Théâtre
Julie Brochen à propos de “Ouragan”, pièce montée avec des détenus de la Santé pour le festival Vis-à-vis : “Dans ce dénuement, se construisait une forme très élaborée”

Julie Brochen à propos de “Ouragan”, pièce montée avec des détenus de la Santé pour le festival Vis-à-vis : “Dans ce dénuement, se construisait une forme très élaborée”

19 January 2020 | PAR Julia Wahl

La metteuse en scène Julie Brochen mène avec Alexandre Zeff un atelier de théâtre à la prison de la Santé, dont la restitution aura lieu le 22 janvier au Théâtre Paris Villette dans le cadre du festival Vis-à-vis, dédié au théâtre en prison. Elle a bien voulu répondre à nos questions.

Qu’est-ce qui vous a intéressée dans le festival Vis-à-vis ?

C’est Alexandre Zeff qui m’a conviée à partager ce travail, dans le cadre d’un large projet, qui s’appelle « Le goût des autres » et qui dure toute l’année, au Théâtre de la Cité internationale. J’étais déjà allée voir du théâtre en prison, notamment une pièce de Claude Régy appelée Parole du sage à la prison centrale de Rennes, qui est une prison de femmes. Ça m’avait fortement marquée, je m’étais beaucoup posé la question de la place du théâtre en prison parce que, pour moi, le théâtre est un espace de liberté et je me demandais comment cet espace de liberté pouvait avoir sa place dans un endroit de privation de liberté.

Et puis, je suis allée, non sans appréhension, à cette première séance de travail avec Alexandre. On était tous sur nos gardes, les détenus et nous-mêmes. Et, petit à petit, le travail s’est noué et a provoqué en moi une interrogation très forte sur la place de l’art dans la société, parce qu’on s’est senti investi de cette nouvelle confiance. Je trouve ça nécessaire et je trouve ça enrichissant, dans un sens comme dans l’autre. On a réussi à construire un vrai groupe de travail qui génère à lui seul de la confiance et du respect. J’ai vu les gens se métamorphoser même physiquement et je suis dans une vraie admiration de ce travail du SPIP [Service pénitentiaire d’insertion et de probation] à l’intérieur de la Santé, parce qu’ils ont raison de se battre tous les jours, même si c’est difficile, sur cette notion de réinsertion, de seconde chance et la possibilité d’écoute et de travail artistique au sein de la prison.

Quelles étaient vos relations avec le SPIP au quotidien ?

Elles sont excellentes parce que Chloé Brulis [coordinatrice culturelle à la Santé] est quelqu’un de très actif, même si elle mériterait d’être plusieurs parce qu’elle a une charge de travail énorme et que, toute seule, elle ne peut pas gérer cette charge-là. On se voit tous les mercredis, avant et après l’atelier, et elle demande des restitutions, régulièrement, de chaque séance. Je dirais qu’on travaille ensemble, même si elle est dans son bureau et nous en bas avec les détenus.

Ce travail est financé essentiellement par l’administration pénitentiaire ou aussi par le Ministère de la Culture ?

C’est le Ministère de la Culture essentiellement qui subventionne, avec la DRAC, et on est aussi soutenu par le TCI puisque c’est Pierre Fitou qui permet la venue d’Alexandre et la mienne.

Précisément, quelles étaient vos relations avec le Théâtre de la Cité internationale ?

C’est Alexandre qui pilote “Le goût des autres” avec Pierre Fitou [directeur de l’action artistique et de la communication]. Cet atelier de la Santé a sa cohérence dans ce grand festival qui va avoir une restitution au mois de mai, avec tous les ateliers menés par Alexandre Zeff dans les centres sociaux, dans les écoles, les collèges et les lycées. Mais avec cet atelier-là, pour des raisons de règles qui encadrent les spectacles qui se font en prison, aura lieu le 22 janvier.

Comment s’est passée la collaboration entre Alexandre Zeff et vous, comment vous êtes-vous réparti les tâches ?

Alors, c’est vraiment un binôme. On se connaît depuis très longtemps, depuis 2005. Je trouvais ça très bien d’être homme et femme face à ces détenus, parce qu’il y avait beaucoup de questions liées à l’absence des femmes en prison. Au-delà de cette question, ça n’aurait pas été pareil si on n’avait pas été deux, parce que c’est important d’échanger, de croiser son regard, surtout au début où on était mal assuré, où on avait peur de ce qu’on ne connaissait pas. On a pris confiance ensemble parce qu’on était deux.

La répartition des tâches s’est faite assez simplement. Le pilote a toujours été Alexandre, puisque c’est lui qui m’a invitée. Moi, je me suis mise au service des détenus et de lui pour restituer les textes que j’entendais, que je redonnais à Alexandre pour les améliorer dans un échange constant. En aller-retour presque permanents, on leur a soumis plusieurs versions du texte. On en est à la sixième version aujourd’hui.

C’est une version à laquelle tous les détenus qui ont suivi l’atelier du début à la fin ont pu participer ?

Tout à fait. C’est leurs mots essentiellement. Et puis on s’est servi de deux ouvrages, un de la directrice de la prison de la Santé, qui s’appelle Directrice de prison [Christelle Rotach, Plon], qui est sorti il n’y a pas longtemps, et un autre ouvrage, qui s’appelle Paroles de détenus [sous la direction de Jean-Pierre Guéno, Librio], qu’Alexandre Zeff a apporté, et on a dégagé le rôle d’une surveillante puisque les surveillants sont très importants. Alexandre souhaite que je joue la surveillante, donc ça sera une femme qui sera une surveillante sur le plateau.

J’aurais aimé avoir des informations sur la façon dont ce travail s’est déroulé et organisé véritablement.

On a mis en place une sorte de protocole de travail sous la forme de listes avec des phrases. On commençait par « je suis, je pense, j’espère, je rêve… ». Il fallait continuer la phrase. Des listes un peu à la Pérec, ou ce long texte qu’on aime beaucoup, Alexandre et moi, qui s’appelle Introspection, de Peter Handke. On a lu des extraits de textes qui nous plaisaient. On savait que le travail d’écriture allait être forcément immersif et on ne voulait pas faire appel à leur subjectivité d’avant : on voulait vraiment créer une sorte de travail collectif à partir d’histoires qu’on se raconterait, qui ne seraient pas forcément les nôtres. Mais, petit à petit, comme dans tout travail, plus on échangeait des textes, plus on avait droit à des confessions. L’un d’entre eux nous a dit qu’il ne se sentait pas capable d’écrire au début de l’atelier et que, maintenant, le carnet qui lui a été donné au début de l’atelier lui permettait d’écrire même en pleine nuit pour trouver le sommeil, puisqu’une des vraies problématiques, très concrètes, en prison, est de dormir. Claude Régy, qui a été mon maître à penser au théâtre, me disait qu’il travaillait en dormant. Donc je me disais qu’il était beau qu’il s’accroche à ce carnet. Le titre du spectacle, c’est eux qui nous l’ont donné : Ouragan. Ils voulaient absolument que ça s’appelle comme ça et je rapprocherais les nuits paisibles de ce détenu de ce terme, « ouragan ».

Justement, qu’est-ce qui a présidé au choix de ce titre ?

C’est eux [les détenus] qui ont tranché sur le terme « ouragan ». Ils avaient la sensation que c’était proche de ce qui avait été dit. Ça m’a fait penser, un peu littérairement, à ce qui se passe dans la tête de Jean Valjean quand il a ce cas de conscience [rester libre et laisser un autre se faire condamner à sa place ou se dénoncer et renoncer à sa liberté], cette « tempête sous le crâne ». Pour moi, c’était plutôt ça, l’ouragan de leur pensée, le vacarme des mots qui venaient essayer de trouver du calme, un espace d’apaisement, un espace d’échange et une perspective, surtout, une sorte d’issue.

Vous dites aussi que ce travail a été très enrichissant à la fois pour vous et les détenus. J’aurais aimé que vous m’indiquiez ce que ça vous a apporté, à vous.

J’ai été étonnée, en si peu de temps, d’avoir une plongée si intense dans l’humanité de chacun et dans cette contrainte maximale de temps et de conditions de travail : on ne peut rien amener avec nous, en prison, on a besoin d’autorisation pour tout. J’ai trouvé que, dans ce dénuement, se construisait une forme très élaborée. Alexandre et moi, on avait bien évidemment la possibilité d’enrichir toute la semaine ce qu’ils nous donnaient mais, au fur et à mesure, comme la confiance s’est construite entre nous, il y a eu un vrai travail d’élaboration poétique, dramaturgique, théâtrale. On est dans une contrainte maximale mais on sent que le travail que l’on fait est équivalent à d’autres travaux que l’on fait avec des acteurs professionnels, dans des conditions de liberté totale.

Vous avez également évoqué les contraintes liées à l’univers carcéral, qui ne sont pas forcément dues aux détenus eux-mêmes. Est-ce que vous pouvez revenir sur ce genre de contraintes et les conséquences qu’elles ont pu avoir à certains moments ?

C’est déjà peu, deux heures par semaine, mais quand une séance est empêchée, par exemple par des retards qui ne sont pas liés à leur comportement mais au fait qu’on ne vient pas les chercher en cellule parce qu’il n’y a pas assez de personnel, c’est difficile. Quand les retards sont trop grands, on leur dit que l’activité a commencé et qu’ils ne peuvent pas la rejoindre. Tout le monde doit se plier à ces règles pour le bon fonctionnement de l’établissement. Sur les 800 détenus, on en avait douze et là, ils ne sont plus que cinq : on a une goutte d’eau dans un monde très particulier, très austère. 

Concernant le matériel, que vous avez vaguement abordé, de quoi s’agissait-il exactement ?

C’est du papier et des crayons.

Vous n’aviez pas le droit à un ordinateur ?

On a eu un ordinateur mais il est tombé en panne et n’a pas été remplacé. On n’a pas le droit d’amener le nôtre et on n’a pas le droit d’amener de téléphone, rien du tout, que du papier et des crayons, à la Antonin Artaud.

Sur la question des surveillants pénitentiaires, justement, c’est vrai qu’ils n’ont pas très bonne presse ; est-ce que vous avez pu observer des choses particulières sur la relation avec les détenus ?

En ce qui concerne le surveillant qui est au PIPR [Pôle d’insertion et de prévention de la récidive], dans cet endroit où ils ont accès à la scolarisation, la bibliothèque, aux ateliers, il est assez inouï.  Tous les détenus, sans aucune exception, nous ont dit à quel point ils l’appréciaient. C’est important pour eux d’avoir des surveillants avec lesquels ils ne se sentent pas méprisés, pas violentés. Ça va vite en fait, les rapports violents, même masqués ou induits. Ils disent tous qu’ils en souffrent. Après, ils parlent aussi de jeunes surveillants qui ne sont pas formés, qui sont des jeunes gens de 19 ans-20 ans, sans formation, qui se retrouvent face à des hommes qui ont des condamnations lourdes. Eux-mêmes [les détenus] ne comprennent pas qu’on mette ces jeunes dans cette situation. Ils disent qu’ils ont parfois sous les yeux des mômes dont les mains tremblent, qui ont la peur dans les yeux. Après, il y a des surveillants qui font magnifiquement leur travail, qui savent pourquoi ils sont là et qui sont remarquables, comme ce Christophe [le surveillant du PIPR dont elle vient de parler], avec qui les détenus réagissent très bien parce qu’on sent qu’il est dans une humanité nécessaire. Puis, j’ai entendu des détenus se plaindre d’autres surveillants, qui font moins bien leur travail. C’est présent dans le texte, on a essayé d’en tenir compte, de témoigner de ça, parce qu’ils en souffrent.  

Quels sont vos autres projets personnels, dont vous aimeriez parler maintenant ?

Je suis sur deux mises en scène. Il y a Mademoiselle Julie, qu’on a joué au Théâtre de l’Atelier, que j’ai mis en scène et dans laquelle je joue, qu’on a joué soixante fois au Théâtre de l’Atelier et qui partira en tournée, pas cette saison mais la saison prochaine, et il y a un spectacle que je joue aussi et que j’ai mis en scène, qui s’appelle Molly S de Brian Friel, un auteur irlandais, qui part lui aussi en tournée et qu’on espère présenter en Irlande dans sa version anglaise.

Visuel : affiche du festival

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Julia Wahl
Passionnée de cinéma et de théâtre depuis toujours, Julia Wahl est critique pour les magazines Format court et Toute la culture. Elle parcourt volontiers la France à la recherche de pépites insoupçonnées et, quand il lui reste un peu de temps, lit et écrit des romans aux personnages improbables. Photo : Marie-Pauline Mollaret

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