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Festival du dessin Arles : [Interview] Nadine de Koenigswarter : “J’exprime l’angoisse du monde animal auquel j’appartiens.”

Festival du dessin Arles : [Interview] Nadine de Koenigswarter : “J’exprime l’angoisse du monde animal auquel j’appartiens.”

26 April 2023 | PAR Hannah Starman

Nadine de Koenigswarter nous a accueillis dans son atelier qu’elle a installé dans sa maison proche de Paris, entourée de ses cinq chiens sauvés de l’abandon, ses œuvres, des livres et d’une impressionnante collection de vinyles. L’artiste participe au Festival du dessin à Arles jusqu’au 14 mai 2023. Nadine de Koenigswarter parle de son travail artistique, du jazz, de l’Afrique de l’Ouest et de sa passion pour le vivant.

Vous présentez quatre grands dessins de la série des Songes au Festival du dessin à Arles. D’où vous vient l’inspiration pour dessiner ces femmes puissantes, fragiles et hiératiques ? S’agit-il de portraits ou d’autoportraits ?

Je souscris à la vision de Frédéric Pajak selon laquelle il y a dans chaque portrait une part d’autoportrait. Il y a une projection, mais c’est aussi plus mêlé. Ce n’est pas moi, mais c’est moi certainement. J’ai toujours été attentive aux rêves et à cet univers intérieur qui est en nous. Cette figure de femme puissante m’est apparue dans des songes, des rêves éveillés. Ce sont des dessins d’une certaine naïveté, expression à la croisée du rêve et de la réalité. Mais c’est vrai qu’au cours du travail, je ne me soucie pas de “beau ou pas beau”, mais plutôt de ressentir si ce que je fais est “vivant ou mort.” Ce sont toujours ces deux éléments qui font que, pour moi, une œuvre tient la route ou pas.

J’ai commencé la série de Songes un soir, après un blocage d’inspiration de plusieurs semaines. Je faisais plutôt un travail abstrait à l’époque et, dans l’abstraction, les choses ne sont pas dites de la même manière. Le premier Songe réalisé en 2000 est le premier dessin de cette femme forte, mais qui est dans l’impossibilité de s’exprimer par les mots. Il m’est apparu comme une évidence. Le Songe 2 [2010], la femme à deux têtes, et le Songe 3 [2014], la femme accompagnée de quatre chiens, ont jailli spontanément aussi. Le Songe 6 est le dernier que j’ai fait, il y a deux mois. Cela coïncidait avec le décès de mon père. J’ai voulu dessiner un personnage frontal, une femme protégeant un petit garçon, qui aurait été mon père, mais j’ai finalement glissé vers les animaux. La femme tient dans sa main un corbeau, un animal qui n’est pas symbole de paix, mais, ici, c’est un animal protecteur. J’avais fait en 2002 une gravure d’un corbeau qui enveloppe une petite femme agenouillée sous son aile, intitulée Prendre sous son aile. Dans ce dernier Songe 6, j’ai pris un grand plaisir à faire la robe de l’animal “hybride” qui est au pied de la femme. Je me suis plongée dans le dessin de sa fourrure et j’étais dedans, autant dans sa fourrure que dans mon dessin. Quand, parfois, tu fais un focus sur une zone précise de travail, tu sens la chose qui prend vie, qui prend corps et c’est comme cela qu’est apparu cet animal. Il s’est fait tout seul.

Le deuxième groupe d’œuvres que vous montrez à Arles est constitué, justement, des craies grasses de chiens. Quel est votre rapport au règne animal et comment il s’exprime au travers de votre œuvre ?

Les chiens, les animaux dessinés, c’est un peu moi en tant qu’animal qui suis en relation à l’autre du monde animal. Il y a un côté onirique dans cette série Chiens fabuleux, chiens fabulateurs, mais il y a aussi de l’angoisse que le spectateur peut ressentir en regardant ces chiens. L’angoisse du monde animal auquel j’appartiens. Le chien orange [Rilke, 2019] inclut un texte de Rilke sur l’animal. Il y a des personnages historiques, des écrivains, des philosophes qui parlent de l’animal comme si c’était une chose. Descartes prétendait que les animaux étaient des machines sans âme, sans émotion ni ressenti et il découpait les chiens encore vivants pour vérifier sa théorie des “animaux-machines.” Mais il y des gens, des pionniers qui, bien avant notre époque parfois – celle-ci étant a priori plus consciente grâce aux nouvelles recherches en éthologie – ont écrit des textes très forts révélant une empathie pour l’animal. Par exemple, Porphyre, Bentham, Rousseau, Singer ou encore Patterson, Canetti, Victor Hugo, Kundera, Derrida. C’est le regard de ces précurseurs que j’aimerais bien représenter dans mes prochains dessins.

A Arles, vous participez également à l’exposition Moleskine, avec l’œuvre intitulée Night Tempo [2023]. Comment ce carnet recouvert d’encre noire et percé incarne-t-il le thème “L’étranger qui est en moi” ?

L’étranger en moi est ce qui m’est étrange, ce que nous ne saisissons ou ne contrôlons pas. Pour moi, l’Afrique a été d’aller vers cet étranger, avec l’envie et le besoin d’y être et nulle part ailleurs. C’était assez brutal. En 2000, j’ai été invitée par le sculpteur Alain Kirili à assister pendant une vingtaine de jours à une rencontre en pays dogon au Mali entre la troupe de la communauté des masques dogon Awa et des musiciens Afro-américains comme Joseph Jarman ou Leroy Jenkins. Une expérience fabuleuse. Deux ans plus tard, je suis retournée en Afrique et suis allée au Festival de jazz de Saint-Louis du Sénégal. J’y ai rencontré des musiciens traditionnels et j’ai vécu pendant près de huit ans par longues périodes auprès d’eux. C’étaient des Guinéens, une quarantaine d’hommes qui vivaient plus ou moins en communauté, un peu nomades, “en aventure” comme ils disent. Ils étaient “réfugiés économiques” au Sénégal et extrêmement démunis. Ils faisaient eux-mêmes leurs magnifiques instruments traditionnels et ils jouaient la plupart du temps pour les cérémonies locales.

En pays Dogon, je dormais au bord de la falaise de Bandiagara, sur une natte au sol, avec toute la voûte étoilée au-dessus, d’autant plus présente qu’il n’y a pas l’électricité. Pour faire mes pièces noires abstraites [Pièces noires & Cosmogonies], j’utilise un papier noir brillant en surface et blanc au dos. Je travaille à l’aveugle (sans voir ce que je fais) et je repousse le papier vers l’avant par le dos. Ce qui fait que le papier est éclaté et le fond fait une percée vers l’avant. Cela donne soit des papiers marouflés ensuite sur aluminium, soit de grands papiers qui flottent librement au mur. Je rentre dans la musique qui m’accompagne souvent lorsque je travaille, comme dans une transe, et je me laisse guider par le rythme, plus que par le visuel. C’est une pulsation, c’est une pulsion. C’est le rythme de la kora, la harpe africaine, qui fait que je perce dans une certaine cadence. Je travaille au sol et sans intention préalable autre que celle de me laisser porter par la musique. J’aime bien quand un travail en amène un autre. Comme quelque chose sans fin, mais avec une finalité qui est de trouver un état d’équilibre / déséquilibre qui me convient et qui fait que je peux arrêter le travail à cette étape, mais il faut parfois plus de temps pour savoir si ça tient la route. Night Tempo se réfère à un travail que j’avais fait en Afrique qui s’appelait Night Sound. J’ai fait beaucoup de photos en Afrique, des films aussi, mais jamais montés, sur mes amis guinéens, sur cette communauté. J’ai aussi dessiné ces musiciens sur le vif. J’ai rempli là-bas une vingtaine de carnets, des Moleskine souvent. Je dessinais tout le temps, des musiciens, des enfants, des familles. Je leur donnais des dessins. C’était pour moi une autre façon d’échanger avec les gens.

Vous êtes autodidacte avec un parcours atypique. Comment êtes-vous devenue l’artiste que vous êtes aujourd’hui ?

Comme jeune autodidacte je n’avais pas d’amis de ma génération qui étaient artistes. Je sortais en plus d’une adolescence difficile. J’ai commencé à peindre et dessiner pour créer une brèche et tenter de m’exprimer par un langage qui n’était pas celui des mots, qui me faisaient peur. J’étais renfermée, mutique, et j’appréhendais toute forme d’extérieur. Je n’avais aucune confiance en moi et aucun repère. La confiance s’est construite petit à petit, la peinture m’y a beaucoup aidée, mais c’est difficile d’avancer sans école et sans référence. J’avais fait une année à l’atelier Penningen, mais l’école formait à l’illustration et ce n’était pas ce que je voulais. Je me suis fait virer.

Puis, j’ai rencontré un artiste plus âgé d’origine roumaine, Julian Mereuta, réfugié politique en France, qui m’a proposé de m’installer quelques temps dans un coin de son atelier, une simple pièce à Bagnolet. J’ai aussi rencontré Wolf Vostell, un artiste extraordinaire, de la génération Fluxus, qui est mort à 60 ans, si jeune pour partir. Il était proche de Nam June Paik, de John Cage et de tous ces artistes-là. Il m’a dit : “Prends tout ce qui vient. Prends la profusion, prends l’excès, prends tout.” A partir de ce moment-là, je me suis dit que je ferai ce que j’ai envie de faire. Un jour, j’ai fait une tâche sur un dessin et je me suis dit : “C’est là qu’il y a la vie. C’est ça qui est vivant.” Je pense que c’est ça qui a déclenché ce besoin de travail plus abstrait pendant longtemps.

Votre œuvre est très variée. On y trouve de l’abstrait, du dessin, de la photographie, des multiples, des caissons lumineux, de l’écrit aussi. Comment travaillez-vous ? Y a-t-il des périodes pendant lesquelles vous avez opté pour une forme d’expression plutôt qu’une autre ?

Non, il n’y a pas de chronologie dans mon travail. Je peux commencer quelque chose à telle période et reprendre ce travail 20, 25 ans et plus tard. C’est vrai que j’étais dans l’abstraction pendant longtemps, mais je fais des va-et-vient tout le temps, sans que cela ne me pose de problème. Par exemple, le Songe avec une double tête m’est apparu quand j’habitais à New York et, à ce moment-là, j’en avais fait une petite gravure. Je l’ai repris beaucoup plus tard pour faire le dessin grand format qui est présenté à Arles. J’adore la gravure, même si je n’en ai pratiquement pas fait, mais dans tout le travail que je fais maintenant, je tourne autour de la gravure. Pour la série Chiens fabuleux, chiens fabulateurs, je racle, j’enlève à l’aide d’un burin, je travaille “en réserve”. Même quand je faisais un travail abstrait, je voulais toujours retrouver la couche d’avant, celle d’en dessous, jusqu’à retrouver le fond, la toile, la lumière. Je n’aime pas les effets de style, il faut que ce soit très simple.

Parfois aussi, je fais des choses pour rire, autour de la famille, comme cet autoportrait habillé en rabbin. Je revenais de Prague parce que ma famille est plus ou moins originaire de là-bas et j’ai dit à mon père : “Papa, sais-tu qu’on a un cousin orthodoxe que j’ai rencontré à Prague et qu’il m’a autorisée à faire des photos de lui, photos que voici.” Mon père ne m’a jamais reconnue. Je ne me sens pas bien dans un travail trop monolithique ou qui va trop dans une même direction. A Arles, je présente aussi un portrait de ma sœur Agnès [1984] au crayon avec un lavis de sépia. C’est une technique qui ne me conviendrait pas maintenant, à cause de son côté un peu passéiste. Mais, j’ai besoin de variations qui stimulent mon désir de poursuivre et de faire. C’est tellement jubilatoire !

En 2006, vous avez édité avec Frédéric Pajak et publié chez Buchet Chastel Les Musiciens de jazz et leurs trois vœux, les photos des musiciens et leurs trois vœux recueillis par Pannonica (Nica) de Koenigswarter. Qui était Pannonica pour vous et qu’est-ce qui vous a poussée à faire ce projet ?

Ma grand-mère est morte à 20 ans en mettant mon père au monde. Mon grand-père, Jules de Koenigswarter, devenu veuf, a très vite épousé une lointaine cousine, Pannonica de Rothschild, et ils ont eu cinq enfants ensemble. Elle n’est donc pas ma grand-mère directe. Par contre, leurs enfants ont vécu chez nous à Paris. Mon grand-père, diplomate, donc très souvent en voyage, avait décidé que les enfants seraient mieux scolarisés en France et mon père a accueilli la fratrie dans son hôtel particulier. Pannonica vivait à New York et nous n’avions pas beaucoup de contact avec elle, mais après son décès, j’ai habité dans sa maison dans le New Jersey lors de mes séjours à New York. Je dormais et travaillais dans sa chambre. Un jour, je suis tombée sur une grande malle pleine de polaroïds qui étaient en train de disparaître, le polaroïd étant un procédé fragile s’il n’est pas fixé. Il y avait des photos de Monk, de John Coltrane, de Miles Davis et de gens moins connus. Je me suis dit que la seule façon de sauver ces photos était de les scanner et de les publier. Il y avait aussi les vœux des musiciens récoltés et tapés à la machine par Pannonica, et certaines de photos qui étaient collées dans les carnets Hermès en cuir de Pannonica. J’ai amené le tout à Paris et j’ai montré les photos à Frédéric Pajak. Nous étions d’accord sur le fait qu’il fallait faire un ouvrage le plus fac-similé possible et non pas un beau livre.

A l’époque, Richard Wilkinson, le mari de June Tyson, qui était la chanteuse fétiche de Sun Ra, habitait encore à la maison. Il connaissait tous les gens de cette génération. Nous avons passé une dizaine de jours ensemble à identifier les musiciens sur les photos et, un mois plus tard, il est décédé. Ce livre est particulier parce que c’est une sociologie du jazz de l’époque. Même si, parfois, les vœux ne sont pas très originaux, cela reflète les espérances des musiciens, dont on connaissait surtout la musique. Pannonica leur a donné la parole et elle voulait que le livre soit publié. La maison de Pannonica est restée à disposition des musiciens jusqu’à la mort du dernier, le pianiste Barry Harris mort en 2021 ou 2022. On a récupéré de nouvelles photos lors de la vente récente de la maison et, comme les éditions précédentes ont eu un réel succès et sont épuisées, nous sommes avec Frédéric Pajak, en train de préparer une nouvelle édition augmentée, qui paraîtra avant la fin de l’année.

Quels sont les projets ou les formes artistiques que vous aimeriez explorer ?

Cela fait plus de quinze ans que je travaille par intermittence sur un livre sur un de mes cousins, Philippe Lunel, décédé en 1994 du SIDA et qui m’était très proche. J’ai toujours peint et dessiné, mais, quand j’ai écrit le livre, ça a été une immersion difficile, régressive, douloureuse mais par contre, écrire et trouver les mots a été jubilatoire. Les mots, la précision des mots, c’était un autre plaisir que j’ai découvert. Ce sera un livre plein d’images, parce qu’on a eu un échange quasi quotidien pendant une dizaine d’années avant sa mort.

On échangeait des objets, des dessins, des lettres et j’ai fait une somme de tout ça. J’ai aussi fait quelques multiples dérivés d’un de mes échanges avec lui. J’en ai fait une dizaine à la main et je les ai appelés “De l’insomnie”. Mon cousin était insomniaque et il m’avait envoyé le dessin d’un homme qu’il avait appelé “Le Surhomme”, auréolé de vignettes de médicaments contre l’anxiété ou l’insomnie avec des noms épouvantables, Urbanil, Palfium, Temgesic, et en réponse, je lui avais envoyé un bonhomme qui compte des moutons. Ce projet me tient terriblement à cœur et le livre sortira un jour, j’espère.

Pour savoir plus :

Pannonica de Koenigswarter (Préface de Nadine de Koenigswarter). Les musiciens de jazz et leurs  trois voeux. Paris. Buchet Chastel. 2006.

Visuels :

Nadine de Koenigswarter, Rilke, 2019, craie grasse, 70 x 100 cm. ©Nadine de Koenigswarter, ADAGP, Paris, 2023

Nadine de Koenigswarter, Songe 2, 2010, encre sur toile, 130 x 195 cm. © Nadine de Koenigswarter, ADAGP, Paris, 2023

Nadine de Koenigswarter, Chien rouge, 2018, craie grasse, 50 x 70 cm. ©Nadine de Koenigswarter, ADAGP, Paris, 2023

Nadine de Koenigswarter, Songe 6, 2022, encre sur toile, 130 x 195 cm. © Nadine de Koenigswarter, ADAGP, Paris, 2023.

Nadine de Koenigswarter, Night sound , papier noir percé. 200 x 200 cm). 2002. ©Nadine de Koenigswarter, ADAGP, Paris, 2023

Nadine de Koenigswarter, Agnès, 1984, crayon et encre brune sur papier, 38,5 x 46,5 cm. ©Nadine de Koenigswarter, ADAGP, Paris, 2023

Nadine de Koenigswarter, Night Tempo, 2023. ©Nadine de Koenigswarter, ADAGP, Paris, 2023

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