Roméo et Juliette sauvé par les chanteurs à l’Opéra Bastille
La nouvelle production bénéficie d’une distribution exemplaire qui évolue dans l’univers démonstratif et peu imaginatif de Thomas Jolly. La direction d’orchestre s’avère, elle, pesante et ne rend pas justice à la variété de la musique de Gounod.
Est-il encore nécessaire de parler des amants de Vérone, de cette jeunesse qui a la folle idée de s’aimer alors qu’autour d’eux n’est que conflits et conventions ? En les créant, William Shakespeare a posé des fondations universelles et, ainsi, a ouvert la porte nombre de futurs héros de roman, de pièces de théâtre ou d’opéras.
Pourtant, au XIXe siècle, faire franchir la Manche à la pièce ne s’est pas fait en un jour. Originellement, le ton du barde anglais est truffé d’un humour, de grivoiseries, voire d’insultes qui s’accordent mal au classicisme français. Voltaire, qui avait ramené la pièce d’Angleterre, avait bien pris garde, selon ses mots, à isoler les « perles » du « fumier ».
Dans les années 1820, les comédiens anglais viennent à Paris jouer Shakespeare dans sa langue, et cela fait grosse impression sur les Stendhal, Dumas, Vigny ou Musset. En 1839, Berlioz livre sa symphonie dramatique, Roméo et Juliette.
Quelques décennies plus tard, Charles Gounod, qui vient d’essuyer un échec avec Mireille, transmet à Pauline Viardot son souhait d’adapter le drame de Shakespeare. Si la composition (à Saint-Raphaël) lui vaut une crise de dépression, l’œuvre où sont reprises les scènes les plus emblématiques (dont le balcon et le tombeau) donnera au compositeur, en 1867, un nouveau triomphe après celui de Faust (1859).
Pour accéder à l’Opéra Garnier, Gounod, en 1888, ajoutera un ballet (obligatoire). De 1982 à 1985, la production de Georges Lavaudant réunit Neil Shicoff et Barbara Hendricks. Et depuis, les choix bizarres des directeurs de l’Opéra de Paris avaient fait disparaître l’opéra de l’affiche. La nouvelle production était donc très attendue.
Une mise en scène creuse et grandiloquente
Thomas Jolly, est un metteur en scène prolixe qui a eu, ces dernières années l’accès aux plus grandes scènes dont, en 2018, celle, gigantesque, du Palais des Papes à Avignon pour Thyeste de Sénèque. Auparavant, il s’était attaqué à Shakespeare en présentant l’intégrale de Henri VI, dans le même festival… un spectacle finalement plus ambitieux que digeste. L’homme a continué son chemin et son avenir s’annonce radieux puisqu’il a été nommé, en 2022, directeur artistique des futurs Jeux Olympiques parisiens.
Avec Jolly, du spectacle, il y en a toujours ! Mais entre spectacle et esbroufe, la limite est ténue. Car, l’on est saisi d’un étrange sentiment face au décor gigantesque qui, à l’acte I, représente ce grand escalier de l’Opéra Garnier, encombré de figurants et qui tourne sans cesse ; sentiment d’assister à la scène de « Masquerade » dans la mythique comédie musicale Phantom of the Opera d’Andrew Lloyd Webber… créée en 1984. À ce moment, comme plus tard, nous sont offertes des démonstrations de danse bien peu inspirées – voire à la limite du grotesque, lors du ballet du quatrième acte.
Jolly affirme avoir « juste voulu faire lecture » de l’œuvre, mais l’on peine à le croire, car, derrière les décors trop imposants de Bruno de Lavenère, point la prétention d’un metteur en scène qui a, avant tout, voulu imprimer sa marque et exposer son univers factice sur la scène de l’Opéra Bastille. Avec sa production, Jolly semble concourir pour atterrir, un jour, sur la grande scène des Arènes de Vérone, la ville des sensibles amants, pour ébaubir, à coups de laser, le touriste de passage peu disposé à réfléchir plus profondément que nécessaire.
Quoi qu’il en soit, le tape-à-l’œil assez sinistre de Jolly, semble fonctionner sur de nombreux spectateurs. Ceux-là sont prêts pour les festivités des Jeux olympiques…
Dans le mouvement, dans l’agitation, il faut avoir l’œil affuté pour repérer les protagonistes principaux. Lorsque la focale se rapproche pour les scènes intimistes, la patte du metteur en scène ne s’allège pas pour autant ; le mariage a lieu dans une curieuse barque étriquée, la chambre de Juliette est ceinte de grands rideaux destinés à cacher le décor monumental, puis la couche mortuaire de Juliette se trouve encombrée de bougies et irradie alors de faisceaux lumineux…
Quand l’action doit offrir des respirations, des scènes de fête, la gaieté d’un mariage, la volupté de duos d’amour, Jolly décrète que l’odeur de mort ne doit pas quitter le plateau et l’action évolue dans un univers sombre et enfumé, un univers illustrant l’épidémie de peste, évoquée par Shakespeare, épidémie qui serait à l’origine de l’égarement du message promis à Roméo pour l’informer du stratagème qu’a imaginé Frère Laurent afin de permettre à Juliette de rejoindre Roméo. Le choix lourd et unidirectionnel alourdit l’ambiance durant toute la représentation.
Finalement, il y a une scène (c’est peu !) où la grandiloquence agitée du metteur en scène atteint son but ; c’est celle de l’affrontement entre les Capulets et les Montaigus, car, à ce moment, les secousses résident réellement dans l’action, Shakespeare comme Gounod ayant su ménager leurs effets, pour faire de cette scène un passage de non-retour.
La mort de Mercutio et celle de Tybalt scellent l’horizon des jeunes amants et l’on est alors pris par la force de l’émotion, face aux destins qui se nouent inexorablement.
La direction d’orchestre d’un requiem
La direction de Carlo Rizzi semble avoir été contaminée par la lourdeur et les décors imposants qui règnent au-dessus du plateau. La musique de Gounod n’est pas que tragédie ! Elle est riche de contrastes ; elle sait aussi montrer la comédie de ces invités imprudents qui font irruption dans la fête des Capulets ; comme elle sait montrer la pureté de l’amour et l’insolente insouciance de jeunes êtres, percutés par une attirance soudaine.
Dans la seconde partie, elle est drame, mais auparavant, elle a aussi été joie et abandon à l’ivresse des sentiments !
Alors, le son, souvent lent et lourd, voire sourd, qui émane de la fosse – déteignant même en fin de troisième acte sur l’excellent chœur dirigé par Ching-Lien Wu – fait perdre à la musique de Gounod sa variété et sa dynamique, pour ne la réduire qu’à un interminable et démonstratif requiem qui déprime plus qu’il n’éblouit.
Mais, heureusement, il y a les chanteurs !
Dans ce marasme, la lumière vient des chanteurs… quand Benjamin Bernheim et Elsa Dreisig partagent les moments de grâce.
En première partie, le ténor affiche une tenue élégante et une silhouette juvénile, pour ce garçon d’où émanent les sentiments des plus étonnés aux plus purs. Chacune de ses actions est en phase avec la réalité de Roméo et le rôle lui offre l’occasion d’user, évidemment, de son timbre clair et de cette voix mixte dont il est aujourd’hui l’un des détenteurs les plus séduisants. Certes, son « Lève-toi soleil » fait fondre les cœurs, mais ce sont parfois dans de plus petites interventions qu’il nous saisit d’émotion (comme avec ce « Va ! repose en paix ! Sommeille ! », suspendu et sublime en fin de deuxième acte) ou parvient à faire émerger sa combativité suicidaire dans le « Ah jour de deuil et d’horreur et d’alarmes », après avoir perdu Mercutio et tué Tybalt. Dans ce rôle, Bernheim a d’illustres devanciers, mais, avec ses incomparables armes incomparables, il montre qu’il sait réinventer Roméo en lui donnant ce qui lui manque fréquemment, les émois et emportements d’un adolescent sensible et passionné.
À l’inverse, Elsa Dreisig ne séduit pas immédiatement ; la valse de Juliette (exigée par la soprano Caroline Miolan, lors de la création), lui impose un exercice virtuose qui ne convient pas à sa voix. En première partie, le timbre s’avère souvent acide ; mais, dans les duos, il est, heureusement, tempéré par la chaleur de celui de Bernheim. Cependant l’énergie de Dreisig réside au moins autant dans sa force de conviction dramatique, que dans sa voix. Et lorsque vient le temps de « Dieu ! Quel frisson court dans mes veines ?… Amour, ranime mon courage », elle occupe alors et même irradie la scène, balayant tout sur son passage et obtenant là, la plus belle ovation de la soirée.
Ces deux artistes réussissent à démontrer que, bien que pareillement épris, les jeunes amants sont aussi dissemblables, et qu’aux emportements de Roméo aux premiers actes, répond l’amour résolu de Juliette, dans les suivants.
Le reste de la distribution ne souffre pas plus de critiques, d’autant que chaque interprète est, physiquement crédible dans son personnage. C’est le cas de Léa Desandre qui incarne un Stephano enflammé, à la voix percutante même si son volume peine à emplir le vaisseau de Bastille. En Mercutio, Huw Montague Rendall est remarquable de prestance et sa voix de baryton claire s’accorde parfaitement avec celle de son ennemi Tybalt, interprété par l’excellent Maciej Kwasnikowski. Dans des plus petits rôles, Thomas Ricart (Benvolio), Sergio Villegas Galvain (Pâris) et Yiorgo Ionannou (Grégorio) complètent le groupe en donnant corps à l’exaltation querelleuse des Capulets et des Montaigus.
Les deux aînés (Laurent Naouri et Sylvie Brunet-Grupposo), grands habitués de Bastille, tiennent dignement leur rang, même si leurs faiblesses vocales sont de plus en plus perceptibles.
Enfin, Jean Teitgen use, une fois de plus, de sa voix de bronze, sonore et si présente dans son rôle de Frère Laurent, alors que Jérôme Boutillier fait ses débuts à l’Opéra de Paris, débuts parfaitement réussis dans le rôle du Duc.
Avec une telle distribution, l’on eut aimé un écrin et une direction plus imaginatifs. Cette reprise de l’un des joyaux de la musique française n’en reste pas moins un évènement où les spectateurs doivent se précipiter (car beaucoup aimeront) et qu’il convient de saluer… même l’on émet quelques (conséquentes) réserves.
Visuels : © Vincent Pontet / Opéra national de Paris