Danse
« Les Leçons de Ténèbres » de Betty Tchomanga au Festival DañsFabrik

« Les Leçons de Ténèbres » de Betty Tchomanga au Festival DañsFabrik

07 March 2023 | PAR Juliette Brunet

À l’occasion du festival brestois DañsFabrik, Betty Tchomanga fait danser les fantômes, les ancêtres et les esclaves pour interroger la mémoire de l’histoire coloniale. Donnant corps aux disparus et une voix aux récits oubliés, la danseuse et chorégraphe nous propose une performance remarquable pour décoloniser nos scènes et nos représentations. 

Avec une semaine de réjouissance pour célébrer la danse partout dans la ville, le Festival DañsFabrik continue d’interroger les questions écologiques, coloniales et féministes avec une programmation résolument engagée. Cette douzième édition a été élaborée par Le Quartz, Betty Tchomanga, Jérôme Bel, Rebecca Lasselin, La Maison du Théâtre, La Carène, Le Fourneau, le Mac Orlan, l’Atelier des Capucins et Passerelle Centre d’art contemporain. Leur engagement collectif tient à la mise en exergue et en question de l’ensemble des rapports de domination, à la création de nouveaux imaginaires nécessaires à la construction d’un monde plus écologique, durable et inclusif. Parmi ces performances, Betty Tchomanga convoque les récits oubliés de l’histoire coloniale dans une chorégraphie politique, mystique et poétique.

Le Fourneau, Centre National des Arts de la Rue et de l’Espace Public en Bretagne, a accueilli la création de Betty Tchomanga pour deux représentations spectaculaires. Sur le port de commerce de Brest, sous la tôle de ce vieux hangar à charbon, quatre corps redonnent une matérialité à ceux dont les récits ont été muselés et oubliés. Dans une (ré)incarnation puissante, la chorégraphie déterre les morts volontairement (et politiquement) oubliés, racontent les pages noires de l’histoire coloniale en invitant nos yeux à regarder ces corps invisibilisés. Avec sept chapitres, la performance propose un récit subversif, à la fois historique et mystique. Les quatre danseurs multiplient les identités et les métamorphoses, laissant tour à tour les revenants, les esclaves et les ancêtres posséder leur corps. Plongeant dans les ténèbres, les peurs, les meurtres, les viols de la traite négrière refont surface pour défier les discours dominants, pour donner une voix aux silences de l’Histoire, pour changer la focale de nos imaginaires collectifs.

Avec l’Association Lola Gatt, la chorégraphe et danseuse Betty Tchomanga parvient à faire revivre le passé pour mieux envisager l’avenir écologique et inclusif qu’il nous tarde de construire collectivement. Car les vivants portent malgré eux l’héritages des générations précédents, leurs blessures et leurs silences, leurs croyances et leurs mémoires. La chorégraphie reprend les codes des rituels, rendant hommage aux cultes des divinités et aux célébrations des ancêtres, diabolisés par les colons occidentaux. La mort est présente tout au long de la pièce, comme pour mieux témoigner de ses liens intrinsèques avec les vivants. Le récit navigue entre rituels entêtants, danses des morts, chants d’invocation, embarquant dans les cales des bateaux d’esclaves. Dans ce cimetière poétique, les légendes, les origines, les absences valsent ensemble, brouillant les frontières entre les temporalités et les réalités. Entre révolte et soumission, douleur et puissance, les danseurs incarnent les perdus, les déboussolés, les oubliés avec une poésie politique remarquable.

La chorégraphie est marquée du sceau de l’écologie décoloniale, l’influence des mots de Malcolm Ferdinand ou de Frantz Fanon guident indéniablement les mouvements des danseurs. En faisant le choix de la mixité de personnes noires, blanches et métisses, Betty Tchomanga montre la mémoire commune (même si multiple) de l’histoire coloniale. L’impérialisme et le colonialisme n’ont épargné aucune région du globe, toutes les populations y ont été impliquées, qu’elles soient dominantes ou opprimées. À la fin de la pièce, le métissage apparaît distinctement comme produit de l’histoire coloniale, enfants des viols d’esclaves : la violence a uni le dominant et l’opprimé avant la mixité mise en scène ici. De même, en incluant des enfants dans la pièce, la chorégraphe adresse ses Leçons au présent et au futur, témoignant de l’inéluctabilité de l’héritage et de la nécessité de la transmission. Car la résistance politique passe par l’exhumation et la remise en question du passé, par la recherche et la transmission de récits alternatifs. Une chorégraphie de mémoire et d’émancipation pour continuer à décoloniser nos scènes et nos représentations… 

Visuel © Pascale Cholette

L’agenda classique et lyrique de la semaine du 7 mars
Une Daphné enneigée sur fond de fin du monde au Staatsoper de Berlin
Juliette Brunet

Publier un commentaire

Votre adresse email ne sera pas publiée.

Your email address will not be published. Required fields are marked *


Soutenez Toute La Culture
Registration