Opéra
Carmen, cour d’assises par l’ensemble Ars Nova au théâtre de Poitiers ou comment le meurtre de Carmen a inspiré Alexandra Lacroix et Diana Soh.

Carmen, cour d’assises par l’ensemble Ars Nova au théâtre de Poitiers ou comment le meurtre de Carmen a inspiré Alexandra Lacroix et Diana Soh.

14 May 2023 | PAR Hélène Biard

Inspirées par la Carmen de Georges Bizet (1838-1875), Alexandra Lacroix et Diana Soh (née en 1984) ont donné vie à Carmen, cour d’assises, la dernière commande de l’ensemble Ars Nova qui célèbre en 2023 son soixantième anniversaire. Le procès de Don José, agrémenté de scènes de reconstitutions, avant et après le meurtre de Carmen, est aussi l’occasion de parler des féminicides sans détour.

Un savant mélange entre la Carmen de Bizet et l’opéra contemporain

1875-2023 : voilà 148 ans pendant lesquels il s’est passé beaucoup de choses. Si la création de Carmen de George Bizet en 1875 fut un four monumental, la suite a donné tort à ceux qui avaient sifflé l’œuvre lors de la première série de représentations. La compositrice Diana Soh et Alexandra Lacroix ont réalisé un travail de recherche extraordinaire pour parvenir à concevoir un opéra avec un livret crédible basé sur la consultation de nombre de procédures et de procès criminels en cours d’assises concernant des féminicides. La musique parvient à allier musique contemporaine et la musique de Bizet sans altérer l’une ou l’autre. Et le pari est largement réussi par les deux femmes qui ont présenté en ce début de mois de mai un opéra très convaincant. En effet, Soh a parfaitement intégré à sa musique les extraits de Carmen qu’elle a « sélectionnés ». En l’occurrence on écoute, de Bizet, la célébrissime habanera, le duo Don José / Micaëla, l’air de Don José « La fleur que tu m’avais jetée» avec le passage juste avant (la danse de Carmen pour Don José) et le « dialogue » juste après (« Non tu ne m’aimes pas … »), le duo Don José / Escamillo (qui est chanté sur une partie d’échecs) et le finale de Carmen qui « justifie » le procès auquel nous assistons. C’est pour cela que cet extrait passe en premier dans l’ordre des reconstitutions ordonnées par le président de la cour d’assises.

Une mise en scène crédible et très bien pensée

C’est Alexandra Lacroix qui, en plus du livret fort bien écrit et documenté, assure la mise en scène de ce Carmen, cour d’assises. Avant d’entrer dans la salle du tribunal, nous sommes dans un « salon » où des témoins parlent des violences faites aux femmes sans jamais admettre pour autant qu’ils sont eux même des tortionnaires. Juste après, le rideau se lève sur le tribunal ; et l’on ne peut que saluer le beau travail du décorateur qui a recréé un tribunal très réaliste sur le grand plateau du théâtre. Très belles également, les lumières de Flore Marvaux qui mettent le focus parfait sur les différentes situations. Si l’idée de filmer le président de la cour d’assises, qui chante dans la fosse d’orchestre, est excellente car cela permet de voir ses réactions « à chaud », on regrettera que le texte ne défile que sur deux écrans trop petits pour pouvoir lire clairement. La réalisation vidéo de Jérémie Bernaert n’en est pas moins excellente. La scénographie de  Mathieu Lorry-Dupuy est quasi parfaite ainsi que la dramaturgie d’Andreas Westphalen. L’excellente idée d’Alexandra Lacroix est d’avoir recueilli les témoignages d’artistes lyriques ayant interprété la Carmen de Bizet à l’Opéra de Paris ; artistes parmi lesquels on reconnaît Roberto Alagna, habitué au rôle de Don José.

Une distribution francophone très convaincante et un orchestre très en forme

Pour cette création mondiale exceptionnelle, l’ensemble Ars Nova, dirigé depuis 2020 par le compositeur Benoît Sitzia, a invité une distribution jeune et francophone. Et même si la diction n’est pas toujours parfaite, c’est l’occasion de découvrir des voix jeunes et belles qui défendent avec talent une œuvre certes courte (elle dure moins de deux heures), mais dense et forte.
Anne-Lise Polchlopek est une belle Carmen ; le finale est assez convaincant et sa habanera fort bien interprétée. La voix est ferme et claque dans la salle comme un fouet.
En ce qui concerne Don José, il y en a deux sur la scène : l‘un qui passe toute la soirée dans le box des accusés et l’autre, libre, qui « s’occupe » des reconstitutions. Le Don José accusé, Xavier de Lignerolles, chante toute la partie contemporaine de cette Carmen, cour d’assises ; et il le fait fort bien. La voix est sûre et de Lignerolles est très convaincant en accusé tant scéniquement que vocalement. François Rougier, qui campe l’autre Don José, celui des reconstitutions, a une belle voix, mais semble tétanisé par le pari ; le finale et le duo avec Micaëla sont fort bien interprétés, mais « la fleur que tu m’avais jetée » est chantée avec une « timidité » inattendue. Les nuances piano, y compris dans les aigus, n’aident pas Rougier qui a pourtant donné le meilleur de lui-même lors de cette mémorable soirée.
Angèle Chemin est une belle Micaëla, à la limite de la schizophrénie depuis la mort de Carmen et l’arrestation de Don José ; elle chante fort bien dans le duo avec Don José « le libre » et délivre une performance scénique phénoménale pendant toute la soirée.
Alban Legos-Le moine est un Escamillo agréable. Une fois habitué à la voix de William Shelton, président du tribunal, qui oscille entre le ténor et le contre-ténor, on apprécie la très belle performance qui est donnée non pas sur scène, mais dans la fosse d’orchestre – la caméra projetant le visage de Shelton sur le mur face à la salle.
Le trio d’expertes composé d’Élise Chauvin (interprète aussi de Laura et Frasquita), d’Anne-Emmanuelle Davy (interprète aussi de Béatrice et la Procureure) et  de Rosie Middleton (interprète aussi de Jean Luc et Mercédès) est assez drolatique; les autres rôles dans lesquels on voit les trois femmes nous permettent d’apprécier leurs talents de comédiennes.
C’est Lucie Leguay qui dirige l’ensemble Ars Nova qui, pour une fois, est installé dans la fosse d’orchestre. La jeune femme dirige les treize musiciens d’une main ferme et nerveuse et, même si on regrette une petite baisse de niveau sur « La fleur que tu m’avais jetée » qui aurait mérité un meilleur traitement, le niveau global de la soirée est excellent.

L’ensemble Ars Nova a une fois de plus brillé sur la scène du théâtre de Poitiers. Si les célébrations du soixantième anniversaire de la phalange ont commencé depuis le début de l’année 2023, cette Carmen, cour d’assises en est sans aucun doute l’un des points d’orgue. Et d’ailleurs, nous souhaitons une longue vie à cette œuvre qui allie avec subtilité musique classique et contemporaine.

Visuels : © Pascal Gely / Hans Lucas

Pour suivre les projets d’Ars Nova, c’est ici.

La plaYlist exAgérEment Limite
Marlène Morro est, à la Comédie Nation, une Phèdre drôle, sexy et alcoolique.
Hélène Biard

Publier un commentaire

Votre adresse email ne sera pas publiée.

Your email address will not be published. Required fields are marked *


Soutenez Toute La Culture
Registration