Opéra
Insaisissable Manon : reprise de la production d’Olivier Py à Barcelone, avec un couple nouveau, inattendu et grandiose, Nadine Sierra et Pene Pati.

Insaisissable Manon : reprise de la production d’Olivier Py à Barcelone, avec un couple nouveau, inattendu et grandiose, Nadine Sierra et Pene Pati.

26 April 2023 | PAR Philippe Manoli

Créée à Genève en 2016 comme un hommage au « musical » (et au music-hall) ainsi qu’à la personnalité de la soprano Patricia Petibon, puis reprise à l’Opéra-Comique et au Grand-Théâtre de Bordeaux en 2019 autour du chef Marc Minkowski, la production d’Olivier Py aborde pour la première fois les rives du monde non francophone, dans une reprise au Liceu de Barcelone dédiée à la soprano catalane Victoria de Los Angeles, grande Manon des années 1950. On attendait beaucoup de la comparaison entre Nadine Sierra et Amina Edris dans le rôle-titre, mais les aléas de santé des artistes nous ont fait voir deux fois Nadine Sierra, avec Michael Fabiano puis avec Pene Pati.

Œuvre tragique, opéra-comique

La Manon de Massenet est sous-titrée « opéra-comique », ce qui est tout sauf anodin chez un compositeur qui attachait beaucoup d’importance à ces définitions de genre. L’œuvre, une des plus jouées du maître stéphanois, conserve des spécificités liées à l’opéra-comique, qu’il est impossible d’ignorer sans en altérer le sens. L’alternance de chanté et de parlé, le ton si français, les couleurs si fines de l’orchestre de Massenet, demandent une maîtrise d’un style rarement bien cultivé loin de la salle Favart. L’œuvre recèle des éléments de pastiche de la musique du XVIIIe siècle comme le ballet de l’Opéra à l’acte trois, ainsi que des références à d’autres opéras-comiques comme Carmen, créée elle aussi avec alternance de dialogues et de chant dans la même salle, avant d’être adaptée avec des récitatifs justement pour pouvoir être exportée (le quatuor « C’est parfait… C’est ainsi qu’on traite une affaire » à l’acte deux est comme un clin d’œil au quintette « Nous avons en tête une affaire » à l’acte deux de Carmen).

Import Export

Et pourtant l’œuvre a beaucoup voyagé, après sa création, en 1884, à l’Opéra-Comique de Paris, et des salles aussi vastes que celles de Chicago, de la Staatsoper de Vienne ou du MET ont accueilli des productions célèbres, où ont brillé entre autres justement Victoria de Los Angeles et Nicolai Gedda dans les années 1950, Natalie Dessay et Jonas Kaufmann dans les années 2000, Anna Netrebko et Roberto Alagna à la même époque.

L’une des questions qui se posent devant une production de Manon est la possibilité ou non de produire un spectacle totalement en phase avec l’esthétique de l’œuvre, dès lors que l’on s’éloigne de son pays d’origine. Le Liceu de Barcelone a repris pour pallier ce risque une bonne partie des éléments qui ont fait le succès de la production à Bordeaux en 2019 : la même mise en scène, le même chef, Marc Minkowski, rompu aux spécificités de ce style, et certains des chanteurs principaux, Nadine Sierra, Amina Edris qui déjà alternaient à l’époque dans le rôle-titre, Alexandre Duhamel également en Lescaut. Pour ce qui est du chevalier des Grieux, magnifiquement incarné par Benjamin Bernheim à Bordeaux (et par Thomas Bettinger, que nous n’avions pas vu alors), la maison catalane avait prévu le Mexicain Javier Camarena, très brillant et stylé dans le Donizetti français (Fernand de La Favorite, Tonio de La Fille du régiment), ainsi que le Néo-zélandais Pene Pati, phénoménal Roméo à Bordeaux et Paris en 2020 et 2021, et tout dernièrement Fernand de grand style à Bordeaux encore. Malheureusement, Javier Camarena ayant déclaré forfait, Michael Fabiano, ténor américain plutôt connu pour ses incarnations verdiennes, l’a remplacé. Quant aux comprimarii, si importants pour conserver à l’œuvre son goût particulier, ils ont été confiés essentiellement à des chanteurs espagnols, à l’exception d’un autre américain, Jarrett Ott en Lescaut, et de deux français pour le Comte.

Pour s’adapter à une salle qui est deux fois plus vaste que celle de l’Opéra-Comique ou celle de Bordeaux, Marc Minkowski a fait le pari de mettre la fosse en position haute.

Tous ces éléments ont, bien sûr, une influence sur l’authenticité du résultat, à commencer par la mise en scène.

Manon au music-hall, Manon au bordel

Créée il y a sept ans, la mise en scène d’Olivier Py, maintenant bien connue, est totalement centrée sur le personnage de Manon, piégée par le miroir aux alouettes que représente le clinquant de la vie dissolue qui s’offre à elle, auquel elle ne sait pas résister. Ainsi, les décors de Pierre-André Weitz organisés autour de hautes parois de brique anthracite qui sont très mobiles et encastrables, jusqu’à former parfois comme un immense grillage de fenêtre et portes sombres, forment-ils dès la première scène une rue d’hôtels de passe, aux enseignes au néon racoleuses. On entre ensuite dans l’hôtel avec Manon, dans une structure alvéolée où les chassés-croisés des personnages ne cachent rien de l’argent et du sexe qui y règnent. Manon s’y retrouve dénudée avant même de chanter son air « Je suis encore tout étourdie », quasiment violée par Lescaut. Guillot se retrouve vite avec le pantalon sur les chevilles. Pour bien appuyer le trait, Py fait défiler pendant le Prélude des femmes en petite tenue, aux seins nus, cravachant des hommes qui les portent à quatre pattes. Ce même manège revient plus tard avec des têtes de zèbres pour les hommes, et à la fin de la fête au Cours-la-Reine, un roi de carnaval à la tête surdimensionnée nous gratifie d’un salut de dos qui montre ses fesses. Une grande structure entourée de lampes multicolores, quasi verticale, dans ce même tableau transforme Manon en meneuse de revue, descendant un escalier vertigineux, accompagnée de « boys » torses nus avec chapeaux claques, avant que le chœur s’y presse pour l’Opéra représenté en abyme. L’Hôtel de Transylvanie est formé de quelques pièces en dessous d’une grande roue de la Fortune à l’américaine qui tourne sans fin. Des Grieux dans son Rêve, comme Manon dans son adieu à la petite table, tient en mains une boule à facettes, qui était pendue au-dessus du lit des tourtereaux au début de l’acte deux, sur fond de plage avec palmiers. Cette boule, comme les robes à paillettes noire, dorée, argentée revêtues par Manon, sont le symbole de l’attraction fatale qu’exerce ce qui brille sur celle qui ne rêve que de plaisirs. Lescaut est un souteneur, qui a sans cesse des billets dans les mains, et, pour que ce soit clair, urine avec ses comparses sur un mur à son entrée en scène…

Nadine Sierra (Manon), Inès Ballesteros , Anna Tobella (Poussette), Alexandre Duhamel (Lescaut)

Too much

Tous ces excès ont un but : faire comprendre aux spectateurs que le monde dans lequel va évoluer Manon, corrompu par les plaisirs faciles et l’argent, est un miroir aux alouettes, un piège lumineux où le papillon Manon va se brûler. On l’aurait peut-être compris à moins de frais, sans que ce soit ainsi surligné.

 Il est heureux qu’au milieu de tout cela un fond de ciel étoilé apporte un peu de poésie à plusieurs moments, dont la mort de Manon, et que les hommes nus incongrus qui défilaient lors du Rêve de Des Grieux aient été judicieusement supprimés lors de cette reprise. Mais avait-on besoin de satyres dansant en ombres chinoises derrière une projection de Lune pendant cet air de Des Grieux au quatrième acte, sous prétexte de faire voir aux spectateurs des images à qui le personnage demande de fuir ? Avait-on besoin de lui faire déclamer avant la représentation une citation de Kant pour introduire l’idée de ce ciel étoilé, puis après l’entracte une citation de la Bible pour évoquer l’amour et la religion avant Saint-Sulpice ?

L’esthétique très « revue » de cette mise en scène, si elle correspond au style de Py, apporte peu à représentation de l’histoire de Manon. Il faut admettre pourtant que la direction d’acteurs de Py est réelle et permet une grande fluidité de l’action, avec des mouvements bien réglés et des actions concomitantes parfaitement lisibles. Ainsi le combat de Guillot et Des Grieux, arbitré par Lescaut, à la fin de l’acte quatre au tripot, est un grand moment théâtral quand les chanteurs s’y prêtent. La mobilité des décors, leur capacité à s’imbriquer, la qualité des lumières de Bertrand Killy, contrastées et délicates ou violemment colorées selon le moment, contribuent tout de même à la qualité du spectacle.

Chimères ou « Plus de chimères » ?

 Mais il faut admettre aussi que les personnages, et surtout Manon, y perdent des plumes. L’innocence initiale de Manon est totalement évacuée, et son évolution réellement perdue. Quand Manon demande au Comte des nouvelles de son fils au Cours-la-Reine à l’acte trois, Py la met assise sur une chaise en robe dorée, manifestement rayonnante. Elle ne se départit pas de son attitude ingénue et rieuse, en contraste total avec l’ambigüité théâtrale de la situation, qui ne devient manifeste qu’au moment où elle se retrouve coincée ensuite dans le réduit triangulaire central du décor pendant le divertissement, et qu’elle décide de retrouver des Grieux. Auparavant, la Gavotte est réduite à une descente d’escaliers de meneuse de revue en goguette, bien loin de l’ambigüité tragique que revêt un tel moment, qui marque l’acceptation par la jeune fille d’une autodestruction par le plaisir qu’on peut mettre en parallèle avec celle de Violetta quelques années plus tard chez Verdi (« Gioïre, di voluttà ne’vortici perir »). Son amant, certes, porte  souvent un habit blanc quand il n’est pas à Saint-Sulpice, mais il faut dire que le « Marcel » dont on l’affuble lui sied aussi mal que la robe rouge à paniers que Manon est censée lui avoir fait mettre au début de l’acte quatre à l’Hôtel de Transylvanie. La mort même de Manon, enfin, certes symbolique, perd tellement en émotion quand Des Grieux ajoute à sa tenue de robe argentée des rivières de diamants et perles, pour qu’elle rende son dernier souffle affublée des pierreries qu’elle confond un instant avec une étoile…

Alors admettons que le spectacle est fluide et dynamique, à défaut d’être totalement lisible ou esthétique ou pertinent dramatiquement.

Musique, maestro !

Au premier rang des atouts du spectacle, la scène catalane dispose de l’orchestre symphonique du Gran Teatre del Liceu ainsi que de son chœur (dirigé par Pablo Assante). Du chœur, homogène et sans faille, et au français excellent, on retiendra surtout l’intervention des parties féminines au début du second tableau du quatrième acte à Saint-Sulpice (« Quelle éloquence ») et le splendide chœur d’hommes des archers en coulisses au dernier acte (« Capitaine, ô gué »), au fondu magnifique. L’orchestre du Liceu n’est plus à présenter. Les pupitres de cordes (surtout les violoncelles) et de bois (bassons, clarinette, hautbois) se taillent la part du lion dans la partition, tandis que les percussions utilisent des instruments rares (grelots, fouet de bois) du plus bel effet. La qualité intrinsèque des instrumentistes est évidente. Mais c’est bien le chef Marc Minkowski, dont on connaît les réussites incontestables chez Gluck, Meyerbeer, Offenbach et Mozart (inoubliables Don Giovanni et Cosi fan tutte l’an dernier dans ces mêmes murs), qui excelle à trouver les couleurs fines, la transparence qu’exige le style de la partition. Il y ajoute une alacrité, une urgence fluide et vive, un élan qui donnent à l’action tout son sel. L’orchestre devient un protagoniste essentiel du drame, tout particulièrement le soir du 23 avril, quand l’arc dramatique aboutit à une tension formidable à la fin du quatrième acte. Auparavant, l’ironie, les rythmes dansants ou les moments de grâce poétique ont abondé, menés de main de maître par le chef dans le plus pur style de l’école française dont la tradition remonte au moins à Pierre Monteux (qui dirigeait Victoria de Los Angeles au MET et au disque). Seul bémol : l’orchestre sonne parfois trop fort, du fait du choix de la fosse en position haute.

Strangers in the night

On l’a dit, le chant français réclame une maitrise de l’idiome qui est bien rare chez ceux qui ne parlent pas la langue de Molière. Pourtant il ne s’agit pas de réserver les rôles d’un répertoire aux natifs :  les contre-exemples existent, à l’heure du chant internationalisé : des non-francophones excellents dans toutes sortes de répertoires : Michael Spyres et Joyce Didonato dans tout le répertoire français ou italien voire allemand, John Osborn aussi, tandis que des Français excellent dans des rôles de répertoires variés (Stéphane Degout en Onéguine, Stanislas de Barbeyrac en Tamino, etc.)

Mais la langue et le style, intimement liés, ne sont pas non plus qu’une seule et même chose. Ainsi de Michael Fabiano, sur scène le 22 avril, qui a bien travaillé la langue avec un coach canadien francophone, et s’est efforcé de s’accommoder au style délicat de l’opéra-comique français. Il use du piano voire du pianissimo et de la mezza voce, particulièrement dans le Rêve de Des Grieux. Mais le naturel revient vite au galop, et le style vériste, que le chanteur américain cultive souvent, le pousse à chanter large et fort. Dès lors il confond trop souvent le des Grieux de Massenet avec celui de Puccini. Quand un Bernheim, un Pati (on le verra) offre une véritable dentelle de Calais aux phrases les plus subtiles du rôle (« l’un à l’autre enchainés » dans « Nous vivrons à Paris » à l’acte premier), Fabiano pousse sa voix, et l’émotion s’envole, comme dans le duo final de la mort de Manon qui tombe totalement à plat, malgré les efforts de Nadine Sierra. Alors certes, l’air de Saint-Suplice lui convient mieux, et il lui donne un éclat considérable qui ravit le public catalan. Mais, ni assez subtil dans le jeu, ni assez subtil dans le chant, il est hors-jeu, « fuori di posto » comme disent les Italiens.

Nadine Sierra (Manon), Michael Fabiano (des Grieux)

Rendons à César

Nous espérions donc voir sur scène Nadine Sierra et Amina Edris et pouvoir comparer leurs deux interprétations du « sphinx étonnant », les 22 et 23 avril. Nadine Sierra appartient plus ou moins à la tradition des sopranos légers et colorature qui ont endossé le rôle, et dont Germaine Féraldy, Beverly Sills ou Natalie Dessay ont été les grandes figures. D’un autre côté, Victoria de Los Angeles ressortit à la tradition des grands sopranos lyriques qui ont porté le rôle (elle chantait Desdémone d’Otello, et même Élisabeth de Tannhaüser à Bayreuth) et c’est dans cette lignée qu’Amina Edris, formidable Alice dans Robert le Diable à Bordeaux en 2021, s’inscrit. Parfaitement francophone, la soprano néo-zélandaise, qui avait fait forte impression à Paris et Bordeaux dans le rôle, promettait beaucoup. Hélas, elle était malade le 23 avril, et c’est Nadine Sierra que nous avons vue deux soirs de suite.

Nadine Sierra (Manon)

La soprano américaine, vue à Bordeaux dans la même mise en scène, triomphe littéralement au Liceu. Formée à San Francisco par le même professeur que Pene Pati (et Amina Edris), Cesar Ulloa, elle chante dans un français excellent, mâtiné d’un très léger accent rappelant Joséphine Baker, qui ajoute à son charme. Elle brûle littéralement les planches, incarnant à merveille ce mélange de naïveté et de sensualité qui fait les grandes Manon. Son médium s’est enrichi depuis 2020. Plus qu’à Bordeaux, elle brille dans les vocalises de l’acte premier (« L’instant d’après, je le confesse, Je riais… Ah! ah! », phrases ponctuées de magnifiques piqués-liés et ornées de trilles parfaits) et dans une Gavotte somptueuse, reprise double piano, avant un contre-ré conclusif étourdissant. Mais c’est dans l’élégie que Nadine Sierra éblouit le plus : la couleur mordorée du timbre, soutenu par un souffle uni, s’épanouit au mieux dans les instants d’introspection et de mélancolie, « Voyons, Manon, plus de chimères » au premier acte, comme dans l’adieu à la petite table au second, bouleversant grâce à un phrasé finement ouvragé, un legato de grande classe et une longueur de souffle qui permet un sostenuto poignant. Sa diction cristalline lui permet d’éviter toute emphase et de faire affleurer l’émotion la plus simple dans « Je ne suis que faiblesse et que fragilité » dans le récitatif qui précède l’air. Cet adieu lui vaut un triomphe lors de la seconde soirée. Enfin la mort de l’héroïne, sur un fil de voix argentin d’une rare ténuité, laisse pantois.

A kind of magic

Pene Pati a déjà démontré plus d’une fois ses affinités avec le répertoire français. Ses extraordinaires Roméo à Bordeaux en 2020 (avec Nadine Sierra en Juliette) et à l’Opéra-Comique en 2021 ont été des jalons d’une carrière en plein essor, confirmés à Bordeaux encore en mars avec un Fernand de grande classe dans La Favorite. Les efforts conjugués de César Ulloa et de son épouse francophone, Amina Edris, lui ont permis de se couler avec une pertinence incroyable dans le style de l’opéra français, qui échappe à tant de chanteurs (parfois francophones). Son duel à distance avec Benjamin Bernheim dans ce genre de rôles (Roméo, Werther, des Grieux, Fernand) est un des plus excitants qu’il nous soit donné de voir aujourd’hui.

Le ténor originaire des Samoa frappe surtout par son intelligence, du texte et des situations. Il n’attend pas les grands airs pour briller. Son regard, ses expressions faciales expriment les sentiments du personnage, il les vit sur scène avec aisance. Quant aux mots, il leur donne une couleur souvent étonnante, qui fait qu’on les redécouvre. Sa capacité à colorer la moindre phrase relève du miracle, et on peut simplement s’estimer chanceux de l’entendre, car il révèle dans la partition des trésors insoupçonnés. La délicatesse de « mon père » à son entrée, puis celle de « l’un à l’autre enchainés » est sidérante « C’est que je l’adore » est un véritable camée de calcite, « Le jour se lève souriant » une miniature de Fragonard. Le Rêve, sur un fil ténu de lumière, est un moment de suspension délicieux, grâce à un souffle uni et long.

Pene Pati (des Grieux)

Il brille d’un éclat très pur dans les ensembles, et aborde l’air de Saint-Sulpice avec les moyens qui sont les siens, sans forcer, en jouant surtout sur les émotions du personnage, dans une gradation très fine de sa douleur intériorisée. L’émotion qu’il exprime et distille à ce moment se voit portée par la vague du flux et reflux des sentiments opposés qui s’affrontent en lui, avec des diminuendi et des effets de soufflet remarquables. Grâce à sa contribution, le duo du premier acte « Nous virons à Paris » et la scène de la mort de Manon atteignent le sommet d’émotion attendu. Mais qu’on se s’y trompe pas : Pati est aussi un acteur très convaincant, et le combat avec Guillot à la fin de l’acte quatre laisse le spectateur transi et inquiet du fait de la crédibilité et la violence de l’action ! La façon dont il marmotte une prière pour exorciser le fait que des femmes fantasment sur lui à Saint-Suplice, ou sa manière de se frapper le front avec la Bible au cours de son air montrent l’étendue de ses talents en la matière.

Un souteneur, deux visions

Jarrett Ott et Alexandre Duhamel se partagent Lescaut. Py l’a défini comme un maquereau sans scrupules, des billets sans cesse entre les mains. Alexandre Duhamel en fait un brigand plus distingué et classieux, qui jette un regard méprisant lors de son entrée aux personnages qui urinent sur le mur, et maintient une élégance dans sa tenue qui correspond à celle de son chant. Quand Ott nasalise l’aigu et engorge le grave, chantant parfois entre ses dents, Duhamel déploie, lui, un instrument très puissant, mais soutenu par un souffle uni, une émission souple et veloutée qui lui permet de colorer en permanence son chant et de rejoindre Pati sur les sommets du style en termes de déclamation comme de phrasé. Ce n’est pas pour rien qu’il est le meilleur Golaud du circuit international aujourd’hui. La délicatesse infinie de la dernière reprise par le baryton français de « soyez gentille » en voix mixte au premier acte, l’ampleur d’ « À quoi bon l’économie! » à l’acte trois, et ses vocalises déliées, ses aigus triomphants, dressent un portrait complexe et attachant d’un personnage ambigu, drôle dans ses phrases en voix de tête au quatrième acte quand il imite une fille de joie, inquiétant et sympathique à la fois, lâche au cinquième acte face au désespoir de Des Grieux. Py lui ajoutant quelques répliques prises à d’autres personnages, il devient avec Duhamel presque le troisième protagoniste essentiel du drame, entrant et sortant à tout moment, omniprésent et magnétique.

Alexandre Duhamel (Lescaut), Tomeu Biblioni (Brétigny)

Des comprimarii en espéranto

Les rôles secondaires justifient nos craintes en matière de maitrise de l’idiome, à part le Comte, confié en alternance à Laurent Naouri et Jean-Vincent Blot. Le premier, Comte à Paris il y a vingt-cinq ans, a gardé une netteté d’articulation qui lui permet de briller dans les parties parlées du rôle, alors qu’un vibrato important gêne les parties chantées. Jean- Vincent Blot est l’exemple même de la basse française claire à l’ancienne, pure d’émission et bien projetée, qui donne toutes ses lettres de noblesse au personnage d’aristocrate ironique et bienveillant à la fois, grâce à un phrasé subtil.

On regrette de ne rien comprendre au français des autres comprimarii :  les trois actrices Poussette, Javotte et Rosette (Inès Ballesteros, Anna Tobella et Anaïs Masllorens) chantent leurs parties avec grâce malgré l’accent, mais Guillot, drôle dans sa faiblesse et ainsi très bien incarné par Albert Casals, pêche vraiment sur le plan du chant, la faiblesse de son ténor et son impossible accent font tomber à plat son intervention importante la fin du premier acte (« Je veux être vengé ! Et de cette perfide… et de cet enragé ! »). Le Brétigny bien timbré et projeté de Tomeu Biblioni est plus intéressant, malgré l’accent, qui rend la partie de l’hôtelier de la jeune basse Pau Armengol totalement absconse.

Finalement, grâce au chef, à Pati, Sierra et Duhamel, l’œuvre se voit tout de même admirablement servie au Liceu, malgré les réserves que l’on a formulées sur la mise en scène et certaines voix moins adaptées à leur rôle.

Heureux ceux qui verront sur la même scène Amina Edris et Nadine Sierra, pour une comparaison passionnante.

Visuels : ©  David Ruano

 

 

 

 

 

 

 

Festival du dessin à Arles : [Interview] Frédéric Pajak et la passion du dessin
Festival du dessin Arles : [Interview] Nadine de Koenigswarter : “J’exprime l’angoisse du monde animal auquel j’appartiens.”
Philippe Manoli

Publier un commentaire

Votre adresse email ne sera pas publiée.

Your email address will not be published. Required fields are marked *


Soutenez Toute La Culture
Registration