Opéra
Anna Bolena : le retour d’un chef-d’œuvre du bel canto au Teatro Colón de Buenos Aires

Anna Bolena : le retour d’un chef-d’œuvre du bel canto au Teatro Colón de Buenos Aires

05 July 2023 | PAR La Rédaction

Après une absence de plus d’un demi-siècle, Anna Bolena est de retour au Teatro Colón de Buenos Aires dans une mise en place captivante et avec de belles voix belcantistes.

Par Marta Huertas de Gebelin

Composé par Gaetano Donizetti en 1830, Anna Bolena retrace les derniers jours de la deuxième épouse d’Henri VIII d’Angleterre. Le livret de Felice Romani prend quelques libertés avec l’Histoire, surtout pour le rôle-titre, car Anna ne semble pas avoir été un prodige de vertu ni la victime accusée à tort d’adultère qui engendre dans l’opéra la sympathie des spectateurs. Il est vrai que Romani ne cache pas qu’elle a sacrifié son amour pour Percy par ambition et soif de pouvoir. De fait, l’une des qualités de son texte est précisément cette absence de manichéisme chez tous les personnages. Sauf chez Henry VIII. Mais là Romani a vu juste : il y a à peine quelques jours, on a trouvé par hasard dans les Archives nationales du Royaume-Uni un document qui expose comment le roi avait préparé dans ses moindres détails la décapitation d’Anna, alors qu’il savait que les accusations contre elle étaient fausses.
Vocalement, dans cette œuvre longue, exigeante et magnifique, Donizetti fait converger les acrobaties vocales du bel canto et quelques caractéristiques du drame romantique (à ne pas oublier qu’en février 1830 s’était déroulée la fameuse « Bataille d’Hernani »). Encore fondé sur la recherche de la virtuosité vocale et des notes qui atteignent des sommets, dans Anna Bolena le chant est aussi porté à un haut degré d’expressivité.

Le retour d’Anna Bolena au Teatro Colón

Pour une partition semée de défis, il faut une distribution de haut niveau : des chanteurs rompus au style belcantiste, qui peuvent également faire preuve d’intensité dramatique. En 1970, le Teatro Colón de Buenos Aires accueillait donc pour la première fois dans ses murs ce chef-d’œuvre donizetien avec une distribution de haut vol dont Elena Suliotis dans le rôle-titre. Fiorenza Cossotto, Ivo Vinco et Gianni Raimondi complétaient ce plateau d’exception sous la direction du célèbre chef italien Oliviero de Fabriitis et la mise en scène de Margherita Wallmann. Depuis, on ne l’y avait plus monté jusqu’à nos jours.

Voilà pourquoi, la reprise de cet opéra a fortement suscité l’intérêt des mélomanes locaux. La nouvelle production s’annonçait alléchante, avec une belle distribution dirigée par Maurizio Benini, comprenant notamment Maria Agresta, Daniela Barcellona, Alex Esposito et Xabier Anduaga.

Pourtant, par un concours de circonstances, Agresta et Benini ont dû annuler leurs présentations. Le théâtre a fait alors appel à la soprano russe Olga Peretyatko pour assurer le rôle d’Anna et au chef basque Iñaki Encina Oyon pour diriger l’opéra. Aucun des deux n’était inconnu dans la grande maison d’opéra sud-américaine. Peretyatko s’y était présentée en concert dans le Cycle Grands Interprètes en 2021. Quant à Encina Oyon, il avait dirigé en 2018 Il trionfo dell’onore o Il dissoluto pentito de Scarlatti dans une production de l’Opéra de Chambre du Teatro Colón, mise en scène dans la petite salle à 500 places du Centre Culturel 25 Mai.

Version de concert ou semi-scénique ?

Source de surprise et même d’irritation fut, par contre, l’annonce que l’opéra serait présenté « en version de concert ». Cette décision des autorités du théâtre, inhabituelle au Teatro Colón, a suscité la polémique chez ceux qui font valoir qu’un opéra est par définition du théâtre musical. Quoi qu’il en soit, la jauge pour les quatre représentations prévues était atteinte plusieurs semaines avant la première.
Et puis, somme toute, la surprise fut bien agréable. Loin de la statique version habituelle de concert sans décors ni interactions, où les chanteurs sont alignés à l’avant-scène, devant l’orchestre, on a assisté à une version semi-scénique qui replaçait la musique au centre du spectacle, dans une atmosphère dépouillée et subtile créée par Marina Mora (metteuse en scène) et Gabriel Caputo (conception visuelle), mise en valeur par les très beaux éclairages de Rubén Conde.
Délimité par des stores à fines lamelles transparentes, sur l’espace scénique à proprement parler il n’y avait que six plateformes de différentes hauteurs en forme de losange et un septième quadrilatère dessiné sur le plancher, qui s’éclairaient quand les solistes venaient y prendre place. Sur chacun d’entre eux trônait un pupitre qui, à vrai dire, n’a été utilisé que par le ténor pour appuyer sa tablette. De beaux effets de lumière projetés sur le cyclorama et les stores produisaient des ambiances correspondant à l’essence de chaque moment et mettaient en avant les solistes, tous de noir vêtus par Mercedes Nastri.
En fait, la mise en espace conçue pour l’occasion était plus proche d’une mise en scène sobre avec décors minimalistes que d’un opéra sous forme de concert traditionnel. Tout d’abord parce que l’orchestre était placé dans la fosse. Mais aussi parce que seuls les membres du chœur restaient assis sur des gradins au fond de la scène, dans la pénombre, partitions en main. Les solistes, au contraire, entraient et sortaient du plateau à chacune de leurs interventions. Les déplacements sur scène, quoique feutrés et mesurés, n’étaient pas absents, pas plus que les scènes d’affrontement, voire les scènes d’amour où l’essentiel, il est vrai, transitait par le texte chanté, sans exclure pour autant l’interaction dramatique.

Un plateau vocal de qualité

Le Teatro Colón avait réuni une belle brochette de chanteurs de renommée internationale pour faire revivre les tourments et le malheur des personnages du drame donizettien confrontés à un destin tragique face à un roi égoïste, cruel et tout puissant. Bien entendu, l’intérêt majeur était centré sur la reine, incarnée par la soprano russe Olga Peretyatko, une belcantiste réputée. Même si elle ne possède pas l’ampleur vocale que réclame le rôle (ce qui a été mis en évidence dans les confrontations avec Giovanna et avec le roi), elle l’a abordé avec une grande solidité technique et des moyens séduisants : beau timbre qu’elle sait mettre en valeur, coloratures ciselées, aigus dardés ou filés, parfaite connaissance du style. Son aria « Come, innocente giovine » et la cabalette qui s’ensuit (où elle met finement en relief la phrase « Non lasciarte lusingar » qu’elle adresse à Giovanna) ont été les moments les plus appréciés de son premier acte. Mais la grande scène d’Anna est bien celle qui clôt l’ouvrage. Classée parmi les plus éprouvantes « scènes de folie » de l’opéra romantique, elle est techniquement et psychologiquement d’une exigence redoutable. Peretyatko s’en est bien sortie – quoique dans « Coppia iniqua » ses graves semblaient un peu artificiels – par une interprétation touchante qui s’est terminée par un geste symbolique à fort impact émotionnel : Anna relevant ses cheveux pour présenter sa nuque nue à un invisible bourreau.

La disgrâce et mort tragique de la reine n’auraient peut-être pas existé sans la présence à la cour de Giovanna Seymour, l’une de ses dames d’honneur. Ce rôle est lui aussi d’une extraordinaire difficulté et requiert une voix de mezzo ample et puissante, avec une grande aisance dans les aigus, excellente maîtrise de la colorature et un réel talent d’actrice. La mezzo italienne Daniela Barcellona possède toutes ses qualités qui se manifestent surtout dans sa grande scène de l’acte II (« Per questa fiamma indomita… Ah! Pensate che rivolti ») ainsi que dans le duo du même acte avec Anna, considéré l’un des plus beaux de tout le répertoire. Sa performance vocale a été éblouissante du début à la fin, d’une profonde intensité dramatique et belle ligne mélodique capable de demi-teintes qui passent parfaitement la rampe.

Henry VIII d’Angleterre a fait l’objet de nombreuses controverses tout en exerçant encore aujourd’hui une sorte de fascination malgré les siècles écoulés. Le baryton-basse italien Alex Esposito a proposé une incarnation subtile et parfaitement convaincante de ce roi cruel. Élément central dans le développement de l’intrigue, il s’agit toutefois d’un rôle ingrat, sans arias. Mais Esposito connaît bien son personnage, qu’il a souvent chanté, et sait tirer parti des duos et ensembles qui lui échoient. Cela se voit et s’entend : voix ample et puissante, phrasé, belles coloratures, mais aussi élégante ligne de chant, autorité et assurance sur scène.

Le rôle de Lord Riccardo Percy, amoureux d’Anna depuis toujours, a été confié au très jeune ténor espagnol Xabier Anduaga qui, à 28 ans, s’est déjà produit dans les plus grands théâtres lyriques parmi lesquels l’Opéra Bastille, Covent Garden et le MET. Écrit pour un ténor lyrique léger d’une grande musicalité, avec des aigus magnifiques et une facilité pour chanter mezza voce, les airs et cabalette de Percy sont d’une grande difficulté vocale, surtout sa grande scène de l’acte II « Vivi tu, te ne scongiuro… Nel veder la tua costanza ». Anduaga a une voix très belle et puissante, d’une fraicheur insolente, avec des aigus lumineux et faciles. Il possède aussi une grande musicalité et une ample maîtrise du style belcantiste. Mais il débutait le rôle de Percy. Une plus grande familiarité avec le personnage lui permettra d’améliorer le phrasé et d’ajouter de la profondeur à son interprétation.

Parmi les rôles secondaires, on retiendra la belle prestation de la mezzo argentine Florencia Machado en Smeton, le page secrètement amoureux de la reine et, particulièrement, son aria du deuxième acte. La distribution était complétée par Cristian De Marco (Lord Rochefort) et Santiago Vidal (Hervey) qui ont bien défendu leurs rôles.

Sous la direction de Miguel Martínez, le Chœur permanent du Teatro Colón a excellé, comme à l’ordinaire, dès le lever de rideau, réalisant un travail de grande musicalité. Le chef espagnol Iñaki Encina a pris soin à tout moment de l’équilibre entre la fosse et la scène et, sous sa baguette, l’Orchestre Permanent du Colón a donné une interprétation très professionnelle et stylistiquement correcte de la musique de Donizetti, à laquelle il manquait, toutefois, une dose de magie.

En somme, une belle soirée d’opéra avec des voix superbes et une mise en espace soignée et réussie qui a régalé les vrais mélomanes sans convaincre les tenants d’une traditionnelle mise en scène avec décors et costumes d’époque.

Visuels : © Arnaldo Colombaroli

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