Opéra
Un majestueux revival d’Henry VIII à la Monnaie de Bruxelles

Un majestueux revival d’Henry VIII à la Monnaie de Bruxelles

25 May 2023 | PAR Hannah Starman

Ce 23 mai 2023 devant une salle comble de La Monnaie de Bruxelles, Alain Altinoglu et Olivier Py ressuscitent une gigantesque partition délaissée et rarissime de Camille de Saint-Saëns, Henry VIII. Un pari plus que réussi pour le plus grand bonheur des spectateurs bruxellois.  

Un chef d’œuvre méconnu de Saint-Saëns

En 2021, à l’occasion du centenaire de la disparition de Camille Saint-Saëns, les champions du répertoire français, Alain Altinoglu, le directeur musical du théâtre royal de la Monnaie, et le metteur en scène Olivier Py, décident de rendre hommage à ce “compositeur fondamental dans l’histoire de la musique française.” Rapidement, le choix d’Henry VIII s’impose. L’opéra de trois heures trente de musique composé de quatre actes et six tableaux est rarement présenté au public et sa dernière production belge remonte à 1935. Pourtant, Henry VIII est une partition élégante et limpide qui s’attaque aux questions sociétales de fond et, comme l’explique Alain Altinoglu, “regorge de moments extraordinaires du point de vue de l’invention musicale.” 

Une des partitions lyriques les plus intéressantes de Saint-Saëns, Henry VIII s’inspire du schisme d’Angleterre du dramaturge et poète espagnol Pedro Calderón de la Barca et raconte le schisme politico-religieux que précipitera le divorce royal. Pour cette production bruxelloise, Altinoglu opte pour la version intégrale, proche de celle créée à Paris le 5 mars 1883. Le grand final du deuxième acte et les sept scènes du troisième acte, jouées lors de la création et coupées par la suite, seront alors restitués afin de souligner l’intransigeance de Henry et montrer sa puissante et scénique confrontation avec le légat du Pape.

Une intrigue intime sur le fond de schisme politique et religieux

Le livret de Léonce Détroyat et Armand Silvestre place au centre du drame intime la répudiation par Henry VIII de sa première épouse, Catherine d’Aragon, fille du couple des rois catholiques d’Espagne, et l’ascension d’Anne Boleyn, une de ses demoiselles d’honneur, comme nouvelle épouse du roi. La dissolution du premier mariage contre la décision du Pape précipitera la rupture avec Rome, l’excommunion d’Henry VIII et l’indépendance de l’Eglise anglicane. Pour Anne Boleyn, décrite par l’ambassadeur d’Espagne comme “plus luthérienne que Luther lui-même”, l’établissement de l’Eglise protestante d’Angleterre et son couronnement le 31 mai 1533, “l’un des plus magnifiques dont Londres a été témoin” sera une victoire aussi douce que sa chute, trois ans plus tard, sera amère. Condamnée à mort pour inceste, adultère et complot contre le roi, Anne Boleyn sera publiquement décapitée le 19 mai 1536. Henri VIII n’attendra que onze jours avant d’épouser Jane Seymour, la dame d’honneur de la reine exécutée.

Saint-Saëns choisit la Renaissance comme décor de sa grande fresque historique, mais les enjeux qu’il y aborde sont ceux de son époque. Athée convaincu, il partage les aspirations laïques des progressistes français et son Henry VIII est résolument républicain. La troisième République réinstaure le divorce en 1884 et la sécularisation progressive de l’État sera achevée par la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État. Transposant l’action au 16ème siècle, Saint-Saëns interroge les chamboulements de son siècle. La fin du 19ème siècle est l’époque de l’apogée de l’impérialisme mais aussi celle des transformations urbaines opérées par le baron Haussmann à Paris, d’une industrialisation rapide, de l’avènement du capitalisme et des bouleversements sociétaux qui l’accompagnent.

Une mise en scène qui superpose deux temporalités

Pour cette production très attendue d’Henry VIII, Olivier Py imagine un univers scénique classique et des costumes évoquant deux temporalités : celle du compositeur et celle du souverain anglais. Seule Catherine d’Aragon, personnage attaché à l’ancien monde, sera vêtue d’une tenue entièrement Renaissance, tandis que le roi n’enfilera son hermine que pour des séances photo. Le reste du temps, il portera des costumes du 19ème siècle, comme le feront d’ailleurs, tous les autres protagonistes sur scène. Les décors de Pierre-André Weitz s’inspirent des cabinets de curiosité du 17ème siècle et comme l’explique Olivier Py : “On a rêvé un monde qui serait comme le Teatro Olimpico qui bougerait tout le temps, comme si on se déplaçait à l’intérieur d’un labyrinthe.” Ces grands blocs noirs renvoient bien les voix, mais rappellent également la déflagration des transformations urbaines du Paris haussmannien et “le déchirement du quotidien gris qui s’ouvre vers une autre représentation de l’humain.”

Les costumes sombres se fondent au décor. Seule la robe écarlate d’Anne Boleyn et les vêtements rouges des ecclésiastiques s’en détacheront avec éclat. Cette conception bicolore de la scène est efficace et certains effets divertissants. Par exemple, Henry VIII, qui chasse le légat du Pape de la scène du haut de son ( vrai !) cheval est un délice. La locomotive qui fracasse le mur au dernier acte et sert de décor à la mort de Catherine d’Aragon est, certes, incongrue, mais elle incarne splendidement la logique de deux temporalités de Py. En revanche, les changements fréquents de scène noire et lourde à l’aide des plateaux tournants, les danseurs quasi nus qui émergent à chaque instant et de nombreux figurants sollicitent les spectateurs au point de provoquer une surcharge sensorielle. Un peu de sobriété serait décidément salutaire.

Une belle distribution de prises de rôle

Vu la rareté de la production, tous les interprètes assurent une prise de rôle, à géométrie quelque peu variable et d’autant plus visible que la partition de Saint-Saëns confronte deux paires de voix qui se retrouvent, dans la mise en scène d’Oliver Py, physiquement confinées aux différentes parties du plateau : le duo Anne Boleyn (mezzo-soprano) et Henry VIII (baryton-basse) et le duo Catherine d’Aragon (soprano) et Don Gomez (ténor). Un ravissant déséquilibre vient perturber chacun des couples et permet de faire ressortir de multiples complexités des personnages.

Le superbe baryton-basse belge Lionel Lhote est un Henry VIII ardent et cruel, à la fois despotique et désarmé par la passion pour celle qu’il aime. Sa présence scénique et sa voix, intense et expressive sur toute la tessiture, sont épatantes.  Il est aussi impressionnant en homme amoureux, déployant sa sentimentalité sans retenue aucune dans “Qui commande quand il aime ?”, qu’en souverain tyrannique, toxique et manipulateur. À ses côtés, Nora Gubisch est une Anne Boleyn séductrice et arriviste. Son timbre, confiant dans le médium et le grave, traduit habilement la tension entre l’ambition et la fragilité du personnage, notamment dans le magnifique air “Reine ! Je serai reine !” qui laisse déjà présager la fin tragique de la nouvelle favorite du roi.

Face au couple d’amoureux, le couple de perdants : Catherine d’Aragon, la reine répudiée par le roi, et Don Gomez, l’ambassadeur d’Espagne, rejeté par une Anne Boleyn qui vise désormais le trône. Étrangers à la cour d’Angleterre, les deux Espagnols catholiques sont des alliés naturels. L’élégant ténor anglais Ed Lyon peine à se faire entendre face à la majesté vocale de la hiératique Marie-Adeline Henry qui incarne la souffrance impuissante et vaine de son personnage avec férocité et vengeance, projetant sa voix avec une énergie foudroyante, y compris dans les grands ensembles. Toutefois, au fur et à mesure que ses entrées se font plus calmes et résignées, comme dans “Rendez-moi l’époux que j’aime” ou “Je ne te reverrai jamais, ô douce terre”, et que le rôle de Don Gomez prend de l’importance, Ed Lyon impose sa personnalité vocale et scénique jusqu’à prendre la parole, outré et entraînant, pour défendre la reine déchue devant le Synode.

Le rôle du légat du Pape, Cardinal Campeggio, incombe au basse français Vincent Le Texier. Son timbre manque d’ampleur dans les graves qui donnerait du poids à son illustre personnage, mais Le Texier nous fait oublier cette faiblesse par un jeu saisissant, toujours juste et parfois même drôle. Son grand air “Fatal orgueil des rois dont le Ciel veut la perte !” est assis sur une solide tessiture et pétri d’une émotion toute humaine. Le chœur, préparé par Stefano Visconti de l’Opéra de Monte-Carlo, est excellent et dans les deuxièmes rôles, le ténor Enguerrand de Hys en Comte de Surrey, le baryton-basse Werner Van Mechelen en Duc de Norfolk, le basse Jérôme Varnier en Cranmer et le soprano Claire Antoine en Lady Clarence, offrent de belles répliques qui séduisent par leur précision et économie. Le directeur musical de la Monnaie Alain Altinoglu dans la fosse ressuscite cette partition oubliée avec toute l’application qui le caractérise. Attentif à l’équilibre entre le plateau et la fosse et soucieux de mettre en valeur son remarquable orchestre symphonique de La Monnaie, Altinoglu nous livre des moments musicaux éblouissants.

Visuels : © Matthias Baus 

 

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