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Alexandre Zeff sur le festival Vis-à-vis : “Faire voir un travail comme Ouragan permet de changer le regard sur les détenus”

Alexandre Zeff sur le festival Vis-à-vis : “Faire voir un travail comme Ouragan permet de changer le regard sur les détenus”

20 January 2020 | PAR Julia Wahl

Le metteur en scène Alexandre Zeff mène avec Julie Brochen un atelier de théâtre à la prison de la Santé, dont la restitution aura lieu le 22 janvier au Théâtre Paris Villette dans le cadre du festival Vis-à-vis, dédié au théâtre en prison. Il a bien voulu, à la suite de sa partenaire, répondre à nos questions.

Qu’est-ce qui vous a intéressé précisément dans le festival Vis-à-vis ?

J’ai travaillé lors de la saison dernière avec le Théâtre de la Cité Internationale pour mettre en scène Jaz de Koffi Kwahulé et, à cette occasion, Pierre Fitou [directeur de l’action artistique et du développement des publics du TCI] m’a permis de rencontrer différentes associations. Il m’a proposé de travailler cette saison sur son programme de cohésion sociale, avec plus d’une vingtaine d’associations et structures à travers toute l’Île-de-France, comme des centres d’hébergement d’urgence, des lycées et collèges, Droit à l’école [association qui dispense des cours à de jeunes mineurs isolés immigrés qui ne sont pas encore scolarisés, faute d’avoir pu prouver leur minorité] et la prison de la Santé. J’ai accepté d’y assurer différents ateliers et de missionner certains de mes collègues de travail pour d’autres. La prison de la Santé faisait partie de ces différentes structures. J’ai fait le choix de le faire moi-même et de demander à Julie Brochen de m’accompagner. J’étais assez libre de faire ce que je souhaitais avec les prisonniers et je me suis dit que, dans le cadre d’un travail dans une salle que je ne connaissais pas, l’écriture me paraissait un travail possible. On a commencé à travailler en s’inspirant de différents ouvrages, notamment Introspection de Peter Handke, sur l’idée de la liste. Je me disais que, pour libérer l’écriture, la parole, ça pouvait être bien de prendre cette forme-là, qui est accessible immédiatement, et de voir ce qui pouvait en sortir. Petit à petit, on a essayé de structurer cette parole pour créer ce poème sonore qui s’appelle Ouragan. Ce sont les détenus qui ont choisi le titre, évidemment.

Julie Brochen interprète ce titre comme l’expression des émotions intérieures des détenus. C’est ce que vous y voyez aussi ?

Oui. Ce qu’ils avaient dit, c’est que, dans leur tête, ça tourbillonne. Les pensées ont du mal à se poser. Ils font un énorme travail sur eux-mêmes pour être calmes, parce qu’ils sont contraints, mais aussi parce qu’il faut qu’ils arrivent à vivre. Ils sont dans un climat de violence entre eux, mais également entre les surveillants et eux, et dans la condition même de prisonnier. Cette violence ressentie et subie les oblige à avoir un extérieur d’apparence calme alors que, à l’intérieur, c’est un tourbillon. L’ouragan était pour eux assez symptomatique de ce qu’ils ressentaient.

Vous avez tout à l’heure évoqué le fait que ce projet avec la Santé s’inscrit dans un dispositif plus large de travail avec le champ social. Est-ce que vous pouvez me parler de ces différents dispositifs et, globalement, de la façon dont ça s’est organisé ?

Je prépare avec  le Théâtre de la Cité internationale ma prochaine création, qui s’appelle Tropique de la violence, d’après Nathacha Appanah. C’est un roman que j’adapte pour la scène, qui me sert de support pour tisser un fil avec les thèmes qu’aborde le texte et relier les différents ateliers.  On a ouvert à Frères migrants de Patrick Chamoiseau, qui est aussi en relation avec Tropique de la violence et la question de l’accueil puisque ça se situe à Mayotte, dans un bidonville entièrement formé de jeunes mineurs isolés. Ce support-là me permet d’essayer de créer des liens avec les différentes associations. Le 6 juin prochain, il y aura un festival où je dois regrouper toutes les associations sur une journée entière et j’essaie de relier les choses autour du thème du festival, qui s’appelle Le Goût des autres, et de Tropique de la violence.

Pouvez-vous à présent me parler des conditions concrètes et pratiques de travail à la prison de la Santé, où on est dans un espace particulier du fait qu’il est clos et très surveillé. Qu’est-ce que ça implique et induit en termes d’adaptation et de contraintes pour vous ?

Au départ, il y avait une tension parce qu’on ne se connaissait pas, on avait des a priori et eux, de leur côté, également. Lors de la première rencontre, la parole avait vraiment du mal à se libérer. Il y en a qui sont partis et un noyau dur de six détenus a commencé à se former et la parole a commencé à se libérer. Après, il y a une forme de sacralisation de la relation qui arrive parce que, pour eux comme pour nous, ça devient un moment important pour plusieurs raisons. D’abord parce que c’est un moment, 2h30, où ils oublient qu’ils sont en prison, ce qui est un des objectifs d’un atelier comme celui-là, et ensuite parce qu’ils peuvent parler. Là, on arrive à des choses qui sont assez inattendues et merveilleuses, dans le sens où il y a des moments où ils se libèrent de cette tension qu’ils portent au quotidien. C’est comme une incarnation absolue de ce que peut être la magie du théâtre. Non seulement on se libère de la parole mais, en plus, on en fait quelque chose d’artistique, on en reprend le contrôle par la création. Les choses qui nous ont été dites, qui ont pu provoquer parfois des larmes, sont maintenant devenues des mots.

Pouvez-vous m’indiquer de façon précise comment se sont organisées les séances ?

On partait du principe de listes, par exemple « Je rêve de », et puis on se mettait autour de la table et chacun donnait ses rêves. Je repartais chez moi et je commençais à les mettre en forme petit à petit, à structurer le poème. Ensuite, je revenais avec les textes, on en parlait, on en discutait, on disait : « Non, ça c’est pas bien ; tu as enlevé ça mais, en fait, je pense que c’était important… », donc c’est des allers-retours entre l’extérieur et l’intérieur. Après, ce n’est pas parce qu’on fait un atelier en prison qu’on n’a pas le droit d’avoir des exigences poétiques et esthétiques. J’ai travaillé avec mon équipe technique, notamment Benjamin Gabrié [scénographe de Jaz]. Je ne voulais pas faire le 22 janvier [lors  du spectacle] une lecture basique de texte mais leur donner une force poétique. C’est très compliqué parce qu’on n’a qu’une journée de répétition. Il y aura des effets lumière, de la projection vidéo… C’est vraiment une expérience d’acteur et de spectacle, avec les effets techniques qu’offre le théâtre, quelque chose de transdisciplinaire : il y aura un musicien live sur scène, des lumières, des couleurs qui font partie de mon vocabulaire… Je leur ai apporté les plans de lumière, de la scénographie, qu’on a envoyés au Théâtre Paris-Villette, et je sens que ça leur fait plaisir qu’on fasse un travail en-dehors de la prison pour mettre en valeur leur travail.

Du coup, la scénographie est déjà terminée ou y a-t-il encore des échanges avec les détenus, des réflexions communes là-dessus ?

Absolument ! Exactement pareil que pour le texte, j’ai des idées, je rebondis évidemment à ce qui est écrit. Après, je travaille comme je le ferais avec des acteurs : je leur fais des propositions, ensuite ils les améliorent, les refusent ou pas… Après, le temps nous presse : j’ai voulu envoyer les plans au Théâtre Paris-Villette assez tôt, parce qu’il y a déjà tellement d’imprévus possibles qu’il est d’autant plus important de bien préparer les conditions de notre arrivée, pour qu’on ait le maximum de chances que ça puisse marcher… C’est pour ça qu’on a dessiné un plan lumière, qu’on va peut-être encore varier un petit peu. Après, on ne va pas avoir vraiment la possibilité de le tester. Si ça ne marche pas, on aura un temps très réduit pour réagir et l’ajuster, mais ça fait partie du jeu, qu’ils acceptent tous en l’état.

On sait que pour le public du champ social, il est important que ce genre de projet s’étende sur la durée ; savez-vous s’il est prévu de faire d’autres projets de ce type l’an prochain à la Santé ?

Avec Pierre Fitou, justement, il est prévu que le programme de cohésion sociale soit reconduit. Il ne s’appellera plus Le goût des autres mais Frères migrants. Là, effectivement, on va continuer, parce que ça a très bien fonctionné : on a senti qu’il y avait une grande demande en Île-de-France, de la part de différentes associations, parce que ce que l’on propose, cela n’existe pas. Mutualiser les forces entre associations, cela permet de rendre possibles différentes choses. Ça peut créer aussi une dynamique entre ces associations-là ; cela permet à des gens, par exemple en centre d’hébergement d’urgence, de faire des activités qu’ils n’auraient pas pu faire sinon. Ce sera a priori reconduit la saison prochaine avec la prison de la Santé. Après, qui fera les ateliers, je ne sais pas. Moi, je serai en création de Tropique de la violence en novembre, donc je pense qu’il ne serait pas raisonnable que je me réinvestisse cette saison-là, mais ça pourra être Julie Brochen et quelqu’un d’autre. En tout cas, oui, continuer ce travail-là me semble nécessaire.

Vous parliez à l’instant de Tropique de la violence. Est-ce que vous savez déjà dans quelle direction vous allez et est-ce que vous avez d’autres projets théâtraux les saisons qui viennent ?

Tropique de la violence, c’est un très gros projet qu’on va créer au Théâtre de la Cité Internationale sur trois semaines la saison prochaine, également avec le Théâtre de Villejuif, avec la friche La Belle de Mai à Marseille et avec Charles Dullin. C’est un projet avec cinq acteurs, deux musiciens, de la musique live, de la danse, de la vidéo. Je me concentre sur ça d’un point de vue de création officielle. Après, je travaille également, par le biais de différents ateliers, sur plusieurs créations. Il y aura également le spectacle Frères migrants que je travaille avec les amateurs du Théâtre de la Cité Internationale, avec vingt personnes, qu’on va créer le 6 juin. C’est l’adaptation d’un texte politico-philosophique de Patrick Chamoiseau sur la question des migrants, l’engagement politique et humaniste de cet homme. Et je suis actuellement au Théâtre de la Cité Internationale en résidence technique pour préparer Tropique de la violence. De ce point de vue-là, j’ai déjà beaucoup à faire.

 Mais je travaille aussi avec des associations et des lycées : j’ai demandé à des lycéens un travail autour d’un texte de Tropique de la violence de Bruce [personnage du livre], qui a quinze-seize ans, leur âge, qui écrit une espèce de slam où il raconte sa vie et les injustices qu’il a subies.  Ils sont partis de ça et ont écrit leur propre slam, qu’on va mettre en musique. Là, je me retrouve avec une dizaine de textes écrits par les élèves où il y a des revendications politiques, une réflexion sur leur environnement, pour le 6 juin. C’est un vrai travail de création à chaque fois, quelque chose de professionnel, même si c’est avec des jeunes, des détenus, des amateurs. On se demande même si le travail avec des non professionnels n’est pas plus fort parce qu’il n’y a pas de filtre, de déformation professionnelle.

Y a-t-il une chose que vous souhaiteriez ajouter ?

Simplement qu’aider les détenus à mieux vivre, c’est peut-être ça qui devrait être l’objectif d’un endroit qu’il faudrait peut-être appeler autrement que prison : elle doit tellement évoluer par rapport à ce qu’elle a pu être. Peut-être que changer son nom permettrait de faire avancer les choses. Comment on fait pour réinsérer les gens, puisque c’est quand même l’objectif ? Est-ce que c’est en les privant de liberté totale, en les faisant dormir à deux ou trois dans neuf mètres carrés qu’on se donne la chance de pouvoir les réinsérer au mieux ? Je ne pense pas. Par contre, le travail qu’on fait leur apporte une joie qui me paraît plus propice à leur réinsertion. La question est de savoir comment se reconstruire une identité pour pouvoir sortir de la prison plus fort. Faire voir un travail comme Ouragan permet aussi de changer le regard sur les détenus.

Visuel : affiche du festival

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Julia Wahl
Passionnée de cinéma et de théâtre depuis toujours, Julia Wahl est critique pour les magazines Format court et Toute la culture. Elle parcourt volontiers la France à la recherche de pépites insoupçonnées et, quand il lui reste un peu de temps, lit et écrit des romans aux personnages improbables. Photo : Marie-Pauline Mollaret

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