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Joris Lacoste : “Toute parole est de fait une musique”

Joris Lacoste : “Toute parole est de fait une musique”

16 September 2020 | PAR Amelie Blaustein Niddam

Dans le cadre du Festival Musica qui se tient du 17 septembre au 3 octobre, Joris Lacoste présente au TNS un nouveau spectacle de l’Encyclopédie de la Parole, Suite n°4. Rencontre.

Depuis 2007 j’ai vu à peu près tous vos spectacles et je suis toujours époustouflée de la façon que vous avez de renouveler la mise en scène de la parole. Alors ma première question part des origines : comment est née cette idée folle de créer une Encyclopédie de la parole ?

Le projet a vu le jour en 2007 aux Laboratoires d’Aubervilliers, dont j’étais à l’époque le codirecteur. Il est né de l’intérêt partagé d’un groupe de personnes pour la parole, qu’ils soient acteurs, metteurs en scène, poètes, réalisateurs de radio, compositeurs, sociologues, documentaristes, chorégraphes… Certains collectionnaient des cours de philosophie au Collège de France, d’autres des interviews, de la poésie sonore, toutes sortes de matériaux.

Cela nous a amusés de comparer nos approches, d’établir des correspondances entre nos documents du point de vue de leur forme, par exemple rapprocher les intonations de Deleuze de celles d’un conteur.

On a cherché un moyen de mettre en rapport ces différentes formes de parole, et pour cela on s’attachait chaque mois à un phénomène particulier : la cadence, l’adresse, les répétitions, la ponctuation, le timbre, qui fonctionnaient comme autant de critères en fonction desquels on collectait des enregistrements.

On a commencé notre collection comme ça, sans savoir a priori ce qu’on allait en faire, sans se poser la question de la publication.

L’idée d’en faire des spectacles n’est venue que beaucoup plus tard. Durant la première année, nous demandions chaque mois à des artistes sonores de composer une pièce à partir des documents réunis, et nous la donnions à entendre au public sous forme de séances d’écoute.

L’idée était déjà d’essayer d’écouter la parole la plus ordinaire avec une oreille plus attentive à la musique qu’aux mots, tout au moins de déplacer notre écoute du quoi vers le comment, du sens vers le son.

D’ailleurs, est-ce que la musicalité des mots est quelque chose qui vous est tout de suite apparu quand vous avez commencé à penser l’Encyclopédie de la parole ?

C’est ce qui est à l’origine du projet. L’idée que toute parole est de fait une musique : certes complexe, tortueuse, irrégulière, mais souvent incroyablement créative.

Nous sommes tous, en tant qu’êtres parlants, d’infatigables producteurs de mélodies. Un des axes de l’Encyclopédie, c’est précisément de faire entendre cette créativité de la parole ordinaire, de montrer comment il y a une sorte d’art oratoire à l’œuvre, aussi bien dans Fabrice Luchini ou PNL que dans un commentaire de tiercé ou chez un homme qui fait la manche dans le métro.

Dans la vie quotidienne, la plupart du temps, on est si attentif au sens qu’on n’a pas la disponibilité pour s’intéresser à la forme de la parole.

Or il s’agit d’une matière extrêmement riche, variée, parfois virtuose. Et profondément signifiante : le texte énoncé ne charrie qu’une fraction du sens, il y a une infinité de nuances dans les intonations, les suspens, les silences, la manière d’accentuer telle ou telle syllabe — tout ce qu’on appelle la prosodie.

La forme de la parole n’est pas que le contenant ou le véhicule, elle participe pleinement à la production du sens. 

Et depuis quelque temps vous semblez avoir une nouvelle obsession qui porte le nom de “Suites”. À l’occasion du festival Musica à Strasbourg, vous allez présenter Suite n°4. Pouvez-vous me dire ce que cette suite a de particulièrement musical ? 

Quand j’ai proposé de faire des spectacles à partir de cette collection sonore, on a assez naturellement adopté les codes de la musique : il s’agissait en effet de faire entendre la musicalité dans la parole, et donc la forme du concert ou du récital prédispose le spectateur à cette écoute particulière. 

Dans Parlement, Emmanuelle Lafon est debout face au public, avec un pupitre et un micro, dans une relation à la salle qui s’inspire du récital, voire de la posture de la chanteuse pop. Suite n°1 prend la forme d’un chœur parlé de vingt-deux interprètes dirigés par un chef. À partir de Suite n°2, la musique intervient plus directement : pour cette pièce j’ai proposé à Pierre-Yves Macé de composer des accompagnements vocaux pour certaines scènes.

Depuis ce moment on réfléchit avec Pierre-Yves aux possibles rapports entre musique et parole, comment la musique peut donner corps à une parole, l’illustrer, la colorer, la commenter, en révéler la forme en soulignant ce qu’elle a de régulier ou au contraire en accentuant son imprévisibilité. Dans tous les cas la musique opère un «cadrage », elle nous fait entendre la parole autrement, jusqu’à la retourner complètement.

Cette réflexion nous a menés à la Suite n° 3, où la musique est omniprésente puisque toutes les paroles interprétées sont accompagnées au piano dans ce qui s’apparente à un récital classique ou à un petit opéra.

Avec Suite n°4 on conduit le processus à son terme, puisque la musique est devenue à ce point centrale qu’il n’y a même plus d’acteurs présents sur scène. Les seules présences sont celles des voix enregistrées et des sept musiciens de l’ensemble l’Ictus qui les accompagnent. Cela dit, c’est peut-être paradoxalement la pièce la plus théâtrale du cycle, dans la mesure où elle joue beaucoup moins avec les codes de représentation de la musique.

L’enjeu premier pour moi est en effet de réussir à faire du théâtre malgré l’absence d’acteurs. Je ne voulais pas que Suite n°4 soit reçue immédiatement comme un concert, encore moins une installation sonore. Cela passe par une certaine manière de surjouer les codes classiques du théâtre, par exemple le découpage en actes, la scénographie, un certain usage de l’espace et de la lumière, et surtout une certaine fictionnalisation voire une dramatisation des réalités contenues dans les enregistrements. 

La musique entre peu à peu en scène, elle vient progressivement jouer avec les voix mises en espace par Sébastien Roux. D’abord de façon ponctuelle, pour soutenir ou révéler tel ou tel paramètre de la parole, un rythme, une mélodie, des répétitions de motifs. Puis elle prend de plus en plus de place, elle habille toutes les paroles, elle les articule, les appuie, les déforme, avec des styles, des stratégies, des effectifs très variés. Au milieu du spectacle il y a comme un basculement : la musique prend les devants — y compris physiquement, les musiciens sont de plus en plus présents — et tisse une continuité, un flux dont la parole n’est plus qu’un élément parmi d’autres. Je voulais que la pièce soit comme une traversée, une trajectoire : on part du théâtre pour aller vers le concert, on commence avec des fictions de personnages-fantômes que l’on peut imaginer sur la scène, et on finit dans un espace mental de voix intérieures. Un lieu où musique et parole sont strictement égales, procèdent du même désir, du même mouvement. Plus de second plan, de commentaire, d’ironie, de recadrage : à la fin musique et parole avancent ensemble, intrinsèquement. 

À ma connaissance vous avez un seul spectacle à destination des enfants, qui est d’ailleurs un bijou, “blablabla”; pourquoi ne vous adressez vous pas plus au jeune public ?

Parce que c’est terriblement difficile ! Avec les enfants, on ne peut pas tricher, ils ne vont pas trouver un spectacle “intéressant”, “original” ou “bien fait” : soit ils y entrent, soit ils s’y ennuient.

Pour nous c’était une gageure de créer un spectacle pour enfants à partir de 7 ans d’une forme aussi “post-moderne”, celle d’un collage de paroles récoltées dans la réalité : pas d’histoire à proprement parler, pas de personnages à qui s’attacher.

Et je suis très fier que nous ayons réussi à ce point, c’est un spectacle qui tourne sans cesse depuis trois ans et qui peut toucher toutes sortes de spectateurs, grands et petits, de milieux et de générations diverses, en traversant avec bonheur aussi bien une salle de théâtre municipal que le Centre Pompidou ou un festival de poésie contemporaine.

On le doit beaucoup à ses deux interprètes en alternance, Armelle Dousset et Anna Carlier, et bien sûr à Emmanuelle Lafon, qui en a fait la mise en scène avec une liberté dont j’aurais sans doute été incapable. 

L’hypnose, les langues étrangères, les publicités, l’anadiplose… vous avez déjà je trouve fait un grand tour de ce que les sons peuvent nous dire. Vous vient t-il l’idée de faire une encyclopédie d’autres choses ?

Non, je pense que j’ai assez donné de ce côté-là ! Mais c’est vrai que je suis fasciné par les encyclopédies, en particulier par celle de Diderot et d’Alembert : cette volonté prométhéenne de rassembler l’état des savoirs d’une époque donnée.

Pour nous, le terme “Encyclopédie de la parole” était à l’origine un peu ironique et paradoxal, puisqu’il n’y a rien de plus écrit qu’une Encyclopédie.

Et vu l’infinité des formes que peut prendre la parole humaine, prétendre en faire une encyclopédie a quelque chose de donquichottesque. Mais ce que j’aime précisément dans le terme d’encyclopédie, c’est qu’il nous permet de nous intéresser à tout type de parole : nous ne nous interdisons a priori aucun champ, aucun genre, aucune situation.

Notre filtre de sélection est extrêmement large et notre répertoire comprend aussi bien, pour prendre des exemples qu’on entend dans Parlement, des propos de Julien Lepers sur le plateau de Questions pour un champion, une apostrophe de Dominique de Villepin à l’Assemblée nationale, une déclaration de Michel Sardou en faveur de la peine de mort, une pub pour Quick ou un extrait d’une conférence de Lacan. Nous allons chercher dans tous les contextes d’énonciation possibles. Par opposition au dictionnaire, qui s’attache à énumérer et à définir un nombre fini d’éléments, une encyclopédie est une entreprise de description qui demeure ouverte. 

Je me demandais justement comment vous nommer ! Finalement, est-ce que vous considérez l’Encyclopédie de la parole comme un collectif ?

C’est à la fois une collection et un collectif. La collection comprend plus de mille enregistrements sonores de toute sorte qui ont été soigneusement collectés, répertoriés et catalogués sur notre site internet en fonction de phénomènes formels.

Le collectif, c’est une géométrie très variable selon les époques et les projets, mais qui regroupe des gens qui partagent ce même intérêt pour l’oralité. Cette dimension collective est capitale car elle nous permet d’écouter depuis différentes pratiques et différents points de vue.

Elle nous permet aussi de trouver des enregistrements de paroles qui appartiennent à une multiplicité de cercles, de cultures, de langues. Avec le projet Jukebox, qui consiste à collecter des paroles que l’on peut entendre dans une ville donnée, nous faisons entrer dans la collection des documents sonores extraordinaires venant de Conakry, de Saint-Pétersbourg, de Rome ou Cagliari, de Genève ou de Montréal, en élargissant dans le même temps la communauté des encyclopédistes de la parole. En outre, nous sommes plusieurs à signer des spectacles cet automne dans le cadre du Festival d’Automne : Emmanuelle Lafon avec blablabla, Frédéric Danos avec l’Encyclopédiste, Elise Simonet avec Jukebox, ainsi que Pierre-Yves Macé qui signe avec moi Suite n°3 et Suite n°4 — cette dernière pièce étant aussi en collaboration avec Sébastien Roux et l’ensemble Ictus. 

Une dernière question, un peu d’actualité si j’ose dire. Je voudrais savoir comment vous, Joris Lacoste, avez traversé la période de confinement, et quelles conséquences ça a pu avoir sur le travail et les répétitions de la compagnie ?

Vu tous les projets que nous avions en cours, ça a été plutôt pénible, j’avoue. Il a fallu annuler ou reporter une cinquantaine de dates qui étaient prévues au printemps, et surtout réorganiser toute la création de Suite n°4 qui devait initialement avoir lieu au Kunstenfestival de Bruxelles en mai.

On a fait je ne sais combien de scénarios de report qui tombaient tous les uns après les autres, au fur et à mesure que le confinement se prolongeait ou que l’annulation des festivals se confirmait.

Cette incertitude était assez déprimante et parfois décourageante.

Mais toute l’économie d’une compagnie de théâtre indépendante comme la nôtre dépend de son activité : si nous ne faisons pas assez de dates nous ne pouvons plus nous payer. Avec le “portrait” que nous consacre le Festival d’Automne et la présentation de 8 spectacles dont plusieurs créations, cette année 2020 devait être une fête.

On compte bien en profiter un maximum, mais c’est vrai qu’aujourd’hui nous ne savons pas du tout comment l’automne va se passer et si nous pourrons nous relever du déficit créé par la crise. Heureusement, on a la chance de pouvoir compter sur quelques partenaires fidèles, en France et à l’étranger, qui nous ont soutenus pendant cette difficile période. Pour ce qui est de l’Etat par contre, malgré tous les grands discours, on attend toujours…

 

Informations pratiques

Du 25 au 27 septembre, vendredi à 19h, samedi à 20h et dimanche à 15h. Salle Koltès-TNS. Durée 2H15.

Informations et réservations ici

 

 

 

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Amelie Blaustein Niddam
C'est après avoir étudié le management interculturel à Sciences-Po Aix-en-Provence, et obtenu le titre de Docteur en Histoire, qu'Amélie s'est engagée au service du spectacle vivant contemporain d'abord comme chargée de diffusion puis aujourd'hui comme journaliste ( carte de presse 116715) et rédactrice en chef adjointe auprès de Toute La Culture. Son terrain de jeu est centré sur le théâtre, la danse et la performance. [email protected]

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