Opéra
“Cavalleria Rusticana” et “Pagliacci” dans la grande tradition d’excellence de l’Opéra de Vienne.

“Cavalleria Rusticana” et “Pagliacci” dans la grande tradition d’excellence de l’Opéra de Vienne.

05 November 2020 | PAR Paul Fourier

La reprise des deux opéras de Leoncavallo et Mascagni, sur fond d’épidémie (puis d’attentat), a bénéficié d’une direction et d’une distribution exceptionnelles.

Cavalleria Rusticana et Pagliacci sont deux opéras traditionnellement donnés ensemble. À Vienne est encore à l’affiche l’historique mise en scène très « carton-pâte » de 1985 de Jean-Pierre Ponnelle, dans laquelle se sont succédés James King, José Carreras ou Placido Domingo pour Pagliaccio, Gwyneth Jones, Eva Marton ou Agnès Baltsa pour Santuzza ou encore Ileana Cotrubas, Krassimira Stoyanova ou Marina Rebeka dans le rôle de Nedda.

Ce fut donc l’une de ces représentations « à l’ancienne » qui font, année après année, le succès du théâtre de répertoire qu’est le Wiener Staatsoper. Si l’on doit l’inscrire dans une tendance esthétique, la production est proche de ce que pouvait faire un Zeffirelli dans cette période (et peut, d’ailleurs, être comparé au travail de ce dernier au Metropolitan de New-York pour les mêmes œuvres, avec cependant un peu plus de sobriété chez Ponnelle). Se retrouver face à ces productions historiques de qualité relève du plaisir suranné d’un voyage dans une époque révolue, bien avant les différentes révolutions qui agitent le monde de la mise en scène d’opéra depuis les années 80.
Pour Cavalleria Rusticana, l’action se situe sur la place du village sicilien avec à droite l’église, lieu de célébration des fêtes de Pâques, et à gauche, les maisons de Turiddu, Mama Lucia, Lola et Alfio. Pour Pagliacci, une grande partie de la scène est occupée par la roulotte des comédiens et les mouvements de Canio, Nedda ou Tonio évoluent autour de cet élément de décor.
Mais ce qui distingue, justifie et fait la richesse (ou non) d’une reprise de ce type, c’est naturellement la distribution et la direction. Et l’on doit dire, en la matière, que la perfection était au rendez-vous.

Marco Armiliato, ce chef, et son orchestre superlatif, qui donnent les lettres de noblesse à ce répertoire.

Tout d’abord, la direction de Marco Armiliato, qui s’appuie sur l’excellence de l’orchestre de l’Opéra de Vienne, l’un des meilleurs au monde, est exemplaire et passionnante. Face à ce grand spectacle en technicolor, il choisit de ne pas en rajouter, de donner sobrement toutes ses lettres de noblesse à deux partitions parfois trop grossièrement exécutées. Ces deux opéras sont courts, simples et concis dans le propos, avec des dénouements que l’on qualifierait aujourd’hui de « faits divers » et pour incidence une tension qui ne doit jamais faiblir pour atteindre son acmé lors des meurtres respectifs de Turiddu et de Nedda. Le chef parvient admirablement à maintenir cette tension combinée à la splendeur d’exécution d’un orchestre aussi brillant, ne reculant pas devant l’emphase lorsqu’elle est nécessaire – notamment dans les scènes de foule – tout en évitant toujours de tomber dans des effets trop appuyés pour ces deux chefs-d’œuvre du vérisme.
S’ajoute à cela un chœur du Wiener Staatsoper qui, plus que jamais, confirme son excellence, en phase avec celle de l’orchestre et donne vie à ce petit peuple populaire qui assiste en spectateur à ces deux drames.

La magnifique simplicité de la belle et grande interprétation.

La distribution s’avère être ce que l’on fait de mieux pour les deux œuvres.
Dans Cavalleria Rusticana, Eva-Maria Westbroek transcende véritablement le rôle de Santuzza. Comme nous avions déjà pu le constater à Berlin, la voix accuse désormais bien des défauts, voire des stridences, et le timbre est assez dégradé. Mais si cela interpelle au début, l’artiste captive en utilisant ce handicap à bon escient dans l’interprétation de cette fille écorchée vive pour laquelle la beauté vocale n’est pas fondamentale.
Si, dramatiquement, la mise en scène de Ponnelle lui impose une présence quasi continue sur scène tout au long de la pièce, le début, où, pendant le long prélude, muette, elle erre dans le village et se fait rejeter par les habitants hostiles, n’est probablement pas le passage le plus confortable pour elle. Mais, lorsque le chant se joint à l’action, une forme de bestialité pour cet animal, que l’on regarde de travers et que l’on chasse du pied, fascine. Cet engagement ira croissant, construisant à l’arraché une très grande Santuzza, pivot absolu de cette première partie de spectacle.

Face à elle, Brian Jagde est un Turiddu dont le matériel vocal est généreux, mais qui chante en force, trop uniformément, et qui, même si le personnage n’est guère consistant, n’aide ainsi pas à le devenir.
Zoryana Kushpler incarne une excellente et émouvante Mamma Lucia dont le chant sobre et les beaux graves rendent hommage à cette femme simple qui assiste à la montée du drame.
Ambrogio Maestri affiche une forte présence dramatique et vocale dans le rôle du jaloux et belliqueux Alfio, mais c’est plutôt dans le Tonio de Pagliacci qu’il va offrir sa pleine mesure.
Ainsi, si son air d’ouverture dans l’opéra de Leoncavallo s’appuie plus sur la beauté du timbre que sur le mordant et la méchanceté qui posent d’ordinaire l’individu libidineux que l’on va voir agresser Nedda, c’est bien dans l’affrontement avec Aleksandra Kurzak qu’il va donner le meilleur de lui-même. Comme dans le Tosca (de Turin), il arrive à combiner un chant exemplaire de tenue et de classe à la construction dramatique subtile d’un méchant dont les pulsions le conduiront au pire. Face à lui et aux autres protagonistes de cette histoire, le Silvio de Sergey Kaydalov fait un peu pâle figure alors que Andrea Giovannini ne manque pas de panache dans le rôle de Beppo / Arlecchino.

La performance d’Aleksandra Kurzak est superlative. À une appropriation bouleversante du rôle, elle allie un timbre d’or et une coloration belcantiste convenant parfaitement dans son air d’entrée. De surcroît, dans ce rôle vocalement varié et finalement dramatiquement lourd, elle donne véritablement vie à Nedda, à son caractère trempé, à ses amours avec Silvio, à sa résistance aux assauts de Canio. Puits de souffrance face à lui, elle tente de garder son équilibre et combat physiquement, danse, tombe, se relève… et son interprétation est incroyablement touchante.

Car, face à elle, se tient le superlatif Canio de Roberto Alagna. L’on sait à quel point ce rôle lui est cher (l’occasion de relire son interview en trois parties), ne serait-ce que par l’admiration qu’il porte à Enrico Caruso, interprète légendaire. Mais, aujourd’hui, ce rôle est devenu le sien ; exclusivement le sien, sommes-nous tentés de dire, tant chaque note, chaque phrase d’un rôle finalement court, mais dans lequel il est aisé de s’abîmer ou de se consumer, atteint la perfection. Il est le Canio indétrônable de notre époque à un point tel que l’on ne peut qu’admirer comment lui, Roberto Alagna, personnage qui, dans la vie, transpire gentillesse et générosité, parvient à condenser ainsi, dans ce petit frère d’Otello, autant de rage jalouse et de volonté criminelle.
L’air Vesti la giubba, ce moment de délire, l’un des passages clés du rôle, celui où justement Canio bascule dans la folie, atteint, ce soir, un tel niveau que le public du Staatsoper lui a réservé une inouïe et interminable ovation. Bien sûr, ceux qui attendaient un bis en auront été pour leurs frais, car Roberto n’en fait jamais, mais, dans les rangées du théâtre, l’on sentit alors passer un souffle de joie pure face à l’art du saltimbanque qui donne tout à son public.
Plus tard, devenu bête sauvage intraitable, prêt à tuer Nedda, ce Canio, rétablissant la volonté de Leoncavallo, clôturera l’opéra par la fameuse phrase « la commedia è finita », et heureusement, dans cette période troublée, l’on sait qu’elle est loin d’être finie, car Roberto et les beaux artistes de ce monde ont tant de choses à offrir à la comédie comme à la tragédie.

Si la phrase sonna aussi comme une prémonition alors que la dernière représentation avant confinement – à l’issue de laquelle les artistes se sont retrouvés bloqués dans l’opéra – allait, trois jours après, se dérouler sur fond d’attentat dans la capitale autrichienne, elle fit souffler un vent d’optimisme, celui d’être toujours accompagnés par ces artistes admirables qui travaillent, répètent, résistent contre vents et marées et continuent à remplir leur beau rôle de saltimbanques afin d’égayer des vies décidément bien empoisonnées par une actualité si anxiogène.

La représentation du 2 novembre est retransmise le jeudi 5 novembre à 19h sur le site du Wiener Staatsoper.

Visuels © Wiener Staatsoper/Michael Poehn

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