueuses et inquiétantes à la fois.

On peut parfois penser que l’on a fait le tour d’une œuvre, même si avec un chef-d’œuvre, tel que Salomé, cela paraît difficile. Eh bien, force est d’avouer que l’on sort de cette production de la Scala essorés, abasourdis, et qu’il n’est pas de mots pour traduire le choc qu’elle représente.

Visuels : © Brescia e Amisano / Teatro alla Scala

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