Opéra
Quand Parsifal se dédouble en univers carcéral à Vienne

Quand Parsifal se dédouble en univers carcéral à Vienne

16 April 2023 | PAR Paul Fourier

Kirill Serebrennikov présente un spectacle sombre et captivant marqué par l’enfermement, le meurtre et la quête de la rédemption. Philippe Jordan dirige magnifiquement l’Orchestre du Staatsoper et la distribution s’inscrit brillamment dans la proposition.

Le metteur en scène russe Kirill Serebrennikov est actuellement l’un des plus grands. C’est un homme au regard acéré, issu d’une nation qui n’est jamais sortie de la tyrannie, comme le présent le démontre ; un homme qui, en tant qu’artiste et intellectuel, souffre sûrement de cette situation. C’est aussi un homme qui analyse la culture de son pays (on l’a vu avec La femme de Tchaïkovski ou Le moine noir) avec acuité et distance ; souvent aussi avec des échappées dans la folie. Il a une capacité à explorer, à entrer même dans la chair des œuvres, tout en les respectant.
Ce Parsifal ne fait pas exception à la règle : il n’y a là aucune trahison, mais une relecture passionnante et désespérée.

Montsalvat est un pénitencier du bout du monde. C’est un endroit isolé, perdu dans la steppe, d’où l’on ne s’enfuit qu’en empruntant d’interminables chemins enneigés. C’est aussi un édifice du passé, aujourd’hui en ruine ; un édifice qui abrite des souvenirs enfouis et violents. En Russie, ce serait un ancien goulag du bout du monde où des hommes évoluent… sans avenir. Ils vivent dans la brutalité et s’en évadent dans une forme de futilité ; le sport est leur quotidien ; leur corps devient un livre d’images via les tatouages que Gurnemanz leur dessine.
La violence à l’image épouse la couleur de la réalité, lorsque l’on voit sur l’écran l’artiste Piotr Pavlenski se couturer les lèvres. L’on sent alors que Serebrennikov n’a pu s’abstraire de faire une allusion fugace en s’échappant vers la Russie d’aujourd’hui, dans lequel le seul choix se limite à : se taire ou mourir. Quant aux mères (représentées au deuxième acte), elles disent la souffrance muette ; elles sont l’âme d’un pays qui tue ou emprisonne ses enfants.

Protégé en prison et fragile au regard du monde

Chez Wagner, Montsalvat est le refuge des chevaliers du Graal ; ici, c’est un monde fermé où les prisonniers sont, certes, enfermés, mais aussi protégés du monde prédateur extérieur. Le monde prédateur, c’est celui d’une idée qui paraît d’abord bien artificielle. Kundry est une photographe de mode qui vient regarder les prisonniers, photographier leurs corps tatoués, mais aussi désirables. Elle parvient, parfois, à en extraire un pour un shooting dans le « Schloss », la base opérationnelle de la revue dont Klingsor est le dirigeant.
Elle expose alors cet homme (jusque-là paradoxalement surprotégé dans son univers violent et masculin) à une autre forme de danger, celui du désir, des femmes qui jouent du corps offert. Elle saisit le jeune Parsifal, l’exhibe ; ce jeune corps glabre, juvénile, et dessiné, devient alors sa perte ; elle cherche à en faire sa proie, à l’ensorceler.
Ce jeune Parsifal est un criminel. Il a commis l’un de ces meurtres qui peuvent surgir, en prison, dans cette proximité étouffante d’autres hommes. Il a tué un jeune garçon qui avait succombé à ses charmes. Il l’a égorgé avec une lame de rasoir. Ce jeune garçon était « le cygne » que Parsifal, ce prisonnier, cet « idiot » sans repères, insensible à la vie humaine, a tué. Cet acte meurtrier va le hanter toute sa vie ; la foi et la rédemption seront les seules issues pour s’échapper de cet « abîme ».

Car, ce que l’on voit dans les premier et deuxième actes de ce spectacle, c’est l’histoire de ce jeune homme, de sa fuite, de sa quête, vue par un Parsifal plus âgé. C’est lui, plusieurs années après… il a appris, il a compris. Il est enfin sorti de l’état d’« idiot » ; il est à même d’analyser sa stupidité et ses erreurs passées.
Lorsqu’enfin, au dernier acte, il revient au pénitencier, le lieu est devenu un univers vide, d’où l’énergie vitale semble s’être échappée ; un lieu où les prisonniers (dont Amfortas) errent sans but. L’esprit créatif qui y régnait s’est éteint, comme la croix en forme de «T» qui formait le mot MonTsalvat. Kundry même, a perdu de sa superbe. Elle n’est plus qu’une femme ordinaire, voire soumise.
Et alors que ce Parsifal « rentre à la maison », l’on pleure Titurel qui vient de mourir ; son fils tient l’urne avec ses cendres. Devant une telle désolation, il ne restera à Parsifal que d’apaiser Amfortas et de libérer l’ensemble des prisonniers.
Que deviendront-ils ? Leur avenir sera-t-il plus satisfaisant que le morne présent qu’était celui du pénitencier ? Ou, dans l’esprit de Serebrennikov, n’y a-t-il guère de choses à attendre dans ce monde qui s’ouvre ? Parsifal a fait ce qui lui semblait juste, mais la question demeure ouverte…

La fusion de la mise en scène, de l’orchestre et des interprètes

Pour une telle mise en scène, pour un tel morceau de théâtre, il faut des interprètes prêts à s’engloutir. Au moment du Covid, ce furent Jonas Kaufmann, Elina Garanca, Georg Zeppenfeld, Wolfgang Koch, Ludovic Tézier, totalement investis et magistraux.

Dans cette reprise, le seul acteur qui fait la jonction est le seul non-chanteur ; c’est Nikolay Sidorenko qui interprète Parsifal jeune. Il ne nous quitte pratiquement jamais, car lorsqu’il n’est pas en scène, grâce à la vidéo, il erre dans des univers blancs et froids. Il est magnifique, car il sait s’abandonner dans les filets de Serebrennikov ; il sait incarner la violence, tout autant que la naïveté ; il a compris qui est cet « idiot », ce « fal parsi » qui agit avec la plus extrême violence, qui tue, puis bascule et devient une forme d’homme-objet qui, fardé, exhibe sa propre sensualité voire féminité, la féminité de l’homme qu’il a tué, un jour, dans un espace de douches.

Après Tristan et Isolde, dans cette série de représentations, Philippe Jordan démontre sa totale adéquation avec ce répertoire, ainsi qu’une connexion stupéfiante avec l’orchestre de l’Opéra de Vienne dont il est encore le Directeur. Il est, indiscutablement, le deuxième pilier fondateur du spectacle de Serebrennikov dont il a participé à la création en 2021. On voit rarement image et son ne faire, à ce point, qu’un propos. Le chef agit en contrepoint des errances de Parsifal dans les steppes enneigées ; il joue de l’ampleur, voire, par moments, de lenteur, n’hésitant pas à user de silences aussi souvent que nécessaire, sans jamais sacrifier la tension.
Il mène l’orchestre sur des chemins somptueux ; des chemins qui démontrent, une fois de plus l’excellence de la formation viennoise quand un chef sait la dompter.
Sur ce tapis orchestral, les solistes peuvent exprimer chacune des nuances, ciseler les phrases. En phase, les passages choraux sont amples, comme lors du repas des Chevaliers au premier acte.
Quant aux filles- fleurs, parti a été pris de les faire apparaître comme des bavardes émoustillées par l’arrivée du jeune Parsifal, n’hésitant pas à jouer d’une forme de cacophonie en caquetant, telles des perruches.

En Gurnemanz, Franz-Josef Selig domine tout le début du dernier acte. Le chanteur n’a rien perdu de sa superbe ni de sa capacité à s’imposer, voire à fasciner lorsqu’il est en scène. La voix est toujours aussi captivante et, avec une justesse exemplaire, il soutient ce personnage, aîné autant que quasi-gourou, vers lequel se tournent les prisonniers.

Dans cette mise en scène, l’interprète de Parsifal a, finalement, un rôle assez effacé, tant il doit le partager avec le jeune acteur. Klaus Florian Vogt se fond parfaitement à cette obligation, souvent assis en bord de scène, vêtu des habits simples de l’Errant. La voix est aussi affirmée qu’elle sait être épurée ; elle ne fait preuve d’aucune faiblesse, et prend même, parfois, des accents juvéniles. Vogt est au service de la musique de Wagner, passée dans le monde de Serebrennikov ; il nuance ses interventions, module finement les couleurs, selon qu’il ait à affronter Kundry où à suivre sa mission de chevalier bienfaisant.

Ekaterina Gubanova, elle, est une artiste-caméléon qui sait se fondre dans les univers à la Serebrennikov. De ce point de vue, elle assure, une belle succession d’Elina Garanca qui était de la création du spectacle. Vocalement, elle est moins convaincante. Que la voix soit suffisamment puissante et le phrasé juste, cela n’empêche pas de relever un manque de couleurs dans le medium. Et si elle capable d’aigus impressionnants, les graves n’ont pas une assise très soutenue. Cela, à l’instar de ses collègues, ne la handicape nullement pour présenter une incarnation simplement vraie.

Très différent de l’Amfortas de Ludovic Tézier, Michael Nagy, par un chant aussi sombre que persuasif, exprime la douleur permanente de cet homme condamné à souffrir éternellement, tel le Prométhée d’Eschyle. Derek Welton, aussi convaincant scéniquement que vocalement, donne au personnage de Klingsor une éloquence violente et malsaine. Accueillant Kundry par des sarcasmes (auxquels elle ne fait guère attention), il y insuffle alors une noirceur par ses phrases parfois pratiquement parlées, voire éructées.

De ce voyage extraordinaire dans les ténèbres dans lequel Parsifal, homme jeune et sot, puis, homme âgé et sage, l’a entraîné, le public va sûrement rester marqué, car il l’a suivi pas à pas. Il fallait un faiseur, un Serebrennikov pour imposer une telle vision, passionnante, de cette œuvre phare, une vision qui nous interpelle et restera – espérons-le – au répertoire du Wiener Staatsoper, pendant longtemps. Aussi longtemps, en tous cas, que sera présente l’alchimie entre les interprètes et le public. Telle que nous l’avons, tous, vécu ce soir-là.

Visuels : © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn

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Paul Fourier

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