Florian Sempey et Pene Pati, les favoris de La Favorite à Bordeaux
Le Grand-Théâtre de Bordeaux a eu la bonne idée d’importer l’une des dernières productions du festival Donizetti de Bergame, La Favorite de Gaetano Donizetti, dans son édition critique intégrale, mise en scène par Valentina Carrasco. Malgré un plateau inégal, le public n’a pas boudé son plaisir lors de la première le 4 mars et a fait un triomphe aux deux favoris, habitués du Grand-Théâtre bordelais, Florian Sempey et Pene Pati.
Paris vaut bien une messe
Quel plaisir de voir que monter la version française de La Favorite, après un siècle ou presque de domination sans partage de la version italienne, est devenu la règle aujourd’hui, même hors de France, de Madrid (2017) et Barcelone (2018) jusqu’à Bergame (2022) ! Donizetti cherchait à l’époque la consécration que seule une suite de triomphes parisiens pouvait offrir à un compositeur, quel qu’il soit. L’œuvre, créée en français à Paris en 1840, après bien des vicissitudes, recycle des compositions antérieures du maître de Bergame, dont l’obscur Adélaïde (1834, inachevé) et surtout L’Ange de Nisida (1839) recréé justement en 2019 dans la cité lombarde (après Londres en 2018), avec Florian Sempey d’ailleurs. Et il est si rare de voir La Favorite en version intégrale qu’on loue l’idée de Marc Minkowski, ancien directeur de l’institution, d’importer la production bergamasque, qui utilise la nouvelle édition critique de Rebecca Harris-Warrick, incluant le ballet et une cabalette coupée lors de la création, car jugée trop anticléricale. D’ailleurs la religion est omniprésente dans l’œuvre : Fernand oscille entre l’ambition politico-militaire et la retraite religieuse, et le pouvoir de l’Église, représentée par Balthazar (bulle papale en main dans le finale de l’acte deux) est au cœur de l’intrigue, dans la mesure où c’est lui qui tente d’empêcher le divorce qu’Alphonse entreprend dans le but d’épouser Léonor, son implication s’étendant de façon privée envers Fernand autant que de façon politique et publique envers Alphonse.
Florian Sempey, Annalisa Stroppa, Vincent Le Texier
# Mee too sur l’île de León
L’ancienne collaboratrice de la Fura dels Baus, Valentina Carrasco, a beaucoup réfléchi à la conception de cette mise en scène : c’est sensible dans le programme de salle qui inclut une interview de la metteuse en scène argentine. Celle-ci s’est posé la question de l’intégration du ballet à l’économie musicale et dramaturgique de l’œuvre, comme celle concernant la logique de la succession des arias. Quoi qu’il en soit, l’idée maîtresse de Carrasco est d’axer sa mise en scène sur la dénonciation de la violence faite aux femmes au travers du sort des favorites vite reléguées dans des sortes de gynécées quand elles n’avaient plus l’heur de plaire au potentat qui avait un temps jeté son dévolu sur elles. C’est pourquoi elle a pensé à intégrer au spectacle des femmes âgées, bergamasques en 2022, ici issues de la région bordelaise, et étrangères au monde du spectacle, pour dénoncer lors du ballet la relégation dont les anciennes favorites faisaient l’objet, comme les femmes d’âge très mûr aujourd’hui deviennent invisibles dans notre société. Apparaissant à plusieurs reprises au cours de la représentation, ces femmes âgées sont comme des memento mori, qui soulèvent la question du devenir de Léonor et de toutes celles qui l’ont précédée et de celles qui lui succéderont. Au cours du ballet, elles se transforment en avatars de Carmen lors du « pas des Six » hispanisant, et lors du finale « des esclaves maures » où elles font de leurs éventails des épées, finissant par se jeter sur le roi, le tatouant de rouge à lèvres et manquant de le lyncher enfin. Seule Léonor les défend ensuite, quand de jeunes filles se moquent d’elles et les mettent à terre. On gagne en acuité dramatique ce que l’on perd en qualité rythmique.
On ne peut nier que l’idée soit au cœur de l’ouvrage, et la metteuse en scène argentine a sans doute raison de justifier son angle d’attaque entre autres par le fait que Donizetti ait choisi un titre qui ne met pas en lumière le nom du personnage, comme c’est le cas pour bien des œuvres issues de sa plume, mais sur la condition de la favorite. Ce faisant, elle dilue un peu la question religieuse en la reliant de façon symbolique à la question féminine par l’usage de grandes grilles en fond de scène comme en avant-scène qui scandent la progression dramatique, représentant autant les grilles des cloîtres et abbayes que celles des harems et des quasi-prisons où les anciennes favorites se trouvent murées. Certes, l’usage d’un chapelet noir au moment du mariage entre Léonor et Fernand, quand Alphonse donne Léonor à Fernand en la tirant par le cou comme s’il s’agissait d’une laisse, ou l’apparition d’une vierge couronnée à plusieurs moments du drame, tout comme la croix qui orne le lit à baldaquin couvert d’une draperie noire qui cache la présence des amants consommant leur mariage à l’acte 3, ne manquent pas de mettre l’accent sur l’oppression religieuse que tous subissent, mais ces éléments restent plutôt en retrait de l’action.
Une histoire d’amours
Il faut dire que, dans tous les cas, les sentiments amoureux sont au cœur de la dramaturgie du livret de Royer et Vaëz, dont on ne peut par ailleurs nier qu’il soit cousu de fil blanc et un peu lourdement balancé pour donner lieu à tous les rebondissements nécessaires, lettres interceptées, aveux empêchés et sentiments contrariés, ou arrivant à retardement et finissant par causer la perte de ceux qui les nourrissent. Mais les personnages campés au milieu de cette intrigue sont plus complexes que ceux que l’on rencontre dans la moyenne des œuvres du temps : le Roi est sincèrement amoureux de Léonor et ose affronter l’interdiction papale et la réprobation morale de sa cour pour répudier la reine et épouser sa favorite. Il évolue certes dans les limites d’un amour égoïste, et sous-tendu par une oppression des femmes qui échappe à son entendement, mais sa décision de donner sa chance à l’amour de Léonor et Fernand et de les marier, même si elle est fondée sur le dépit, et peut-être non sans arrière-pensées, ne manque néanmoins pas de grandeur, inattendue et impressionnante, quelles que soient ses conséquences. Même Balthazar, voix implacable du Très-Haut, n’est pas seulement le fanatique de tradition, sa compassion et son souci du salut de Fernand sont palpables au travers de ses paroles comme dans la musique de Donizetti. Et sur ce plan-là, ce sont les costumes de Sylvia Aymonino qui font mouche : la redingote de soie noire damassée du Roi, du plus bel effet, est rehaussée par une cravate fuchsia, symbole de ses sentiments amoureux. Léonor porte tantôt une nuisette de satin fuchsia, tantôt des manteaux et robes de soie noire ou grise qui laissent à peine entrevoir des bribes de dessous fuchsia, symbolisant la survivance de ses sentiments amoureux sous le joug des conventions sociales et religieuses. D’ailleurs, au cours de son aria de l’acte quatre, elle se déshabille et enlève le corset qui sous-tend une robe de tulle fuchsia, pour le jeter à terre. Le vêtement participe ainsi de la dramaturgie tout en charmant les yeux.
Une histoire de lits
Car l’élément essentiel de la scénographie de Peter van Praet et Carles Berga, outre les grilles, est constitué par des lits superposés, en escaliers, la plupart du temps recouverts d’un voile, blanc ou noir selon les moments (noir pour représenter le couvent de Saint-Jacques et ses tombes), et qui sont déplacés par les femmes âgées pendant le ballet. Ces lits, symbolisant l’attente inexorable qui devient le lot des favorites délaissées, s’ils permettent à l’œil d’éviter l’ennui causé par l’austérité d’une scénographie trop vide, et s’ils sont utilisés de façon intéressante au cours du ballet (leurs pieds étant ornés de miroirs où les ex-favorites se mirent, et où le roi se voit presque épinglé), manquent tout de même de pouvoir d’évocation. La projection de palmiers en fond de scène pour les jardins de l’Alcazar est d’une simplicité peut-être excessive. Les belles lumières de Peter van Praet permettent cependant, notamment grâce à l’utilisation de projecteurs à LED, des jeux de contre-jour assez intéressants, qui sculptent admirablement les visages, et donnent une certaine variété aux ambiances qui sans elles en manqueraient, grâce notamment à des lumières plongeantes issues des cintres.
Car l’une des caractéristiques des décors de Peter van Praet et Carles Berga est d’aménager une avant-scène par la constitution de deux marches qui rehaussent la scène. Cette avant-scène d’un petit mètre est souvent utile à la direction d’acteurs assez complexe de Carrasco, mais ce dispositif, s’il permet de jouer avec l’idée d’enfermement, en faisant notamment chanter des protagonistes derrière les grilles, constitue aussi parfois un obstacle à la projection des chanteurs qui se situent sur l’arrière-scène. Mais on doit admettre que la direction d’acteurs de Carrasco est assez satisfaisante, même si son intensité s’émousse parfois. Les scènes intimistes, même les plus complexes, par exemple quand Alphonse finit par user de la violence envers Léonor, dans une scène d’amour ambigüe lors du duo du début de l’acte 2 (« A moi la honte »), font valoir une réelle maîtrise de la mise en scène des corps, Alphonse finissant par placer sa tête dans le giron de Léonor, comme dépassé par ses actes et mû par un instinct régressif.
À l’italien le son, au français le mot ?
Dans une récente interview, Alexandre Dratwicki, musicologue et directeur artistique du Palazzetto Bru Zane, oppose le chant italien au chant français : « Pour bien chanter le français, il faut aimer le mot. Pour bien chanter l’italien, il faut aimer le son ». On pense bien sûr à l’œuvre d’Antonio Salieri dont le titre est une revendication de cette idée, Prima la musica e poi le parole (1786). Si la distribution de Bergame ne comportait qu’un francophone, celle de Bordeaux est plus idoine, même si l’affirmation de Dratwicki ne permet pas de trancher entre les protagonistes.
Le français de Sébastien Droy est pur, sa présence théâtrale en fait un Gaspar de belle prestance, mais le métal et la lumière font trop défaut à son ténor, comme la projection, pour convaincre vraiment.
Le Balthazar du vétéran Vincent Le Texier est bien francophone et son chant s’appuie bien sur le mot, mais ni l’aigu fibreux ni le grave prudent ne lui permettre d’atteindre les sommets d’éloquence attendus (et moins encore l’intense vibrato contre lequel il se bat entre les deux). Si son ton de componction est très pertinent notamment au dernier acte, ses moyens sont devenus très insuffisants pour affronter l’anathème duo avec Léonor à l’acte deux « Redoutez la fureur » où toute son autorité s’évapore, la voix étant couverte par les cuivres. On apprécie la jeune et jolie Inès de Marie Lombard, au timbre brillant, sombre et pulpeux, et à la vocalise aisée.
Le cas d’Annalisa Stroppa est plus complexe. Remplaçant Varduhi Abrahamyan, la mezzo lombarde, qui tenait le rôle à Bergame en novembre dernier, souffre d’un accent italien indéniable, mais sa diction est très claire cependant, et son interprétation du personnage tout à fait convaincante, grâce à une réelle présence scénique et à une volonté manifeste de traduire par les nuances de son accentuation les sentiments de Léonor. Par exemple, « Si ta justice alors est apaisée » dans sa grande aria « Ô mon Fernand », traduit remarquablement le timide espoir qui reste à la favorite face à la possible réaction de Fernand apprenant l’aveu de son passé de courtisane. Elle lie le mot et le son, « J’ai fui loin de l’autel » au début de l’acte quatre exprime comme l’extinction de son âme. Elle possède la grammaire belcantiste, mais le problème est que cette voix bien projetée, au très beau timbre clair et lumineux, mais manquant un peu des couleurs fauves et sensuelles attendues dans le rôle, ne résiste pas à l’ambitus de Léonor. C’est presque un beau soprano court d’aigu, qui est systématiquement à la peine dans le registre grave du rôle, constamment sollicité dans la partition, et trouve plus de difficultés encore dans les aigus, la plupart du temps criés. La cabalette qui suit « Ô mon Fernand » est à ce titre assez pénible. L’impact de sa Léonor s’en trouve sérieusement amoindri, et si l’actrice est investie, on peut aussi lui reprocher une mort trop éclatante.
Annalisa Stroppa, Marie Lenormand
Dans une forme vocale et physique éblouissante, Florian Sempey est un des grands triomphateurs de cette première. L’émission plus souple et aisée que jamais, les « r » furieusement roulés comme un torrent de montagne roule ses rochers, il compose un Alphonse d’une classe folle, la barbe fine et la moustache plus fine encore, le cheveu frisé, impressionnant dans sa redingote cintrée. Son baryton remarquablement timbré, ombré de moires et serti de reflets lumineux, ne trouve aucune entrave, et se voit projeté avec une aisance magnifique. Surtout, sa longueur de souffle et son legato de soie lui permettent de nuancer à l’envi, évitant le piège de la rodomontade dans lequel il tombe parfois. Ce roi est complexe, plein de sentiments qui le taraudent, mais il est capable de les dompter. « Léonor, viens » à l’acte deux laisse transparaître toute l’émotion d’Alphonse, grâce à un phrasé remarquable, et à des fins de phrase d’une longueur impressionnante. Lors du duo avec Léonor, le diminuendo sur « Pourquoi tristement baisser les yeux » transcrit toute la compassion du monarque amoureux, jusqu’à un « Tais-toi » piano morendo de grande classe, et un « Ô mon amour » délicat en mezza voce, qui trahissent la tendresse du potentat. « Pour tant d’amour » au troisième acte est sur les mêmes sommets, avec de fines nuances (quel diminuendo sur le « Ah » avant la reprise !) avec juste un aigu interpolé. Car comme son confrère Pati, Sempey ici respecte parfaitement les us du Grand Opéra, où les acrobaties belcantistes doivent céder la place au style français plus épuré.
Pene Pati était très attendu en Fernand : sa prise de rôle, trois ans après celle qu’il avait réalisée en Roméo sur la même scène, est tout autant à marquer d’une pierre blanche. La pureté de son français est étonnante, et son usage du mot justement est une leçon de chaque instant. Dans un rôle parfois marqué par les italianismes, où Javier Camarena justement à Bergame mettait presque plus d’éclat dans l’aigu que de délicatesse, le ténor samoan donne une leçon de chant français et de style. Combien de phrases nous ont-elles laissés pantois encore, par l’évidence de leur luminosité, éclairée certes par un timbre très pur, mais surtout éclairées de l’intérieur par une intelligence des intentions rarissime ! Par exemple :« Vous dites vrai, mon père » dès la toute première scène de l’acte 1, «Oui, ta voix m’inspire » délicatissime au finale du premier acte. Quand on apprend à Fernand qu’il épousera Léonor, dans le finale du troisième acte, la couleur d’«Est-il un bien plus rare… ô dites ? » traduit de façon magistrale l’émerveillement du vainqueur des Maures. « Ses pleurs, sa voix, jadis si chère » lors du finale du quatrième acte manifeste avec une lumineuse évidence comment un ténor poète peut dessiner les pleins et les déliés du rôle. Ses deux arias sont magistrales, « Un ange, une femme inconnue » au premier acte multiplie les pianissimi, comme sur l’aigu conclusif, les derniers mots (« toujours, toujours ») n’étant pas transposés vers l’aigu. « Ange si pur », à l’acte quatre, est particulièrement contrit : la reprise en mezza voce se fait comme dans un rêve, Fernand semble détaché du monde sur les pizzicati de cordes. L’exceptionnel diminuendo sur le contre-ut d’« Envolez-vous » à la fin de l’aria, manifeste l’exigence de l’interprète, son refus de la facilité et de l’éclat gratuit. Le ténor samoan est aussi un acteur très juste : il utilise des gestes de la main qu’on ne voit que chez les prêtres, et quand il s’essuie les yeux après « Ange si pur », il est parfaitement crédible. Sa joie de vivre naturelle est toujours sensible sur scène, mais il la met au service du jeu au début de l’acte trois, quand Fernand croit naïvement que son mariage sera heureux. Mais il rit jaune, cyniquement, à la scène 12, quand il apprend le passé de Léonor et fait un esclandre au roi qui l’a trompé : on sent une rage presque carnassière dans « Je ne veux garder rien » dans le finale de l’acte trois. Sans mièvrerie, sans effet de manche, le Fernand de Pene Pati est d’emblée une référence saisissante.
Le chœur du Grand-Théâtre de Bordeaux, très bien préparé par Salvatore Caputo, fait son miel du célèbre « Quel marché de bassesse » a cappella lors du finale du troisième acte, grâce à une diction exemplaire et un sens du rythme jamais pris en défaut. Ils sont somptueux dans l’impressionnant « Creusons l’asile » au début du quatrième acte. Il faut dire que Paolo Olmi dirige l’orchestre de l’ONBA avec un sens du rythme remarquable, la pulsation toujours juste, et capable de créer un bel arc dramatique sur l’ensemble de la représentation. Et il se révèle un excellent maestro concertatore, les concertati lors du finale du second acte (« Ah ! Qu’a-t-il dit ? ») et de celui du troisième («Ô ciel… de son âme … Grand Dieu, quel outrage ! ») étant parfaitement équilibrés, menés de main de maître. On s’étonne d’autant plus d’entendre des cuivres constamment vilains et à la limite de la justesse, dans une partition qui leur fait la part belle, à tel point qu’ils entrainent avec eux les bois à la fin de la première scène de l’acte quatre. Mais les soli de hautbois, clarinette sont plus satisfaisants. Les cordes heureusement tiennent remarquablement leur rang, comme les percussions (les timbales particulièrement) ainsi que la harpe qui accompagne délicatement « Ô mon Fernand » à l’acte trois.
C’est donc l’Alphonse de Florian Sempey et le Fernand de Pene Pati dont retiendra les incarnations, outre le plaisir d’avoir entendu cette partition dans son intégralité, en espérant que cela se produira plus souvent à l’avenir.
Visuels : © Éric Bouloumié