Opéra
Ludovic Tézier, un grand Hamlet pour un retour mitigé de l’œuvre à l’Opéra de Paris.

Ludovic Tézier, un grand Hamlet pour un retour mitigé de l’œuvre à l’Opéra de Paris.

12 March 2023 | PAR Paul Fourier

La nouvelle création de Hamlet d’Ambroise Thomas s’avère décevante, même si Ludovic Tézier y est royal et que, globalement, les seconds rôles sont exemplaires. Krzysztof Warlikowski accole son univers au livret en livrant une mise en scène certes originale et parfois esthétiquement réussie, mais sans éclairer l’opéra d’un jour nouveau. Quant au chef, il étire parfois tellement la partition qu’il en casse souvent la dynamique.

En 1868, l’entrée d’Hamlet à l’Opéra de Paris (alors rebaptisé Académie Impériale de musique) survient dans un moment particulier. Shakespeare est, plus que jamais, à la mode, car il est un auteur qui peut incarner ce romantisme structurant en vogue à l’époque en opposition au classicisme passé. Cela étant, les célébrations du tricentenaire de la naissance du poète anglais viennent d’être annulées par l’Empereur pour des raisons politiques. Et, quoique voulant exploiter l’œuvre (et l’aura) du grand poète, les librettistes Jules Barbier et Michel Carré ne se privent pas de faire subir quelques outrages à l’histoire, en substituant notamment un happy-end à la mort du héros.
Alors que les règles du « Grand opéra à la française » se sont petit à petit assouplies, Thomas introduit un langage original. Il décide de s’affranchir de l’environnement habituel basé sur des grands faits politiques et en profite pour resserrer l’action sur quelques personnages. De ce fait, les scènes ressemblent plus souvent à des dialogues réalistes et des monologues où la déclamation a toute sa place. A l’écoute de l’œuvre, l’on imagine encore aujourd’hui, à quel point ces choix purent déconcerter certains spectateurs après les grands Meyerbeer, les Verdi ou Rossini français. Faust de Charles Gounod, qui suit de peu (1869), s’inscrira dans une démarche assez similaire.

Quoique l’Opéra fut un grand succès lors de sa création, l’œuvre, depuis longtemps, avait quitté la scène de l’Opéra de Paris qu’elle n’avait pas fréquenté depuis… 1938, peut-être en partie, à cause de l’outrage réalisé par les librettistes à Shakespeare.
Mais, ces dernières décennies, si la grande maison l’a boudée, des productions extrêmement importantes furent, cependant, données ailleurs (et même à Paris, à l’Opéra comique) avec des interprètes exceptionnels (Natalie Dessay bien sûr !, Sabine Devieilhe, Thomas Hampson, Simon Keenlyside, Stéphane Degout…). Tout récemment, Jodie Devos a repris, avec succès, le rôle à l’Opéra de Liège aux côtés de Lionel Lhote.

En ce soir de première presque « historique », lorsque débute l’opéra, l’on perçoit une ampleur émanant de l’orchestre que l’on pressent de bon augure. Le son est ample, et riche, les instruments comme le cor ou le trombone émergent subtilement d’une masse foisonnante et enveloppent la scène. Pourtant, le chef, Pierre Dumoussaud, sombre rapidement dans une langueur ponctuée de nombreux silences qui, si elle s’accorde avec les monologues, fait fréquemment perdre toute dynamique à des scènes, comme celle entre le fils et la mère, qui en ont absolument besoin. Ainsi, pendant une première partie (d’une durée inexplicable de 2h10 alors que la seconde durera 50 minutes), cet étirement sonore produit souvent un ennui renforcé par un propos difficilement lisible.

De Krzysztof Warlikowski, un créateur autrefois si clivant, aujourd’hui bien institutionnalisé, l’on peut légitimement dire qu’il fut, au milieu des années 2000, l’un des plus brillants représentants d’une nouvelle génération de créateurs qui a fortement renouvelé l’approche scénique de l’art lyrique.
Toujours assisté par sa talentueuse équipe (dont la décoratrice Malgorzata Szczesniak), il lui arrive encore de frapper fort comme pour la puissante Elektra de Salzbourg ou la brillante Salomé de Munich qui n’a, malheureusement, pas pu être reprise au Théâtre des Champs-Élysées pour cause de Covid.

Mais un metteur en scène à l’univers si caractéristique peut aussi se réduire « à faire du Warlikowski » avec sa « scénographie Warlikowski » et son « vocabulaire Warlikowski », sans parvenir à élever le propos ; et c’est le sentiment qui prédomine ici. Pour cet Hamlet, il a décidé de triturer l’histoire en la plaçant, notamment, dans deux espaces temps différents, l’un (au premier et au dernier actes) se situant vingt ans après l’autre. Hamlet et sa mère résident dans un asile d’aliénés alors que les autres personnages (Claudius, Polonius, Laërte et Ophélie) devenus spectres viennent sagement les hanter en s’occupant à des jeux de société.

Le premier écueil est que le texte original ne résiste pas à ces sauts dans le temps et que les incongruités se multiplient. Qui plus est, les actes centraux deviennent assez imprécis, puisque la montée de la folie ne semble pas l’apanage du seul Hamlet et que de nombreux déments peuplent déjà le plateau. En renversant le propos, Warlikowski gomme la singularité d’Hamlet et sa progressive entrée dans la dépression qui l’isole de ceux qui l’entourent, mais les impactent aussi, puisqu’Ophélie en meurt. Tout cela devient assez confus et, même parfois, plutôt malaisant, notamment lors d’un ballet peu inspiré ou d’une scène des comédiens particulièrement grotesque.
Ainsi, le metteur en scène se situe plus dans la facilité que dans l’originalité en plaçant Hamlet, un personnage freudien par excellence… dans un asile de fous ! Sans compter que l’on perd assez vite pied à essayer de démêler ce qui fait qu’un propos linéaire soit, au bout du compte, devenu si compliqué, sans apporter de véritable plus-value.
Finalement, ce sont les scènes où les protagonistes se rencontrent en tête à tête qui gardent une indéniable force, principalement due au talent des interprètes. C’est le cas lorsque le fils et la mère s’affrontent ou quand Ophélie, passée d’un uniforme de jeune fille sage à une tenue beaucoup plus suggestive, se donne en spectacle devant des parents affligés ou désabusés.
L’on ne niera pas non plus que certaines idées font mouche, comme lorsque Hamlet se métamorphose en clown noir pour rejoindre son père – clown blanc. Reste une direction d’acteurs excellente, d’autant qu’elle s’appuie sur des interprètes qui, à cet égard, sont irréprochables.

Ludovic Tézier domine et habite absolument le plateau

Le baryton français fait une véritable démonstration de chant français et de présence dramatique. Au personnage de dément que lui a concocté Warlikowski, il réussit à insuffler une profondeur et une puissance aussi sereine qu’inquiétante. Même lorsqu’il se meut, avec un regard hagard, il maîtrise chacun de ses gestes ; il joue juste et fort en même temps. Il apporte là une voix de bronze, mais, sans doute, moins souple et plus grave que celle des interprètes, barytons plus lyriques, que l’on a entendus ces dernières décennies dans le rôle ; mais il transcende absolument le personnage en usant de multiples couleurs, en donnant sens au moindre mot et tout cela avec une diction exceptionnelle. Incontestablement, avec cette incarnation, il marque là un Hamlet de haut vol qui s’inscrira dans l’histoire du rôle.

Lisette Oropesa est une grande artiste, très appréciée à Paris et, dramatiquement, son Ophélie est d’un niveau exemplaire. En revanche, elle ne peut prétendre avoir le format vocal de la jeune fille. Certes, si le velouté de sa voix est un réel plaisir à entendre, elle atteint là ses limites dans un registre aigu définitivement bien plafonné, et, de surcroît, elle ne possède pas cette variété de chant qui permet de « porter » la fragilité de l’héroïne, fragilité qui devrait théoriquement être traduite par des aigus aussi diaphanes qu’aériens. Finalement, son chant, certes élégant, s’avère souvent trop monocorde alors qu’il devrait régulièrement s’enrichir de saillies. Il reste que sa présence en scène et son jeu convaincant lui vaudront une belle ovation à l’issue de la scène de la folie.

En Gertrude, Ève-Maud Hubeaux brûle les planches. Son port royal, dans des tenues très années 30, s’accorde avec son chant passionné. Elle use de sa voix, riche dans le médium, aux aigus éclatants et aux graves poitrinés lorsque de besoin, pour donner à la mère du Prince une force, mais également une épaisseur psychologique, absolument magnifique. En Claudius, son époux, Jean Teitgen, de son timbre profond, porte une noblesse qui rappelle que tout assassin qu’il soit, il est aussi Roi et frère de Roi.

Des plus petits seconds rôles, si l’on peut être déçu par le Laërte assez insipide de Julien Behr, on apprécie le superbe spectre – en clown blanc – de Clive Bayley, les deux excellents « fossoyeurs » (et tous deux membres de l’Académie de l’Opéra de Paris), Alejandro Baliñas Vieites et Maciej Kwasnikowski, les trop peu présents Frédéric Caton en Horatio et Julien Henric en Marcellus ainsi que le vétéran Philippe Rouillon en Polonius. Le chœur remplit dignement son office même lorsqu’il est sollicité pour interpréter la chorégraphie anarchique du “ballet”.

Malgré les ovations qui ont accompagné cette première (et les désormais traditionnelles huées qui ont cueilli le metteur en scène), c’est donc perplexe que l’on peut sortir de cette représentation qui devait marquer d’une pierre blanche le retour d’une œuvre majeure du répertoire français du XIXe siècle qui doit figurer et rester au répertoire. Cela amène la réflexion qu’en termes de mises en scène, il est souvent judicieux de croire en la force intrinsèque des œuvres avant de s’engager dans une artificialité dans laquelle les spectateurs risquent de se perdre.

Visuels : © Bernd Uhlig / Opéra national de Paris

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