La double interview de Rodrigo Portella et d’Armando Babaioff pour leur pièce “Tom na Fazenda”.
Durant l’ensemble du mois de mars, il était possible de découvrir au Théâtre Paris-Villette la pièce Tom na Fazenda du metteur en scène brésilien Rodrigo Portella et du producteur, traducteur et acteur Armando Babaioff. A cette occasion, Toute la Culture a pu les rencontrer. Ils nous racontent leur expérience inédite de la création aux centaines de représentations au Brésil et à l’international de la pièce.
Pour débuter cette interview, serait-il possible que vous reveniez chacun rapidement sur votre parcours artistique ?
Armando : Rapidement, c’est compliqué. (rire) J’ai étudié dans une école municipale publique dans laquelle il y avait un théâtre. J’ai été obligé d’en faire, et c’est à ce moment là que j’ai pour la première fois été en contact avec le théâtre, j’avais 11 ans. Je ne me suis plus arrêté, j’ai étudié à l’école publique et j’ai suivi une formation en concession civile en ingénierie. Ensuite, j’ai fait une autre école publique à Rio de Janeiro, Martins Pena, qui est assez réputée. C’est l’école publique de théâtre la plus ancienne d’Amérique Latine. Dans les années 1990/2000, j’ai rencontré Rodrigo à l’école. Depuis, nous travaillons ensemble. Tom na Fazenda est la quatrième ou cinquième pièce que nous faisons en collaboration.
J’ai également travaillé dans le milieu audiovisuel (télévision) et le cinéma. Je suis très connu au Brésil puisque je joue dans des novelas et des films. J’ai commencé à produire du théâtre en 2008 et cette pièce est ma troisième production.
Rodrigo : Je fais du théâtre depuis 30 ans. Je suis né dans la banlieue de Rio de Janeiro, à la campagne. J’ai connu Armando à la fac. J’ai déjà mis en scène plus de 40 spectacles mais c’est la première fois qu’une de mes pièces se produit à l’étranger, en dehors du Brésil.
A l’origine, Tom na Fazenda est une pièce de théâtre écrite par Michel Marc Bouchard. Qu’est-ce qui vous a poussé Armando Babaioff à la traduire ? Avez-vous fait face à des difficultés particulières ?
Armando : J’ai envoyé le texte en anglais à Rodrigo et Rodrigo m’a répondu qu’il ne savait pas lire l’anglais. J’ai donc traduit la pièce pour Rodrigo pour qu’il puisse me dire si c’est une bonne idée ou si je suis fou de produire cette pièce. (rire) Et Rodrigo n’avait pas envie de faire cette pièce et de la mettre en scène. Il m’a suivi parce qu’il me faisait confiance.
J’ai adoré traduire du théâtre, j’ai découvert cet intérêt. Il y a quelque chose dans la traduction qui est assez similaire avec le travail d’acteur, le fait de jouer. Il y a de la liberté, de la marge de manœuvre qui ressemblent au jeu puisqu’on peut interpréter le texte. Lorsque je traduis, j’interprète l’ensemble des personnages à voix haute, je suis tout le monde à la fois d’une certaine manière. Je lis pour entendre le texte.
Ce qui a été le plus drôle et le plus intéressant pour moi, c’est que lorsque je regardais des pièces étrangères au Brésil, il y avait des éléments qui me dérangeaient. Je trouvais que le texte n’était parfois pas bien traduit car il n’était pas lié au contexte. J’ai traduit Tom na Fazenda, mais je l’ai aussi adapté pour que le contexte colle avec celui du Brésil. Par exemple, pour le personnage d’Agatha, je me suis inspiré de ma mère.
Au moment de sa création en 2017, le régime politique du Brésil laissait peu de place à l’art et à l’homosexualité. Était-ce pour vous une volonté politique pour vous d’adapter cette pièce ?
Armando : C’est compliqué car tout se mélange tout le temps au Brésil. Le politique envahit la vie des gens même s’ils ne le veulent pas. Tout devient politique, il est impossible de séparer le politique de la vie, des arts, etc. Notre geste politique c’est aussi d’être resté à l’affiche pendant longtemps, d’avoir fait 255 représentations sans aucune aide financière, de toujours faire du théâtre, malgré tout.
Rodrigo : Plus la pièce a avancé dans le temps, plus les années sont passées, plus elle a pris de l’importance. Lors de la création, Jair Bolsonaro n’était pas encore au pouvoir, mais c’était le cas lorsque nous avons joué. La pièce a donc pris de l’ampleur politique.
Armando : Faire du théâtre au Brésil, c’est politique.
Tom na Fazenda est votre première pièce à être jouée à l’international. Pensiez-vous que celle-ci allait prendre tant d’ampleur et ensuite être produite à l’étranger ?
Armando : J’ai l’impression de ne toujours pas comprendre ce qui m’arrive.
Rodrigo : Quand on crée une pièce, on ne sait jamais ce qui va arriver. On n’imaginait pas jouer à Avignon, en France ou ailleurs, et encore moins qu’il y aurait 255 représentations au Brésil. On a joué dans pleins de contextes différents. Armando a tout de suite compris que la pièce aurait un impact et qu’il était important qu’elle aille plus loin que le Brésil. C’était son rêve.
Armando : C’était une stratégie, c’est penser au-delà du théâtre, ce que la pièce peut apporter de plus.
Vous avez tous deux travaillé ensemble sur cette adaptation de Tom à la ferme, l’un en tant que producteur, traducteur et acteur, le second en tant que metteur en scène. Ce n’est pas la première fois que vous travaillez ensemble, mais comment s’est déroulée cette collaboration ?
Armando : Lui est metteur en scène, moi traducteur et acteur, chacun dans son truc (rire).
Rodrigo : Ça fait très longtemps que nous nous connaissons, nous travaillons ensemble depuis 25 ans. Il y a un réel rapport de confiance. Nous sommes aussi très à l’écoute et attentifs à ce que dit l’autre. Tout ce qu’Armando me dit me fait réfléchir et inversement, c’est pour ça que ça fonctionne bien.
Armando : On a répété seulement trois mois en commençant en décembre et en jouant la première le 17 mars et Rodrigo a imaginé ce décor dès la première semaine, il imaginait qu’il voyait de la boue sur scène. On (les acteurs) s’est plaint pendant les trois mois de répétitions, et deux semaines avant la première on s’est réunis sans Rodrigo pour essayer d’étayer une stratégie pour le convaincre de ne pas utiliser de boue. Maintenant on se rend compte de l’importance de la boue qui est un élément organique.
Rodrigo, qu’est-ce qui vous a poussé à réaliser une scénographie, mise en scène si épurée ?
Rodrigo : Pour moi, ce qui est beau au théâtre, c’est la précarité, quand il y a peu de choses, pour laisser la place à ce qui se passe dans la tête, ce qu’on s’imagine. Le mieux, c’est lorsque les imaginaires se rencontrent, celui des acteurs, du metteur en scène et celui du public. Par exemple au cinéma, un réalisateur va construire une ferme si une scène se passe dans une ferme, et tous les spectateurs voient la même ferme. Au théâtre, ce qui est intéressant, c’est qu’il y a une ferme mais chacun voit sa ferme dans sa tête.
Le texte de Michel Marc Bouchard aide déjà beaucoup à développer l’imaginaire de chacun et de chacune. Au début, la scénographe avait construit un décor pour matérialiser la traite des vaches, mais j’ai dit qu’on allait tout garder mais ne rien utiliser et on a laissé le plateau vide.
Armando, dans un de vos écrits, vous écrivez : “Tom na Fazenda provoque le chaos en moi. C’est un texte qui me démolit. Et qui mal me reconstruit”. Une telle phrase rend compte de la violence très crue de la pièce et du tiraillement interne que subit le personnage de Tom. Que ressentez-vous quand vous interprétez un tel rôle ?
Armando : Ce que je préfère le plus lorsque je joue cette pièce, c’est que je suis obligé de jouer entièrement, il n’y a pas de négociation possible. Quand je rentre sur scène et que je dis “j’éteins la lumière”, je ne peux plus fuir. C’est un jeu, un groupe de rock. Chacun sait exactement la fonction qu’il a pour raconter cette histoire.
Rodrigo : Les acteurs savent très bien d’où ils partent et où ils doivent aller dans cette pièce, mais entre tout ça, ils ont beaucoup de liberté et le chemin pour aller de “là” à “là” ils le prennent comme ils le veulent et c’est ça qui est intéressant. Quelqu’un du public m’a dit l’autre jour : “Aujourd’hui c’était différent”.
Armando : C’est un tableau vivant.
Travaillez-vous tous deux sur de nouvelles créations ou projets ?
Armando : J’ai plein de rêves et de projets, mais je ne sais pas trop encore. Ce que j’aimerais faire c’est parler du Brésil, d’une autre manière. Si on me demande combien j’ai de projets maintenant, je peux répondre dix, Rodrigo peut-être vingt, on en a plein.
Visuel : ©Victor Novaes