
Une puce épargnez-là : l’entrée percutante de Naomi Wallace à la Comédie Française
Dans la pièce « Une puce, épargnez-là » (One flea spare est son titre original), il est question d’une irruption fortuite qui menace et perturbe l’ordre des choses. Sans aller jusque là, il semblait à la première que le fait de voir saluer, aux côtés des très bons comédiens de ce spectacle, la dramaturge américaine Naomi Wallace qui, bien qu’inconnue sur nos plateaux fait son entrée au répertoire de la Comédie-Française, et la metteuse en scène Anne-Laure Liégeois, a déconcerté plus d’un spectateur accroché à des habitudes rompues audacieusement par ces deux jeunes créatrices, et c’est tant mieux. Elles sont des artistes talentueuses, profondes, engagées ; le travail vivant et vibrant qu’elles présentent au Théâtre éphémère leur ressemble.
Il y a une dimension romanesque intrigante dans « Une puce, épargnez-là ». Le texte est contemporain mais est joué “en costumes” comme on dit puisque son intrigue se situe en 1665 à Londres et raconte comment le peuple, à travers les figures attachantes de Morse et Brunce, s’introduit dans l’intérieur confiné, normalement impénétrable, de notables pour bousculer l’ordre qui y est établi tant sur les champs du politique que de l’intime.
D’apparence raide et figée, la mise en scène d’Anne-Laure Liégeois et son austérité conviennent parfaitement pour servir le texte et mettre en relief l’implosion qui est au cœur du propos. La belle scénographie porte les stigmates de la mort à venir et de l’insatisfaction du désir par la primauté de couleurs glacées et funèbres. Le décor s’ouvre et s’élargit à mesure que la pièce avance puis se trouve cernée par les présences glauques de gros oiseaux sombres. Ses hauts murs gris forment un huis-clos silencieux et oppressant pour figurer une sorte de mouroir des personnages mis en quarantaine, le seul moyen d’échapper à la Grande peste qui fait des ravages mortels à l’extérieur.
Arrivés par la cave et le toit (la fenêtre étant barricadée et bien gardée par l’excentrique Christian Gonon), un jeune matelot de la marine de guerre, bientôt rejoint par une fillette sont trouvés inopinément puis recueillis par les époux Snelgrave, le premier pour devenir le domestique de la maison, la seconde par charité. Félicien Juttner, à la fois rude et doux, utopique et mystérieux, est sombrement sensuel dans le rôle du marin et Julie Sicard est une ingénue effrontée et irradiante. Guillaume Gallienne, examinateur froid, inflexible, campe sans complaisance ni démonstration un personnage ambigu, autoritaire, proprement odieux tandis que Catherine Sauval, tout en finesse, émeut en aristocrate délaissée.
Quand Snelgrave prête ses bas noirs et ses chaussures vernies à son nouveau serviteur qui lui est les pieds nus, cela est vécu comme un jeu par le notable qui ne prévoit pas le renversement de l’ordre hiérarchique qui le favorise, trop confiant en son pouvoir et en l’histoire qui fera défaut à son rang (la révolution française aura lieu un siècle plus tard). Lorsque l’épouse voit le beau matelot à moitié dénudé pour panser sa blessure ou sous ses modestes caresses, elle est à nouveau révélée à sa féminité, à son désir de femme, à son corps qui a été calciné dans un incendie et intouché depuis, éternellement dissimulé sous de longues et lourdes étoffes sombres. Ce sont d’admirables passages qui, entre autres, montrent comment Naomi Wallace revisite avec inspiration et pertinence la dialectique du maître et de l’esclave. Elle fait des personnages les plus humbles le moteur de la pièce. Ils agissent comme des révélateurs. L’écriture poétique, charnelle et la dramaturgie ciselée font se côtoyer le noble et le trivial pour donner à voir une confrontation violente des classes et des sexes traversée par un questionnement politique et humain constamment actuel. L’histoire de cette pièce est celle d’hier comme d’aujourd’hui ; c’est aussi cela qui est passionnant.
photo : Christophe Raynaud De Lage