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Festival du dessin à Arles : [Interview] Joël Person : “J’ai peur des chevaux”

Festival du dessin à Arles : [Interview] Joël Person : “J’ai peur des chevaux”

30 April 2023 | PAR Hannah Starman

Joël Person nous a reçus à son atelier à Paris quelques jours après le lancement du premier Festival du dessin à Arles. Jusqu’au 14 mai, l’artiste y expose une quarantaine d’œuvres, parmi lesquelles deux très grands formats, représentant une impressionnante cavalcade de chevaux : La Déferlante et Les Chevaux de l’Apocalypse. Joël Person participe également au projet pédagogique du Festival, la résidence d’artistes et il dessinera sur le vif le concert de l’Orchestre national de Cannes le 3 mai. Joël Person nous a parlé de ses dessins, de ses rythmes et de ses obsessions.

Votre collaboration avec Frédéric Pajak est étroite. Vos dessins apparaissent dans les Cahiers dessinés et Amour et vous participez à la plupart des expositions qu’il organise. Récemment, Pajak a édité une monographie consacrée à votre travail. Comment est née cette amitié artistique ?

Il y a une dizaine d’années, Alexandra Roussopoulos m‘a présenté Frédéric Pajak. A l’époque, ils habitaient tous les deux Villa Seurat et nous nous sommes rencontrés autour d’un dîner. Petit à petit, Frédéric s’est intéressé à mon travail. Il a illustré un article dans les Cahiers dessinés avec mes dessins. Ensuite, il a exposé mon travail à la Halle Saint-Pierre, d’abord à l’exposition Cahiers dessinés en 2015 et plus tard, à l’exposition Grand trouble [2017]. De fil en aiguille, il m’incluait dans presque toutes ses publications et expositions, y compris dans les trois expositions dont il était commissaire au Musée Jenisch de Vevey : Dessin politique, dessin poétique en 2018, Portrait, Autoportrait en 2021 et XXL-Le dessin en grand en 2022.

Frédéric m’a permis aussi de faire évoluer mon travail. En me poussant à la réflexion, en me bousculant pour me sortir de mes habitudes, il m’a sans doute orienté à la découverte des parties de moi-même que je n’aurais peut-être pas explorées sans son impulsion ou pas de la même façon. Par exemple, pour l’exposition Grand trouble, je voulais faire à nouveau des chevaux cabrés – c’est mon obsession – mais Frédéric m’en a dissuadé. Il avait raison. J’ai décidé de faire un assemblage de dessins où se mélangent l’actualité politique et l’intimité. Je me suis imposé un format carré de 29,50 x 29,50. C’était le début de la série Bruits du monde.

Dans la série Bruits du monde, visible à l’espace Van Gogh du Festival à Arles, on trouve des thématiques d’actualité, les migrants, les SDF, la violence policière, mais aussi des scènes de la vie quotidienne et intime. Le dessin vous permet-il de décoder l’actualité ?

Plus je dessine l’actualité, plus je me retrouve dans l’histoire de l’art que j’ai appris. Par exemple, je dessine un tas de cadavres de migrants dans une barge et tout d’un coup je pense au Radeau de la Méduse [Théodore Géricault, 1818-1819]. Ou encore, je dessine un homosexuel tchétchène en train de se faire zigouiller par la police. Son corps est nu, christique. En le dessinant j’ai imaginé La Déposition du Christ [Le Tintoret, v. 1559]. Finalement, rien ne change. La violence est toujours là.

Bruits du monde, c’est une fresque de la vie qui se répète en boucle. J’ai commencé cette série en 2017 et je n’ai jamais arrêté de la compléter. Pendant ma résidence à Arles, j’ai dessiné deux taureaux et Crin-blanc, d’après le film du même titre qui raconte l’histoire d’une amitié entre un petit garçon et un étalon sauvage. Cela se passe en Camargue et c’est un film qui a marqué toute une génération. La série est un mélange de l’actualité et de l’intime.

Dessinez-vous l’actualité sur le vif ?

Cela m’arrive, mais le plus souvent je fais un croquis sur le vif d’après photo. Je m’approprie le sujet. Je prends des images sur les réseaux sociaux, souvent de très mauvaise qualité. Ensuite, je les imprime, je les recadre en anticipant le format carré et je me mets à dessiner. Parfois, je dessine une forme, mais je ne comprends pas ce que je dessine. Une photographie ne donne pas toujours toutes les informations.

A force de la dessiner, une forme que je n’avais pas comprise se révèle. Par exemple, quand j’ai dessiné La République en marche, un groupe d’une dizaine de CRS et de policiers sur double carré, j’ai pris conscience du fait qu’ils étaient suréquipés. Et quand je mets en face le carré intitulé Le Peuple jaune, je vois des gens de tous âges, désorientés, qui ne savent pas où aller. Je n’ai pas de jugement politique, mais j’ai des constats visuels.

Vous avez réalisé de nombreux dessins de chevaux, certains en grandeur nature ou presque. L’ensemble constitué de deux œuvres visibles à l’enclos Saint-Césaire, La Déferlante et Les Chevaux de l’Apocalypse, représente une vingtaine de chevaux au galop et mesure presque 17 mètres. D’où vient cette obsession de l’équidé ?

J’ai peur des chevaux. Mon rapport au cheval vient de l’enfance. Du côté maternel, il y avait le cheval de la dynastie Tang [618-907] que mon grand-père, capitaine dans la marine marchande à Shanghaï, avait ramené de Chine et offert à ma mère pour son mariage. Par inquiétude à l’idée que je ne le casse, ma mère me disait : “Si tu le touches, il va te mordre.” La statuette du cheval était en hauteur et enfant, je voyais d’en dessous sa mâchoire menaçante. J’étais obsédé par cet interdit.

Du côté paternel, il y avait un ancêtre, Paul Magne De La Croix, qui était peintre animalier et cavalier. Il a peint Le Supplice de Brunehaut, une très grande toile qui représente la fille du roi des Wisigoths, attachée par les cheveux à la queue d’un cheval qui vous arrive dessus. Ce tableau était dans le bureau de mon père. A force de le regarder, j’ai commencé à voir des formes érotiques dans les rochers que je n’avais pas remarquées enfant.

Le cheval dégage une tension érotique, voire androgyne. C’est un animal peureux, ses jambes sont très fragiles et en même temps c’est un animal puissant qui symbolise le pouvoir. Quand je dessine ces assemblages de chevaux, je ne sais pas à quoi va ressembler le jeu entre le plein et le vide des jambes, mais j’essaie d’être anatomiquement le plus précis possible. Une fois assemblés, les chevaux créent une surprise et je les cadre très près pour que l’on ne voie pas les têtes en entier. Ca me donne le rythme dont j’ai besoin. L’animal qui broute dans un pré ne m’intéresse pas.

Le dessin vous permet-il de maîtriser votre sujet et vos émotions ?

Dessiner, c’est toucher à distance. Jeune, j’étais très timide, mais je dessinais tout le monde. C’était pour moi une façon de communiquer, de m’approprier mon sujet. Mon père, Yves Person, était administrateur colonial en Afrique de l’Ouest, c’était un professeur d’histoire très apprécié et un des pionniers des études d’histoire de l’Afrique. Il est mort d’une tumeur au cerveau quand j’avais vingt ans. J’ai fait les dessins de mon père mourant sur le vif. A Arles, l’accrochage à l’Espace Van Gogh est très bien fait car on passe du dernier portrait de mon père avant sa mort à un récital d’un pianiste à la Salle Cortot. On arrive au bout d’une vie et on enchaîne sur autre chose. Là, c’est comme une résurrection musicale. Quand je dessinais mon père en train de s’éteindre, je dessinais au Jardin des plantes des animaux vivants, dévorant la viande. C’était inconscient. Le dessin m’a aidé à faire le deuil.

Dans le cadre du Festival à Arles, vous avez participé au projet pédagogique piloté par Alexandra Roussopoulos. Quelle était votre expérience en tant qu’artiste intervenant ?

Ce projet m’a bouleversé. Enfant dyslexique et gaucher, j’ai beaucoup souffert à l’école. Étant “anormal”, j’ai dû m’adapter car le monde n’était pas fait pour moi. Je me suis rendu à l’école Jules Vallès avec des enfants de huit à dix ans, certains aussi un peu en difficulté. J’ai eu des moments très forts avec les élèves. Je ne voulais pas leur donner un cours de croquis ou de dessin pour enfants. En revanche, je voulais leur apprendre à observer. On est envahi d’images partout, mais on ne regarde pas vraiment l’autre. Je voulais leur apprendre à dessiner pour regarder et j’ai trouvé des moyens simples pour le faire.

Je leur ai demandé, par exemple, de redessiner une photographie en faisant attention aux formes ou encore, de faire un dessin sur le vif en leur expliquant la hauteur de regard, etc. J’étais épaté par leur concentration. Il y avait un petit garçon, Youssef, considéré comme un des plus agités, qui m’a posé une multitude de questions sur le dessin et je me suis appliqué à lui répondre en lui faisant des dessins d’explication. A la fin du cours, Youssef a déclaré à l’instituteur que je lui avais fait comprendre plein de choses et qu’il voulait devenir dessinateur. C’est merveilleux !

Pendant ma résidence d’artiste à Arles, j’y suis retourné pour dessiner l’école, le professeur et ses élèves, sur le vif, dans un grand carnet. La mairie fera une reproduction et offrira le dessin à l’école lors de la cérémonie de fin d’année. A l’initiative du maire d’Arles et de Frédéric Pajak, les élèves vont exposer les œuvres, réalisées dans le cadre de ce programme pédagogique, à l’Espace Van Gogh, au même titre que les artistes confirmés. Je trouve l’idée excellente.

Le Musée Jenisch de Vevey vous a acheté Le Confinement pour sa collection permanente en 2021, mais une version plus grande de ce dessin, La Déferlante intérieure, est actuellement visible à Arles. Quelle est la genèse de cette œuvre emblématique ?

Il y a trois dessins des cheveux de dos très proches. Le premier c’est le Confinement, que j’ai commencé il y a plusieurs années et que j’ai terminé pendant le confinement au printemps 2020, d’où le titre. A la même période, j’en ai réalisé un deuxième, Nos prisons imaginaires, dans le cadre d’une performance à la Conciergerie de Paris. Je ne me sentais pas légitime à parler du statut des prisonniers et de leur vie mais la Conciergerie évoque le souvenir de Marie-Antoinette qui y avait été enfermée et décapitée.

Le choix de ce dessin de la femme en introspection, les cheveux de dos et les doigts qui en sortent, s’est imposé comme une évidence. D’autant plus que j’arrête le dessin assez net et la page est vide en dessous, comme si la tête avait été détachée du corps. J’ai réalisé le troisième pour la vitrine de la Libraire du globe en très grand format que j’ai retravaillé après. Je l’ai appelé La Déferlante intérieure et elle est proposée à la vente à la galerie du Festival, Espace Richterbuxtorf, ainsi que plusieurs autres dessins de la série Bruits du monde, des chevaux cabrés et des Carnets de notes.

Vous faites beaucoup de dessin sur le vif des musiciens. Quel rôle joue la musique dans votre œuvre ?

J’ai entamé une série que j’ai appelée Carnet de notes. Ma compagne, Marine Pierrot Detry, est productrice de la musique classique et du jazz, donc ça s’est fait naturellement. Par exemple, en 2021, Pierre Bleuse, le directeur artistique du Festival de Prades, m’a invité à y participer comme dessinateur officiel. Je dessinais toute la journée, tous les concerts, et le tout était encadré le lendemain, en direct.

J’ai retrouvé la sensation que j’avais quand je dessinais des animaux au Jardin des plantes. Parfois, pendant le concert je ne vois rien parce que je suis assis dans une salle noire et seule la scène est éclairée. Mais quand je suis en état de concentration totale j’ai l’impression que je ne vois rien et en même temps je vois tout. Je ne fais plus d’effort. Je suis dans un état second. Il y a quelque chose de grisant dans ce ressenti. Quand je dessine, j’ai beaucoup d’émotions, de sensations, mais dès que c’est fini, j’ai envie de recommencer.

Je ne dessine pas sur la tablette graphique, je veux que le dessin existe dans un vrai carnet et qu’il reste unique. Je tiens beaucoup à faire des portraits en mouvement. Le carnet n’est pas grand, donc ça fait des tout petits portraits, mais pour moi c’est important que l’on puisse reconnaître l’humanité et la personnalité de chacun des musiciens.

Dans le cadre d’une performance, vous avez réalisé un dessin de chevaux de sept mètres de long dans le parc du château de Rosa Bonheur à l’occasion du bicentenaire de sa naissance en 2022. Comment est né ce projet ?

J’avais dessiné sur le vif des concerts organisés au château l’année d’avant. Quand Catherine Brault, la propriétaire, a découvert mes dessins de chevaux et d’autres animaux, ce qui constituait un lien avec le travail de Rosa Bonheur, elle m’a proposé de faire une performance pour marquer son bicentenaire. J’avais mon dessin de neuf mètres que j’ai prolongé de cinq mètres. Rosa Bonheur était obligée d’obtenir une “permission de travestissement”, établie par la préfecture, pour pouvoir porter le pantalon quand elle allait dessiner les chevaux au marché. Pour dessiner mes chevaux devant les spectateurs dans le parc de son château, je me suis habillé en robe. Sans autorisation ! Il faut dire que je n’ai pas pris beaucoup de risques.

La toute première œuvre que vous avez réalisée à treize ans était une bande dessinée. Quelles étaient vos influences artistiques ?

Enfant, je dessinais tout le temps. Ma mère, qui avait fait les Beaux-Arts, m’a inspiré l’amour de Michel-Ange et mon père, brillant intellectuel de gauche des années 1970, m’avait initié à la science-fiction et à la bande dessinée. J’avais accès à toutes les bandes dessinées de l’époque, même celles pour adultes.

A treize ans, j’ai dessiné sous forme de BD le roman Auberge de la Jamaïque, que ma mère m’avait offert. A l’époque, j’avais beaucoup de difficultés, la dyslexie, l’échec scolaire… Mon psychologue m’a fait la remarque : “Quand vous faites une phrase, rien n’est en place, mais quand vous faites une BD, tout est en place.” J’ai présenté ce travail à la convention de la bande dessinée. Il y avait toute l’équipe de Métal hurlant et ils m’ont dit – en présence de mon père – que j’étais publiable alors que je n’avais que seize ans. Je me suis dit que je n’étais pas si abruti que ça.

D’ailleurs, un jour j’aimerais reprendre mon adaptation du roman Auberge de la Jamaïque que je n’avais pas terminé sous forme de bande dessinée à l’époque. Je voudrais exposer la BD telle quelle et faire la fin avec des œuvres en volume et en couleur. Par exemple, certains portraits que j’ai faits et qui pourraient être Marie Hélène, l’héroïne du roman, à laquelle je m’identifiais étant jeune. Un peu comme si je faisais un casting de film. Peut-être ça me permettrait de régler certaines choses en lien avec mon enfance.

Pour en savoir plus : Joël Person. Et il n’est plus de place alors pour la peur. Paris. Cahiers dessinés, 2022. 

Visuels : oeuvres © Marine Pierrot Detry ; portrait de Joël Person © Hannah Starman

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