Opéra
Luca Salsi, Macbeth en sire de Cawdor, en roi d’Ecosse… et du Liceu

Luca Salsi, Macbeth en sire de Cawdor, en roi d’Ecosse… et du Liceu

24 February 2023 | PAR Paul Fourier

Le Liceu affiche une nouvelle production signée Jaume Plensa qui vaut, principalement, par la beauté de certains de ses tableaux. Luca Salsi s’affirme comme le titulaire incontestable actuel du rôle alors que Sondra Radvanovsky peine à soutenir la tessiture infernale de la Lady.

Un compositeur exigeant et une œuvre en deux temps

Durant l’année 1846, Giuseppe Verdi décide d’élaborer un projet d’opéra sur la base de la pièce de Shakespeare, Macbeth. Avec l’aide de son librettiste, il élague l’histoire et réduit le nombre de personnages ; en 1847, il en répertorie trois : Le Comte, Macbeth, la Lady et le chœur. Le compositeur a de fortes exigences ; il veut un texte dur ; il va jusqu’à regarder que les costumes ne soient pas confectionnés de matières trop nobles ; comble pour un opéra, il écrit lors des représentations napolitaines : « Je voudrais que Lady Macbeth ne chante pas du tout » !

En 1865, Verdi remet l’œuvre sur le métier pour la présenter au public français, au Théâtre lyrique de Paris. En conséquence, la partition remaniée se colore d’une écriture plus mature, puisqu’à cette date, le compositeur a déjà à son actif la trilogie populaire (Rigoletto, Le Trouvère, La Traviata), Les Vêpres siciliennes et La force du destin… Il introduit notamment le ballet (passage obligé pour Paris et souvent coupé) et refond quasi totalement le dernier acte dont la toute fin. C’est cette version (traduite en italien) qui s’imposera à l’avenir ; c’est celle qui est globalement présentée cet hiver à Barcelone.

Un plasticien à la mise en scène

Jaume Plensa, avec Macbeth, fait ses débuts en tant que metteur en scène. Plensa est un artiste barcelonais majeur, un plasticien connu pour un grand nombre d’œuvres parsemées de par le monde. À l’opéra, il a collaboré, à cinq reprises – comme scénographe et costumier d’opéra – avec Àlex Ollé et Carlus Padrissa de La Fura dels Baus.
Par ailleurs, les pièces de Shakespeare le hantent depuis longtemps ; en 2007, il a réalisé 52 dessins pour célébrer l’auteur anglais, pour la maison d’édition Círculo de Lectores. Plensa affirme avoir une vision bien précise de Macbeth, une vision qui le relie plus au manque de sommeil (dû à ses exactions et surtout au meurtre de Duncan) et à l’abstraction, qu’à une véritable noirceur. Il présente non un monstre, mais un homme hanté par le crime qui cherche se reconstruire en permanence. Alors que la phrase « Sleep no more » apparaît, cette vision fait basculer sa mise en scène dans le domaine du songe plus que dans celui de la réalité. On y retrouve une statue gigantesque d’homme composée de lettres (proche de son âme de l’Èbre exposée à Saragosse), des lettres que l’on montre régulièrement pendant la soirée et qui traduisent probablement la confusion de l’esprit humain.
À deux reprises, l’on voit également surgir un point d’interrogation géant, symbole des mystères de la vie. L’on voit aussi une série de portes ; c’est derrière l’une d’elles que le Roi sera assassiné ; l’on voit des arbres qui montent dans les cintres, un assemblage d’êtres dont les pensées nous sont présentées ainsi que trois grands visages de filles en arrière-plan du troisième acte et une mosaïque de têtes d’enfants suspendues dans les airs ; à la fin, des soldats s’affrontent dans une scénographie qui se rapproche du Kabuki. Enfin, nous sommes aussi, fréquemment, face à un plateau complètement vide où l’éclairage est le seul décor.
Incontestablement, tous ces effets, procurent de très beaux ressentis visuels, des impressions parfois malheureusement gâchées par des costumes fort laids. Cependant, au final, l’on se demande si Plensa n’a pas juste seulement réitéré l’exercice d’illustration, avec ses propres idées, de Macbeth (débuté en 2007). Une image seule si elle n’est pas associée à une histoire (et ici une histoire âpre, violente, sombre) ne reste qu’une image… décorative. Tout cela manque de force et l’on peine à retrouver là, autant Shakespeare que Verdi.

Luca Salsi impérial, Erwin Schrott magnifique

Macbeth est l’un des rôles importants de Luca Salsi. Il est là en totale maîtrise ; le chant sobre lui permet de colorer à loisir son propos, de nous exposer tranquillement l’évolution du personnage sans jamais basculer dans l’ostentation. Le Macbeth de Salsi est un être fondamentalement humain qui n’a nul besoin de sous-titres pour nous faire saisir ses sentiments. L’artiste se retire progressivement derrière l’homme (voire derrière ses partenaires) pour mieux nous toucher aux instants clés. Il affiche tantôt des emportements tels ceux de la scène du banquet avec les « fuggi, fuggi » qui s’adressent aux esprits, tantôt un abattement qui ne paraît pas feint.
C’est incontestablement du grand art et l’aboutissement, simple et grandiose à la fois, en sera, – au moment de dresser le bilan du désastre qu’il a déclenché -, un mémorable « Pietà, rispetto, amore », suivi d’un air d‘agonie (« Mal per me ») chanté d’une voix blanche d’outre-tombe, accompagné par un orchestre aux couleurs lugubres.

Banquo / Schrott, comme un frère pour Macbeth / Salsi

Le début de l’opéra de Verdi nous montre deux amis, presque deux frères, Banquo et Macbeth. La soif de puissance de l’un (et surtout de sa femme) va faire jaillir le sang entre ces deux-là. Il est important que ces quasi-frères aient une forme d’égalité dans le chant, voire un léger déséquilibre en faveur de celui qui va mourir, mais qui, in fine, triomphera quand son fils sera Roi. Il n’est nullement gênant que la voix de Banquo soit d’essence moins belcantiste, moins « élastique » que celle de Macbeth. D’autant que, comme le Roi Duncan est privé d’air dans l’opéra, il n’est pas illogique que ce père de futur Roi endosse alors une vocalité « souveraine ».
Avec Erwin Schrott (qui surgit de la gigantesque statue de l’homme en lettres), le contrat est rempli au-delà de la mesure. Son attitude, comme son chant, traduit la puissance à abattre. Au début, alors que Salsi affecte être encore dans l’ombre du « frère », il tient dans le duo avec les sorcières, une ligne de chant ô combien noble et sobre à la fois !
À l’instant de sa mort, son « Come dal ciel precipita », interprété dans une tonalité sombre, sera imprégné de cette calme (et presque sereine) inquiétude qui sent la mort.

La Lady selon Verdi

Le personnage de Lady Macbeth tenait manifestement une place importante dans cœur de Verdi, qui en fit le pivot de l’action. Animal seul et nocturne, elle est un être qui s’enfonce progressivement dans la noirceur.
En 1849, Verdi adresse ces propos au dramaturge Salvatore Cammarano qui veut mettre en scène Macbeth à Naples et embaucher Eugenia Tadolini (qui sera finalement récusée) : « Madame Tadolini s’apprête à chanter Lady Macbeth et je suis étonné qu’elle y soit distribuée. (…) Je dois dire que ses qualités sont trop grandes pour ce rôle. (…) La Tadolini chante à la perfection et je voudrais que la Lady ne chante absolument pas. La Tadolini a une belle voix, claire, flexible et forte tandis que la voix devrait être âpre, étouffée, sombre. La voix de la Tadolini a quelque chose d’angélique et je voudrais que la voix de la Lady ait quelque chose de diabolique. »
De fait, les exigences de Verdi auront, pour les siècles à venir, exposé le rôle de la Lady – dont la tessiture s’inscrit entre celle d’une mezzo lyrico-dramatique et celle d’une grande soprano dramatique – comme l’un des plus difficiles du grand opéra romantique.
Avec cette voix d’une étendue allant du contre-ré bémol au si-grave, cette voix laide, caverneuse, voire monstrueuse qui doit déployer puissance, vocalises, piani dans les aigus, Verdi a, cruellement, posé un dilemme presque insoluble, une quadrature du cercle, qu’ont dû affronter celles qui ont succédé à la créatrice du rôle, Marianna Barbieri-Nini. À Barcelone, c’est Sondra Radvanovsky qui, après ses débuts à Chicago en 2021, s’attaque à ce monument.

Elle commence en affichant son habituelle et insolente projection dans le « Vieni t’affreta » avec une voix brute qui ne se veut pas séduisante – on ne lui en fera pas grief vu les propos de Verdi. En grande artiste, elle démontre également, en quelques mots, une grande force intrinsèque de conviction.
Cependant, cet air de début nous fait percevoir déjà les écueils et handicaps auxquels elle va se heurter pour assumer une incarnation véritablement aboutie de la Lady, cette créature à jamais étiquetée comme diabolique.
Dans une interview accordée au site Opéra Actual, Jaume Plensa affirme qu’il considère l’héroïne comme « une femme extraordinaire », et non comme « un personnage terrible qui mène tout le monde au désastre » ; qu’il la conçoit donc de manière très lyrique. Il affiche ainsi vouloir aller dans une direction bien différente, voire opposée à celle de Verdi.

L’on peut toujours prendre la liberté d’aller à l’encontre des volontés d’un compositeur ; encore faut-il que cela fasse sens. Plensa habille la Lady de blanc, tandis que la plupart des autres protagonistes sont en noir. What else ?… dirons-nous. Déconstruire un personnage oblige forcément à le reconstruire.
Or, évoluant la plupart du temps sans être pilotée, l’artiste est souvent laissée à elle-même ; ce qui a pour conséquence de nous montrer là une femme, puis une Reine dont, finalement, ni le caractère, ni les ressorts n’apparaissent clairement. De fait, l’on ne perçoit donc pas véritablement dans quelle direction Plensa veut nous amener pour définir l’héroïne ; Radvanovsky, de son côté, semble l’ignorer autant que nous et se retrouve entraînée dans une interprétation ambiguë, ce qui ne l’aide probablement pas à caractériser le personnage.

Mais ce n’est pas tout car, de surcroît, la soprano (qui sera néanmoins ovationnée, par les fans, nombreux à Barcelone) n’a pas la tessiture requise et possède une voix trop lyrique pour le rôle. Elle fait rarement appel à son registre grave (et lorsque c’est le cas, il paraît peu naturel), un registre qui semble indissociable du rôle et le chant reste, à bien des égards, trop lumineux.
Là où la Reine doit transcender les scènes, elle donne une incarnation qui manque de ce mordant qui doit nous déstabiliser jusqu’à nous mettre mal à l’aise. Dans « La luce langue », tandis qu’elle lie les crimes au pouvoir, elle affiche une belle dynamique, mais, en déficit de graves, ses accents ne sont pas assez maléfiques. Dans le brindisi, elle ne prend pas l’ascendant et se fait alors « doubler » par un Salsi qui, lui, a façonné son personnage bien avant cette nouvelle production.

Le poids du dilemme.

Finalement, Radvanovsky ne parvient pas là à s’extraire du piège du dilemme imposé par Verdi. Et cela apparaît dans l’air du somnambulisme, ce long lamento qui devrait faire pendant aux deux précédents airs, emplis de crimes et de fureur. Elle verse alors dans un beau chant qui aurait trouvé sa cohérence dans une continuité, mais l’oblige à revenir à ses fondamentaux, à sa technique infaillible et à ce contre-ré bémol sur un fil di voce qu’elle sait si bien réussir. Beauté ou « laideur » de la voix, le dilemme de Verdi n’est pas encore résolu par la chanteuse.

La voix et les carences de l’incarnation scénique nous ont exposé une Lady Macbeth trop « gentille », une Lady à l’image du caractère de la soprano, mais pas des standards habituels de l’héroïne.
Radvanovsky est une grande artiste. Elle a déposé sa trace dans bien des rôles (dont l’extraordinaire Turandot avec Antonio Pappano et l’Accademia Nazionale di Santa Cecilia dont on attend le témoignage sonore avec impatience). Dans Macbeth, il n’est pas certain que son interprétation puisse devenir inoubliable, tant ses moyens peinent à épouser les exigences de la partition. Cela arrive même aux plus grandes.

Troisième personnage de l’opéra, selon Verdi, le chœur est cette masse omniprésente, tantôt sorcière, tantôt armée. La formation du Liceu (dirigée par Pablo Assante) s’attache à rendre honneur à ce statut de premier plan et à occuper magnifiquement la scène, notamment dans un superbe « Patria oppressa », aidé en cela par le dynamisme de l’orchestre dirigé par Josep Pons. Cependant, la battue du chef est inégale ; parfois, il se limite à accompagner ; parfois, il sait faire ronfler la machine, utiliser les cuivres et les percussions pour faire briller cette indéfinissable couleur noire qui irrigue Macbeth. Ce sera le cas dans le dernier acte et surtout, lors du ballet, ce magistral passage écrit par un Verdi en pleine maturité.

Du côté des seconds rôles, si le Macduff de Francesco Pio Galasso n’a rien de transcendant, se bornant à être efficace, mais avec des aigus plafonnés, on remarque le superbe Malcolm de Fabian Lara. Les interprétations de Gemma Coma-Alabert et de David Lagares sont de fort belle tenue, pour elle en compagne de Lady Macbeth, pour lui dans quatre petits rôles.

Enfin, on se doit de souligner l’excellence des danseurs du Liceu pour leur participation très dynamique du ballet dans une chorégraphie d’Antonio Ruz.

Dans Macbeth, on a souvent les yeux et les oreilles rivés sur la performance de la Lady et l’on a tendance à reléguer le rôle-titre et son compère Banquo à des positions de suppléants. Ce soir, ces deux-là ont pris la main pour garder intactes les volontés du maestro Verdi. Leur présence et leur talent ont contrebalancé la frustration de n’avoir pas suffisamment rencontré une de ces maîtresses du jeu dont le cheminement dans l’horreur et la folie doit frôler les bornes de l’inhumanité.

Visuels : © David Ruano

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