Opéra
Romeo Castellucci met en scène Daphné à l’épreuve de l’Anthropocène

Romeo Castellucci met en scène Daphné à l’épreuve de l’Anthropocène

27 February 2023 | PAR Nicolas Chaplain

À Berlin, Romeo Castellucci met en scène Daphné de Richard Strauss au Staatsoper Unter den Linden. Thomas Guggeis dirige l’orchestre avec enthousiasme et intensité. Vera-Lotte Boecker interprète la nymphe Daphné. L’engagement théâtral et l’incarnation fiévreuse de la soprano allemande impressionnent.

La proposition scénique – assez minimaliste – n’est pas la plus saisissante ni la plus inventive que Romeo Castellucci ait proposée sur une scène d’opéra. Le metteur en scène italien choisit de représenter Daphné dans un espace vide et blanc qui semble avoir été inspiré par « l’ocre brouillard d’une aurore d’hiver » peint par T. S. Eliot dans son poème The Waste Land (La Terre vaine) en 1922. L’environnement enneigé et désolé, bien éloignée de la nature bucolique et méditerranéenne qui sert habituellement de contexte au mythe, cette terre aride où la nature a repris ses droits traduit le chaos du monde, les transformations, les maux et les symptômes d’une époque où les humains (qui sont devenus les dieux) disparaissent sous de longues couvertures, sous des combinaisons ou des doudounes blanches – « ces hordes encapuchonnées qui grouillent sur des plaines infinies, trébuchant dans la terre fissurée que cerne l’horizon plat » dit Eliot – se protégeant du froid et de la neige qui ne cesse de tomber. Le réchauffement climatique a effacé les traces d’une civilisation, a englouti l’art et la culture dont il ne reste qu’un fragment de frise antique sculptée, quelques rites désuets et des danses oubliées.

Dans ce monde in suspenso évolue Daphné avec une vitalité particulière. Elle court, virevolte, se déshabille et se love dans les flocons de neige, tendrement blottie au pied du petit arbre mort qu’elle nomme son frère. Vera-Lotte Boecker est une véritable figure castelluccienne car picturale et symbolique. Son teint est botticellien ainsi que ses cheveux de Vénus clairs et bouclés et la gracilité de son corps. Elle compose une Daphné complexe, contemporaine animée par sa quête de salut, son combat entre vertu et érotisme, entre nature et spiritualité. La soprano embrase le plateau. Son engagement physique et dramatique, la beauté de ses aigus et des vocalises brillantes renversent l’auditoire.

Si on retrouve dans Daphné quelques symboles chers à la poétique de Romeo Castellucci – le blanc et le noir, le cercle, l’éclipse, le bidon de sang, les mots inscrits sur un socle « er » (lui), « sie » (elle) ou à l’intérieur d’une veste « Vera » (foi en latin) – presque rien ne perturbe la narration et on peut regretter une certaine littéralité ainsi que le caractère invariant et lassant de cette production très esthétique et trop séduisante (plateau impeccable, lumières élégantes). L’absence de radicalité et de violence déçoit, de même que l’incapacité de la proposition à nous bousculer, à nous déranger.

Thomas Guggeis et la Staatskapelle Berlin travaillent somptueusement l’étoffe straussienne, dense et luxuriante. On est ivres et béats à l’écoute du souffle, de la puissance, de l’extravagance de cette musique. Le final, dont Strauss aurait dit qu’il n’était que la musique du feu magique de la Walkyrie de Wagner mais avec des notes différentes, est hallucinant. Pavel Cernok (Apollon) et Linard Vrielink (Leukippos) ont chacun une très belle voix et une belle musicalité mais manquent cruellement de la puissance requise par leurs rôles pour s’épanouir au-dessus de la masse orchestrale.  René Pape n’est pas très engagé, voire désinvolte dans le petit rôle de Peneios. Anna Kissjudit est Gaea, souveraine.

Photo : © Monika Rittershaus

Lo Bailly poétique dans son nouvel album “Prosaïque”
Agenda culturel de la semaine du 27 février
Nicolas Chaplain

Publier un commentaire

Votre adresse email ne sera pas publiée.

Your email address will not be published. Required fields are marked *


Soutenez Toute La Culture
Registration