La Nuit, toutes les marionnettes ne sont pas grises… (c’est plutôt l’inverse, même)
La Nuit de la marionnette est organisée tous les ans par le théâtre Jean Arp (Clamart) dans le cadre du festival MARTO !, festival de théâtres de marionnette et d’objet. L’édition qui s’ouvre est d’ailleurs la vingtième de cet événement qui a su s’installer dans le paysage du Sud de Paris. En impliquant les théâtres de huit villes des Hauts-de-Seine, cette édition proposera vingt représentations, du 29 février au 14 mars, dont certains spectacles créés pour l’occasion et qui semblent plein de promesses…
Quant à la 11ème Nuit, si elle est longue, elle est surtout très bien remplie : de l’inauguration à 20h au « DJ-set marionnettique » de 6h du matin – qui a viré à la battle de messages écrits projetés en direct entre deux des auteurs.rices du collectif Le Printemps du Machiniste – les membres du public les plus motivés ont eu de quoi faire le plein de spectacles. Des propositions qui pouvaient inclure un mini concert aussi bien que de la gaine – « la » marionnette emblématique – ou du théâtre d’objet loufoque. Maître-mot donc : la variété, avec un panachage de spectacles jeunes et de propositions déjà bien tournées.
Les formes longues à l’assaut du patriarcat
Premier spectacle proposé à l’ensemble des spectateurs, on a eu plaisir à revoir Camarades de la compagnie Les Maladroits (notre critique), sur une scène plus grande qui donne à la scénographie davantage de souffle. L’interprétation a gagné en authenticité, et certains des quatre interprètes font même preuve de grand talent, mais en outre la précision du rythme et des mouvements s’est faite redoutable. L’écriture, pleine d’effets et d’inventions, n’en déploie que mieux ses effets. Le récit de vie en creux d’un personnage non représenté sur scène, à mi-chemin entre fantasme et docu-fiction, pour une interpellation en nuances délicates sur la longue émancipation des femmes au lendemain de 68.
Autre « grand » spectacle accueilli sous le chapiteau, HEN du théâtre de Romette a déployé toute son énergie fantasque, et prouvé, lui aussi, la finesse de son écriture, sous ses dehors strass-provoc’ (notre critique). L’incroyable partie musicale jouée en direct ne pouvait pas éclipser tout le talent de manipulation, l’intelligence de la mise en abîme de la marionnette-qui-se-sait-telle, la précision ici aussi du rythme imparable. Le personnage habite le spectacle de bout en bout, Johanny Bert improvise avec bonheur et tourne à son profit le moindre incident. Le choix impeccable des chansons, loin de dissimuler la teneur douce-amère du discours sous-jacent, la sublime au contraire. Un spectacle de haute tenue, chargé de vie et de l’élégance poignante d’un cabaret qui s’habille de paillettes pour dissimuler les bleus des coups reçus.
Drôle de hasard que d’avoir mis ces deux spectacles sensibles et anti-patriarcaux à l’honneur, le même week-end que le César de Polanski, que la déprogrammation de Phia Ménard aux Bouffes du Nord, que la volonté de Poutine de faire inscrire la prohibition du mariage gay dans la Constitution de son pays. Si on croit aux coïncidences.
Les parcours de formes courtes pour dire le monde autrement
Pour le reste, selon leur parcours, les spectateurs et spectatrices ont pu profiter de propositions expérimentales comme de recettes éprouvées.
Sur notre parcours de cette Nuit, il faut signaler la découverte du déjà ancien mais superbement maîtrisé Poch de Pierre Tual. Un texte-fleuve écrit au rasoir, mis en scène comme un solo de théâtre visuel, avec un interprète de tout premier ordre, capable de violentes fulgurances comme d’un calme fulminant, mais juste toujours, et l’humanité à fleur de peau. Un texte décousu comme la psyché de son personnage sans domicile, l’auto-récit plein de fureur d’un paumé dont la rupture avec lui-même comme avec les autres semble sur le point d’être consommée. Portrait plein de poésie d’un ancien doux que la vie explose en plein vol. Scénographie minimaliste faite d’une table basse bancale, quelques images utilisées à bon escient, un vieux couteau rouillé, il n’en faut pas plus pour faire théâtre. Chapeau.
A signaler aussi le très singulier et intéressant 52 Hertz concert d’orage de Blanche Loretz, qui, comme sa camarade Sayeh Sirvani, est une étudiante toute fraîche diplômée de l’ESNAM de Charleville-Mézières invitée à présenter une reprise de son solo de fin d’études. La proposition est à fleur de peau, en permanence dans un décalage tantôt comique tantôt poétique où tout frissonne au bord des larmes et du précipice. On y parle de l’art des outsiders, on y parle de baleine et de mouches, on les montre d’ailleurs avec des marionnettes gants et des ombres. Puis, trait d’inspiration géniale et jeu d’échelle vertigineux, on invite même de vraies mouches sur le plateau, dont le vrombissement se mêle aux palpitations des mots qui tracent leur chemin tout à l’extérieur de la marge, en disant la fragile beauté du bord du monde. Envoûtant autant que déroutant, précieux dans son caractère hors-normes.
Impossible également de ne pas parler des bidouillages de la Carte blanche du collectif Le Printemps du Machiniste, qui restent potaches et inspirés même quand ils sont inégaux. Mise en situation : texte choral pour marionnettes disséminées sur escalier extérieur. Les conditions sont mauvaises, on entend mal et on voit peu, le froid semble manger les mots autant qu’il gèle le bout des nez, dommage. Passage par la case musique expérimentale, dont l’appréciation divise le public, pour ensuite découvrir la vraie-fausse exposition d’un Groupe d’Études des Phénomènes Aérospatiaux Fabuleux (GEPAF) singeant le (plus sérieux) GEIPAN. Trop artisanal pour être crédible, on sourit à la blague consistant à envoyer une marionnette dans la stratosphère… sauf qu’il ne s’agit pas d’une blague, et qu’on assiste là au premier rendez-vous d’une affaire qui pourrait avoir des suites passionnantes. Car s’il est bien un talent que l’on peut reconnaître à Louis, Dorine, Adrien ou Noé, c’est de savoir créer des rencontres avec les gens, et de transformer ces éclats de vie et ces hasards de trajectoires en pépites artistiques. A ce dernier titre, on pouvait découvrir les étonnantes marionnettes du projet Entièrement peuplée, une micro-série marionnettique en gestation qui reprend, sur des têtes de marionnettes à gaine, les visages de Clamartoises et de Clamartois, grâce à des techniques pointues de numérisation et d’impression 3D. Surprenant et prometteur ! Toujours, l’inventivité et la prise de risque dans la mise en scène, et cette géniale habitude de dissocier la profération du texte et la manipulation. Impatience de voir la suite !
Pour le reste, il y avait une belle quantité de spectacles parfaitement maîtrisés de théâtre d’objet tirant sur le loufoque, ne reculant devant aucune exagération, dissimulant des trésors de technique d’acteur sous des dehors de bouffonnerie un peu inquiétante : Les Envahisseurs de la compagnie Bakélyte (notre critique), I killed the monster de la compagnie du Roi Zizo (notre critique), Et les 7 nains du Theatre Magnetic (notre critique)… Dans une autre veine, inquiétante à sa propre manière, dans Ersatz le collectif Aïe Aïe Aïe confrontait Julien Mellano à une interface informatique qui finissait par entraîner d’inquiétants changements chez le personnage, perdu entre casque de réalité virtuelle et masque de singe. Une perte de repères orchestrée entre fantasme futuriste et dénonciation du présent, un geste plastiquement fort, sans paroles, malheureusement difficile à bien goûter à 5h du matin…
On aura aussi découvert le très stimulant travail de la compagnie Méandres, avec un spectacle Women’s Land qui va loin dans la prise de risque. Sur le mode du clown, il s’agit de sortir la vulve de l’obscurité, pour mieux l’apprivoiser. Jamais didactique – mais souvent frontal – ce délire en plusieurs tableaux pour trois interprètes fait pleinement usage des possibilités de la marionnette – effets de focus, de dissociation, apparition/disparition, surgissement de l’étrange au milieu du familier – pour surprendre, amuser, dénoncer, et, mine de rien, quelque part entre le 4ème et le 5ème degré (si on a bien compteé réfléchir à cet organe désigné peu montrable et donc peu montré, et donc fétichisé, mal-aimé, finalement inconnu. Le spectacle peine peut-être à trouver le juste équilibre dans l’exagération, il est un peu échevelé, mais l’engagement des interprètes ne peut être mis en doute non plus que la force de certaines images. Redoutablement efficace quand ça fait mouche !
Saluons enfin les Pizzas Puppets inventives et décalées de la compagnie Permis de construire. Des spectacles sur menu dans des cartons de pizzas, qui circulaient au milieu des files d’attente en créant des petits espaces de drôlerie ou de poésie, en prenant pour prétexte un virelangue, ces petites phrases difficiles à prononcer qui servent d’exercices d’articulation aux comédiens. Surprenantes, variées, réalisées avec soin, ces saynètes sont servies avec le sourire, une petite dose de culot et une grande rasade d’humour. Se consomme sur place, pour combler toutes les petites curiosités.
On ne peut mentionner ici tous les spectacles, mais on a le sentiment que, dans l’ensemble, un équilibre assez juste était atteint entre les propositions, entre le risque et la sécurité, entre le moderne et l’établi, entre le comique et l’émouvant. De la jeunesse, tempérée par quelques vieux routards, une diversité d’approches, mais partout en filigrane le questionnement de ce qui nous constitue, de ce que nous faisons de la différence, de notre capacité à accepter le monde et nous mêmes. Une belle Nuit… et il le fallait, pour tenir jusqu’à l’arrivée de la navette !
Visuels: (c) Christophe Raynaud de Lage, Laurent Guizard, DR.