Opéra
Carmen en grande pompe aux Arènes de Vérone

Carmen en grande pompe aux Arènes de Vérone

26 June 2023 | PAR Paul Fourier

Malgré son âge, la production monumentale de Franco Zeffirelli attire toujours de nombreux spectateurs. Si l’on accepte l’idée de se faire emporter par une exubérance décomplexée, garantie est donnée d’une soirée exaltante, surtout quand s’imposent tant la puissance de la direction de Daniel Oren que la prestation d’interprètes à la hauteur.

Carmen est l’opéra le plus populaire au monde. Il est aussi l’un de ceux qui fournissaient une base idéale aux exubérances du « Pape » en matière de mise en scène classique, le grand Franco Zeffirelli. Avec lui, il ne fallait attendre ni exploration psychologique des personnages, ni une grande précision en matière de direction d’acteurs. Une production « zeffirelliennne », c’était fondamentalement un grand respect littéral de l’œuvre, une affiche, en général, alléchante, et un art savant et incomparable usant, sur scène, de l’accumulation d’objets, d’animaux et de gens en mouvement, tout cela… jusqu’à saturation. Par cette synthèse, cette forme d’« entertainment » à l’italienne, destinée à en mettre « plein les mirettes », le spectateur était souvent mené dans un état proche d’une euphorique overdose.

Pour cette Carmen, au milieu des gigantesques décors de carton-pâte (dont les changements exigent un travail conséquent des techniciens et de longs entractes), tout ce qui peut être convoqué sur scène, l’est : figurants en bohémiens, en soldats, en gendarmes ou en voleurs, carrioles, ânes et chevaux avec ou sans cavaliers.
Quelques décennies plus tard, cela fait toujours de l’effet sur le public de Vérone (public où l’on retrouve de nombreux touristes en goguette) ; galvanisés, voire éblouis par cette expérience unique, les spectateurs se prennent au jeu et applaudissent à chaque morceau de bravoure.
Dans cette production, Zeffirelli avait également choisi de s’adjoindre le talent de la Compagnie Antonio Gadès qui, par sa maestria, distrait les spectateurs lors du précipité entre les actes III et IV. Les élégants et talentueux danseurs se lancent là, de part et d’autre de la fosse d’orchestre, et durant de nombreuses minutes, dans un duel de flamenco virtuose. Le public entre dans le jeu ; c’est efficace. Il fallait oser…
À suivre, la première partie de l’acte IV était conçue comme un sommet de grand spectacle dans une ambiance « jeux du cirque » car Zeffirelli avait décidé d’étourdir l’assistance avec une scénographie phénoménale. C’est alors – convenons-en – une expérience peu subtile, mais assurément hors du commun. Rien que pour ce passage totalement excessif (un enregistrement existe sur internet qui ne rend, bien évidemment, pas le même impact qu’in vivo), il est recommandé de voir la production avant qu’elle ne disparaisse.

Certes, aujourd’hui, plus personne n’oserait une telle abondance (voire un tel déballage) et ceux qui s’y essayent encore n’ont incontestablement ni le culot ni le talent incomparable du Maître. Avec Zeffirelli, il n’y a pas d’échappatoire ; soit, rapidement saturé, l’on fuit, soit l’on accepte de se laisser engloutir dans un immense fatras avec son lot d’incidents liés au caractère imprévisible des gamins ou des animaux (ce soir, un cheval qui s’étale, un autre à la limite de l’incontrôlable).
Le principal défaut des dispositifs Zeffirelli réside cependant dans le risque de noyer les solistes dans un environnement où l’attention est captée de manière multidirectionnelle et, par conséquent, de leur faire perdre alors l’impact dramatique. Répondre à cet inconvénient exige des chanteurs à forte présence vocale.

Daniel Oren, chef idéal pour ce type de production.

Pour cette reprise, le chef déroule la très complète version musicale (avec ses nombreux dialogues) avec une grandiloquence de rigueur, mais sans lourdeurs. Il colore chaque ambiance avec une précision d’horloger, et profite de l’acoustique si particulière du lieu et du remarquable rendu des tonalités graves pour utiliser, dans la fosse (ici un peu réduite par deux plateformes de chaque côté), la puissance des cordes, des cuivres ou des percussions. Il sait aussi bien impulser une rythmique totalement alanguie avant la première arrivée des cigarières, que ponctuer de manière très « opéra-comique » la première scène des contrebandiers à l’acte II. Ensuite, le prélude de l’acte II, cette respiration bienvenue dans la partition riche de Bizet, ne manque pas de poésie. Par moments, la direction d’Oren se permet des libertés tapageuses, mais pas préjudiciables, pour se plier aux exigences de la production zeffirellienne en accentuant les effets, comme lorsque, pour « les tringles », les bruyantes castagnettes répondent aux coups de talons de la Compagnie Antonio Gades.

Clémentine Margaine, grande Carmen

La mezzo-soprano confirme ce soir qu’elle est une Carmen majeure avec cette efficacité assez éloignée de ce que pratiquent les interprètes qui tentent, en ce moment, le rôle dans des salles modestes. La voix assise sur un grave pulpeux, Margaine a la puissance nécessaire pour habiter le lieu sans jamais avoir besoin de forcer. En confiance et en contrôle total, elle peut moduler, incarner une bohémienne sûre de son pouvoir sur les hommes. Sa Habanera est une démonstration de maîtrise et cet air, bien que trop connu, n’en est pas moins captivant. Elle affiche, ensuite, une belle assurance dans « les remparts de Séville » où elle ose rouler exagérément les « r » pour impulser une rythmique envoûtante. Dans « Les tringles des cistes tintaient », l’air solo probablement le plus difficile de la partition, elle soutient la montée en puissance sans jamais baisser la garde. C’est parfois à la dérobade qu’elle surprend, comme dans l’acte III, lorsqu’elle lance un « Tu devrais partir » tranchant à Don José. Enfin, dans les échanges parlés, on est étonné de faire une comparaison osée en décelant des accents à la Bernadette Lafont, ce qui n’est pas sans pertinence dans ce rôle…

L’efficacité des autres interprètes

Freddie De Tommaso est pourvue d’une voix ample et, dans ses premières interventions (« Ma mère, je la vois »), l’on apprécie un chant distingué qui, cependant, manque, quelque peu d’incarnation. Malgré un très beau diminuendo final, l’air de la « fleur » reste assez commun et n’approche pas les interprétations des grands titulaires du rôle.
Paradoxalement, c’est lorsqu’il va perdre cette élégance, jouer de sa « grosse » voix, voire user d’aigus engorgés qui siéent bien à Don José, dans les passages d’affrontement avec Carmen, qu’il va monter en puissance dramatique, notamment pendant qu’il témoigne d’une violence masculine inquiétante. Le tournant de son incarnation se réalise alors qu’il maltraite Carmen à l’acte III, insufflant, avant de quitter la scène, une intensité hors du commun quand son chant s’appuie sur d’impressionnants aigus forte lancés à la volée.
Bien qu’exagérément expressionniste de la part du ténor, le duo final, parfois à la limite du débraillé, est, évidemment, d’une puissance incontestable.

Lorsqu’Erwin Schrott déboule sur scène dans une nuée de capes volantes, on se doute que le baryton-basse ne va pas faire dans la finesse, ce que le rôle, au demeurant, ne lui demande pas. La richesse de la voix va de pair avec un certain manque de souplesse et un français doté d’un fort accent.
Mais l’artiste brûle les planches ! Il existe toujours, chez Schrott, cette part de séduction du mauvais garçon qui fait irruption dans une fête sans y avoir été invité et y crée la pagaille. Lors de la confrontation avec Don José, cet Escamillo à la diction souvent « exotique », mais à la voix opulente et d’incroyables harmoniques, se fait joueur et le duo alors, est d’un impact puissant.

En Micaela, Mariangela Sicilia possède la maîtrise technique du rôle, mais cette technique se fait trop sentir, et le chant se révèle plutôt ennuyeux sur la longueur, peinant à traduire le subtil équilibre nécessaire entre force et fragilité de la jeune fille, antithèse de Carmen. Son grand air de l’acte III profite cependant de la bonne projection vocale de l’artiste et s’avère alors très efficace.

Remplissant leurs rôles avec métier, les autres interprètes ne brillent néanmoins pas particulièrement d’autant que leur français n’est pas toujours irréprochable. Il faut reconnaitre qu’exister dans la pagaille qui règne sur scène n’est pas chose facile. Pour autant le chœur (dirigé par Paolo Facincani) réussit à se hisser à la hauteur de l’extravagance du lieu et de l’esprit de la mise en scène.

Finalement, en sortant de cette représentation incomparable, un peu en état de choc, on s’est interrogé sur le spectacle auquel nous avions assisté. Était-ce là la quintessence d’un art perdu à l’opéra, la résurgence d’une époque révolue ? Mais, quel que soit le curseur employé pour juger du plaisir pris par le public, il n’y avait pas à douter : il avait été emporté par le tourbillon de la mise en scène et par le talent des artistes.

Visuels : EnneviFoto

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