Opéra
“Faust” au Teatro Colón de Buenos Aires : un spectacle d’une beauté saisissante

“Faust” au Teatro Colón de Buenos Aires : un spectacle d’une beauté saisissante

23 March 2023 | PAR La Rédaction

130 ans après le décès de Charles Gounod, le Teatro Colón de Buenos Aires reprend Faust, l’œuvre phare du grand compositeur français, dans une mise en scène captivante signée Stefano Poda.

par Marta Huertas de Gebelin

Dans l’imaginaire collectif, Faust renvoie automatiquement à Goethe. Pourtant, Faust a existé avant et après son œuvre immortelle. Sa figure a engendré un mythe complexe, source d’inspiration pour des musiciens, des écrivains et des réalisateurs. Il n’est donc pas étonnant que cette figure protéiforme, en même temps réelle et légendaire, soit à l’origine de nombreuses réinterprétations.

C’est certainement le cas pour la pièce de théâtre, puis le livret, que Jules Barbier et Michel Carré ont tiré de la première partie de l’œuvre éponyme du grand poète et dramaturge allemand. Ils ne se sont pas attardés sur la portée philosophique et mystique de la tragédie goethéenne, mais sur son côté anecdotique : le pacte diabolique entre Faust et Méphistophélès et l’histoire d’amour avec Marguerite. Cette allégorie simplifiée est transcendée par le langage universel de la musique ; en l’occurrence celle de Gounod, sertie d’airs et de duos de toute beauté, ainsi que de magnifiques passages pour le chœur, tantôt puissants ou joyeux, tantôt mystiques.

Stefano Poda : un metteur en scène à la recherche de l’art total

Pour recréer cet opéra, qui n’avait pas été joué depuis vingt-cinq ans dans la principale salle lyrique de la capitale argentine, le Teatro Colón a fait appel à un artiste complet aux multiples facettes, le remarquable metteur en scène italien Stefano Poda. Bien que sa réputation ne soit plus à faire, car depuis trente ans, il sillonne le monde avec ses productions passionnantes, Poda est très peu connu en France. Il a pourtant abordé plus d’une trentaine d’opéras parmi lesquelles Tosca, Les Contes d’Hoffmann, Nabucco, Boris Godounov, Ariodante, Faust ou Tristan et Isolde, dans des contrées aussi diverses que l’Amérique latine, l’Europe, la Chine, la Russie et la Corée du Sud.

À la recherche d’une forme d’art total (« Sur la scène, tout a affaire avec tout », nous a-t-il dit lors d’une interview il y a quelques mois), Poda prend en charge l’ensemble des éléments qui assurent la cohérence profonde du spectacle : mise en scène, décors, costumes, éclairages et chorégraphie. De cette conjonction artistique naît un style Poda immédiatement reconnaissable. Il ne s’agit jamais pour lui de raconter une histoire, même actualisée ou modernisée. Il refuse l’hyperréalisme à la mode, la représentation précise d’une soi-disant réalité, ou les productions qui véhiculent un message moral, politique ou social. Le monde que Poda crée sur scène est intemporel, universel, et il propose aux spectateurs de laisser de côté lectures, stéréotypes et clichés pour se laisser gagner, dans une sorte de processus thérapeutique, par le mystère de l’émotion qu’apporte la véritable union entre le texte et la musique. C’est sans doute un parcours difficile, le spectateur doit aussi s’y investir.

Une production fascinante dans son dépouillement et sa forte dramaturgie

Le Faust qu’il a présenté du 14 au 21 mars à Buenos Aires – six représentations qui ont fait salle comble – est une coproduction du Teatro Regio de Turin et des Opéras de Tel-Aviv et de Lausanne, que l’espace scénique généreux du Teatro Colón met en valeur. La version jouée en cette occasion fut celle de 1869 pour laquelle Gounod avait ajouté le ballet de la Nuit de Walpurgis, ici réduit de moitié.

Le rideau s’ouvre sur un univers dominé par un immense anneau de fer installé sur une plateforme tournante gravée d’inscriptions en lettres gothiques tirées du Faust de Goethe, et entourée de dizaines de sabliers, métaphores du temps qui fuit. C’est là que se concentrera l’essentiel de l’action durant toute la soirée. Enserrant l’espace scénique, des éléments modulaires en texture rugueuse changent de couleur – noir, beige, blanc – en fonction d’une magistrale utilisation de l’éclairage qui est, chez Poda, un langage esthétique et émotionnel en lui-même. Il construit aussi avec la lumière. C’est un premier choc esthétique qui va se renouveler tout au long du spectacle.

Selon Poda, cet imposant anneau est « le symbole du pacte entre l’homme et le non-être », entre spiritualité et rationalité, entre Faust et Méphistophélès. Mais il incarne aussi la circularité de la vie humaine et du temps, de l’Humanité et de l’homme dans sa recherche infinie du sens de la vie, de l’inaccessible.

Cet imposant dispositif scénique qui tourne, s’élève, s’incline, descend presque sans arrêt, devient tour à tour le cabinet du docteur Faust, le jardin de Marguerite, l’église, la rue, la prison, les montagnes du Harz. Quelques éléments symboliques s’y ajoutent : outre les sabliers, un énorme amoncellement de vieux livres dans le cabinet faustien, les arbres blancs et nus du jardin de Marguerite, des câbles souples pour évoquer la prison, l’immense croix lumineuse pour l’église.

Pour compléter cette évocation sommaire de l’approche de Poda au monde faustien, il ne faudrait pas oublier le rôle capital et symbolique des très beaux costumes signés, eux aussi, par le grand metteur en scène italien. Ainsi, pour Marguerite, un manteau à fleurs qui se fanent après l’infanticide ; un autre brodé de diamants pour la scène des bijoux ; la cape de Méphistophélès qui porte dans sa bordure cette phrase désabusée tirée du deuxième Faust : “Man hat Gewalt, so hat man Recht” (“Si on a le pouvoir, on a raison”) ; pendant la valse, les costumes rouges des figurants et des choristes, représentant le monde de la « Vanitas », des valeurs périssables ; les habits noirs du quatrième acte et ceux, blancs de l’apothéose finale.

Des interprètes au niveau hétérogène

Très judicieusement, le Teatro Colón offre pour tous les titres de la saison, une double distribution, dont une appelée « internationale ». Un bémol tout de même lors de la représentation de Faust à laquelle nous avons assisté : les premiers rôles étaient tenus par des chanteurs à la diction française souvent décevante.

De la distribution vocale, c’est la soprano roumaine Anita Hartig qui décroche la palme par la beauté de son timbre et de son chant. Ses notes graves ont parfois manqué de volume, mais la voix est ronde, chaude, lyrique, ses aigus clairs et d’une émouvante sonorité et son phrasé expressif. En outre, Hartig est une habituée du rôle de Marguerite qu’elle a beaucoup chanté depuis 2016 et sa présence scénique est indéniable.

Faust était le jeune ténor arménien Liparit Avetysian. La production de Poda mettant sur scène des archétypes, non des êtres réels, Faust y représente la lutte contre l’absence d’objectifs et de foi, l’écœurement face à la dimension déshumanisée de ce monde. Au premier acte, il n’est donc pas un vieillard à la recherche de la jeunesse éternelle, mais un philosophe déçu qui faillit sombrer dans la dépression. Débutant dans ce rôle, Avetysian est peut-être encore trop jeune pour bien saisir la profondeur de son personnage. On apprécie tout de même une voix ronde et claire, malgré une projection vocale parfois limitée dans ce théâtre a l’italienne dont la salle et la scène sont parmi les plus grandes du monde, et une légère difficulté dans le registre aigu.

À ses côtés, la basse russe Aleksei Thikomirov campe un Méphistophélès d’une belle prestance scénique et vocale. Peut-être est-il trop imperturbable et manque-t-il de l’ironie qui devrait convenir au Diable. Diable, il ne l’est, du reste, pas dans la mise en scène de Poda. Ni habillé en rouge ni arborant des cornes, plutôt que Satan, il est la moitié non avouée de nous-mêmes, celle qui nous pousse au mal, la rationalité opposée à l’esprit. Thikomirov a sans doute le physique imposant du rôle et une voix puissante avec de très beaux graves sonores, mais on aurait souhaité des aigus plus généreux. Nous avons surtout aimé son Veau d’or qu’il a chanté debout sur un plateau soutenu par des figurants, ce qui est déjà une prouesse en soi.

Le reste de la distribution était assez inégale. Le Valentin du brésilien Vinicius Atique est convaincant du point de vue théâtral, mais à peine correct vocalement. Par contre, nous avons beaucoup apprécié les prestations des chanteuses argentines Florencia Machado (Siebel) et Adriana Mastrángelo (Marthe), aussi bien sur le plan vocal que dans leur jeu de scène.

Les débuts du chef d’orchestre britannique Jan Latham-Koenig dans son tout nouveau rôle de directeur musical du Teatro Colón étaient très attendus. Dans l’ensemble, il n’a pas déçu. Malgré une passagère discordance dans les cuivres, l’Orchestre Permanent du Colón, a été l’un des piliers du spectacle. Gardant toujours le contact avec le plateau, et sans tomber dans le sentimentalisme larmoyant, Latham-Koenig a proposé des tableaux hauts en couleur et mis en valeur la richesse expressive et mélodique des airs et ensembles de Faust.

Le Chœur du Teatro Colón, dirigé par Miguel Martinez, mérite une mention toute particulière. En grande forme, il a offert une superbe prestation grâce à sa solidité, sa conviction et le parfait amalgame des voix, ainsi que par une excellente performance scénique. N’oublions pas que Poda a recours au chœur, ainsi qu’aux danseurs et figurants, pour mettre en place des chorégraphies originales parmi lesquelles se démarque l’extraordinaire tableau de la nuit de Walpurgis avec des danseurs presque nus, au corps grisâtre, enveloppés par les vapeurs sulfureuses du royaume des démons.

Au rideau final, les applaudissements sont nourris. C’est une véritable standing ovation pour tous les artistes. On n’a pas vu le temps passer malgré les presque quatre heures de spectacle.

Visuels : © Máximo Parpagnoli/Teatro Colón

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