Opéra
Lucia di Lammermoor manque de folie à l’Opéra de Paris

Lucia di Lammermoor manque de folie à l’Opéra de Paris

20 February 2023 | PAR Paul Fourier

La reprise de la production trentenaire d’Andrei Serban, si elle bénéficie d’atouts, peine à convaincre complètement en raison d’une soprano qui chante sans réussir à incarner, d’une scénographie dont l’histoire a laissé beaucoup de grands souvenirs et d’un orchestre apathique.

Que dire encore de Lucia di Lammermoor ? Que c’est un chef-d’œuvre de la période belcantiste ? Qu’il représente un condensé du génie de Donizetti ? Qu’il a été interprété par les plus grandes (y compris sur cette scène de Bastille… Anderson, Devia, Dessay…) ?
Tout cela reste vrai… et rappelle qu’il n’est pas inutile de rafraîchir régulièrement la mémoire du public parisien sur cette étape essentielle de l’opéra… d’autant que la capitale française (et plus spécifiquement l’Opéra de Paris) n’affiche que très rarement son affection pour les œuvres de cette époque.

Pour mémoire, Gaetano Donizetti, compositeur particulièrement prolixe, voit sa notoriété exploser subitement en 1830, avec la création d’Anna Bolena au Teatro Carcano de Milan. Les années qui suivent voient se succéder des œuvres majeures et, en 1830, Lucia di Lammermoor est créée au Teatro San Carlo de Naples avec Fanny Tacchinardi-Persiani et Gilbert-Louis Duprez. Bien des grandes cantatrices accapareront le personnage : Adelina Patti, Luisa Tetrazzini, Nellie Melba, Amelita Galli-Curci, Lily Pons… ; le rôle-titre est, dans l’histoire, bien souvent préempté par des sopranos coloratures dont les suraigus sont mis en valeur dans la scène de la folie.
C’est évidemment à Maria Callas, dans les années 1950, que l’on doit de redonner chair et âme à un chant incarnant le parcours d’une femme avec une véritable substance dramatique. Sutherland, Scotto, Sills, Devia, Anderson, Gruberova, Dessay suivront ensuite des traces désormais trop profondément ancrées pour que l’on puisse, de nouveau, les ignorer…

Au-delà de l’action terrible décrite dans de l’opéra, action assurément illustrée par le meurtre sauvage commis par Lucia sur l’époux qui lui a été imposé, nous sommes là, face au récit d’une femme qui choisit son destin, même s’il doit la conduire à la folie et à la mort. Dès lors, le « cas Lucia » est un sujet idéal pour les psychanalystes, d’autant que l’héroïne auparavant imaginée (en 1819) par Walter Scott s’appuyait sur un fait divers réel, celui qui impliqua, en 1669, une jeune écossaise nommée Janet Dalrymple.

De nouveau, la production d’Andrei Serban…

1995 : c’est, cette fois, l’année où pour la première fois, la mise en scène d’Andrei Serban est donnée sur le plateau de Bastille (avec June Anderson et Roberto Alagna). Elle reste une étape emblématique de l’histoire de cette scène, car elle a accueilli les plus beaux interprètes, d’Anderson et de l’inoubliable Natalie Dessay à Patrizia Ciofi, de Ludovic Tézier à Vittorio Grigolo. Tous ces interprètes ont mis la barre très haut…

Scéniquement, le rendu est toujours spectaculaire ; l’assemblage réalisé entre amphithéâtre de la Salpêtrière (où les « folles » étaient exhibées aux yeux de tous) et caserne des cadets de Saumur, la description de « la » femme destinée à la démence et des hommes virils, voire brutaux, qui la maltraitent, sont là des éléments qui ne manquent pas de sens, même si l’exploration psychologique et dramatique reste souvent superficielle.
Si certaines scènes font toujours sensation (notamment avec ce gigantesque dispositif mobile de sport en salle), d’autres, par contre, surlignent trop et sombrent vite dans le ridicule (telle celle du viol collectif après le mariage). Les constats maintes fois exprimés sur cette production nous rappellent cependant que, depuis 1995, du temps a passé, et il est désormais difficile de ne pas déduire que le non-renouvellement d’une mise en scène pour ce chef-d’œuvre du bel canto démontre, en creux, le peu d’intérêt que la maison porte à ce répertoire.

Lucia, des notes et un personnage…

« Follie, follie », donc !, comme le dira Violetta, plus tard, dans La Traviata ; cette Violetta qui, prise entre le déshonneur et la tuberculose, n’y basculera pas.
L’histoire de Lucia est bien affaire de folie. Et incarner cette forme de démence – finalement si opératique – demande plus qu’une voix : cela exige d’être habité.

C’est précisément ce par quoi Brenda Rae peine à nous convaincre pour cette première de reprise. Excellente technicienne, malgré un ou deux aigus hors de propos, elle passe sans encombre toutes les difficultés vocales du rôle, de sa scène d’ouverture (« Regnava nel silencio »), au duo avec le frère et à l’emblématique « scène de la folie » pour laquelle elle sera longuement ovationnée. Néanmoins, le timbre, assez impersonnel, et les suraigus forts beaux, ne parviennent qu’imparfaitement à s’inscrire dans une dramaturgie. Car, avec Lucia, nous touchons là à la quintessence, aux fondements même du bel canto, dans lequel les moyens techniques, si éclatants soient-ils, doivent servir la sublimation d’un personnage ou d’une action.
Actrice sans grande imagination, Rae échoue souvent à trouver la gestuelle appropriée et, par moments, s’égare dans un étalage de mouvements appuyés, là où une économie de moyens s’accorderait infiniment mieux à la souffrance intérieure intense de l’héroïne. De ce point de vue là, la scène de la folie perd alors en émotion ce qu’elle affiche en technique vocale ; et, comme il s’agit-là de la scène clé de l’opéra, cela porte préjudice à l’équilibre global de la représentation.

Un fiancé et un frère de haute volée

Ce n’est guère une révélation, Javier Camarena n’est pas, non plus, un acteur hors pair ; alors deux protagonistes qui affichent les mêmes carences font rarement une scène d’une intensité remarquable ; cela nuit donc au premier duo de Lucia et Edgardo. On ne le sent pas, non plus, très à l’aise lorsqu’il doit évoluer sur les passerelles imaginées par Serban. Cependant, en termes d’incarnation dramatique et vocale, le ténor a plus de ressources que la soprano.
…Et le dernier acte sera, alors, de bout en bout, le sien, tant il sait utiliser toutes les couleurs possibles de sa voix profondément belcantiste, pour traduire les états successifs par lesquels passe Edgardo, à l’issue de ce drame. Les airs de la fin (« Tombe degli avi miei…» puis « Tu che a Dio spiegatti l’ali… ») sonnent alors comme la preuve éclatante de son formidable talent et lui confèrent le statut de triomphateur de la soirée.

Mais il n’est pas le seul, car celui qui réalise, ce soir, une extraordinaire démonstration vocale et dramatique, c’est Mattia Olivieri qui, avec le rôle d’Enrico, foule, pour la première fois, le sol de la scène de Bastille. Naturel, magnétique, en permanence libéré de la baguette du chef, il brûle les planches tout en imposant un personnage plus ambigu qu’à l’accoutumée, un frère soucieux de ses intérêts, mais qui sait aussi avoir des gestes autres que brutaux à l’égard de sa sœur. Il est doté d’une voix à la belle projection, avec des couleurs variées tant dans le grave, très solide, que dans les aigus, ce qui lui permet de terminer ses airs avec panache. L’air du début de l’opéra « Cruda funesta smania » donne ainsi le ton, avec éclat, et la combativité, toute en retenue, exprimée dans le duo est magnifique.

Les seconds rôles sont parfaitement à leur place, complétant, avec talent, la galerie de personnages qui évoluent autour de Lucia et démontrent ainsi que le bel canto est aussi affaire de collectif. Certes, la voix caverneuse d’Adam Palka est, parfois, un peu engorgée, mais il campe un Raimondo de grande classe ; son air, avant l’entrée de Lucia, est remarquablement interprété.
De son côté, Thomas Bettinger (qui se produit ailleurs dans des premiers rôles) met sa voix puissante au service de cet Arturo, personnage peu raffiné qui est là pour prendre la belle et non l’aimer.
On retrouve également Julie Pasturaud qui, rôle après rôle, s’avère toujours être à sa place. Quant à Éric Huchet, compagnon d’Enrico, il est assurément plus qu’un rôle secondaire, tant sa présence, à chaque fois, est remarquée et appréciée.

Mais aussi… un orchestre lymphatique…

Le bel canto, c’est certes du chant ! Mais c’est aussi de la rythmique, des saillies apportées par l’orchestre ; et ce soir, celui de l’Opéra de Paris, dirigé par Aziz Shokhakimov, en manque particulièrement. À l’écoute des premières mesures qui annoncent le drame, l’on s’attend à une direction qui va aller explorer les ressorts de l’action, mais, hélas !, la déception arrive vite. Scène après scène, l’orchestre semble se borner à jouer le rôle d’accompagnateur, et, in fine, la représentation ne repose principalement plus que sur les chanteurs.
Même le sextuor de la fin de l’acte II, fabuleuse pièce conçue par le compositeur, délire vocal autant que carrefour entre la souffrance extrême d’une femme qui va basculer, le combat « testostéroné » de deux hommes et la furie d’une assistance conviée à un mariage qui s’achève en chaos, n’atteint pas les sommets attendus, alors que la musique de Donizetti offre un boulevard sur lequel il suffit de lancer la machine à vive allure…

Pour, au son d’une musique merveilleuse, réveiller, telle une Princesse, la nième reprise d’une production qui atteindra bientôt ses trente ans, il fallait un Prince charmant. L’ensemble composé par l’équipe réunie ce soir avait parfois belle allure, mais n’était, en définitive, qu’un Prince plaisant.

Visuels : © Émilie Brouchon / Opéra national de Paris

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