Opéra
Kirill Serebrennikov assombrit brillamment Cosi fan tutte au Komische Oper de Berlin

Kirill Serebrennikov assombrit brillamment Cosi fan tutte au Komische Oper de Berlin

27 March 2023 | PAR Paul Fourier

Le metteur en scène prend le parti d’envoyer les deux personnages masculins dans l’autre monde. Une riche idée qui, sans nuire à l’intrigue initiale, s’appuie sur une jeune et belle équipe d’interprètes.

Lorsque les spectateurs arrivent dans la salle, ils voient, sur scène, deux espaces de sport superposées.
Dans celle du bas, les « mecs » s’entraînent, poussent des cris de satisfaction en soulevant de la fonte. Leurs comportements sont ceux que des hommes peuvent avoir entre eux ; ils sont contents d’eux, font des selfies et les envoient (probablement) sur des sites de rencontre. Dans leurs dialogues et leurs esprits, ce type d’amusement, ces infidélités organisées sur les réseaux n’ont guère d’importance et ne sont finalement permises qu’aux mâles. L’idée même que les filles puissent se divertir d’une façon similaire leur paraît inconcevable, voire risible. D’ailleurs, à l’étage du dessus, elles ont une attitude, dirons-nous, « plus conforme » à leur statut de fiancées…

De l’impuissance des hommes et de la nature humaine…

Dans Cosi fan tutte, Mozart et da Ponte ont imaginé que les deux hommes partent à l’armée. C’est l’occasion pour Kirill Serebrennikov d’emprunter un chemin de traverse et de concevoir une situation moins légère que celle prévue dans le propos initial, et plus en phase avec l’actualité.
La mise en scène reprise au Komische Oper a été inaugurée à Zurich en 2018, bien avant le déclenchement de la guerre en Ukraine. À cette époque, Serebrennikov est assigné à résidence à Moscou et dirige ses mises en scène à distance. Comme beaucoup de Russes, il est marqué par les aventures militaires lancées, ces dernières années, par son pays, avec leurs lots de jeunes gens envoyés à la guerre, souvent comme chair à canon.
C’est sur cette base que le metteur en scène va assombrir le propos du livret. Comme prévu, les hommes se préparent à partir pour la guerre et sont encouragés et soutenus par leurs mères ou leurs femmes, émues (en fait, les membres du chœur placées en coulisses). Mais c’est un destin tragique qui les attend, car ils reviendront… dans des cercueils. Des figurants allument des rampes de flammes et l’on apporte deux urnes funéraires à Fiordiligi et Dorabella…
Pour la suite de l’histoire, Guglielmo et Ferrando deviendront, donc, des fantômes qui assistent, désarmés, aux aventures de leurs « veuves » – ex-fiancées. Outre les résonances qui se révèlent au regard de la barbarie de la grande Histoire, Serebrennikov ajoute donc ici, cette impuissance des hommes et détourne cruellement le jeu voulu par da Ponte et Mozart. Il crée une dimension intéressante : le jeu n’est plus jeu, il s’est transformé en « réalité de l’après ».
Ce qui se déroule ensuite apparaît comme une histoire bien ordinaire au XXIe siècle. Don Alfonso soudoie Despina pour qu’elle introduise dans le logis des belles – entre-temps redevenues deux femmes au foyer assez communes -, deux mâles d’une espèce pas passionnante, deux mâles que l’on imagine gigolos, deux êtres décérébrés… à la plastique plus qu’avantageuse. Mue par ses hormones, l’une cédera, l’autre pas… Ainsi ira le cours des choses et, finalement, élargissant le message de Mozart et da Ponte pour les hommes comme pour les femmes, l’on pourra lire « Cosi fan tutti »…

La cruauté, la réflexion sur le rapport entre hommes et femmes ne laisseront pour autant pas de côté le comique avec certaines scènes, drôles quoiqu’un peu outrancières (notamment celle où les deux éphèbes s’empoisonnent) qui voisinent avec d’autres, très fortes comme celle où Fiordiligi s’enduit des cendres de son ancien amoureux.
In fine, comment Serebrennikov retombe-t-il sur ses pieds ? De la plus belle des façons : en nous remémorant que ce duo génial da Ponte – Mozart a produit une trilogie fabuleuse et que la question de la condition de la femme est transversale à Cosi, aux Noces de Figaro et… à Don Giovanni, dans lequel le fantastique s’accorde avec le drame. Ce sont donc quelques mesures de ce dernier opéra, jouées à la fin du dernier acte qui nous le rappellera ; un « Deus ex-machina » fait faire aux deux morts le voyage inverse à celui suivi par Don Giovanni, afin que les « fiancés » puissent châtier tout ce beau monde et redonner l’avantage à la suprématie masculine. Avec ces quelques mesures, Fiordiligi devient, en quelque sorte, un peu la sœur de Donna Elvira.

Une fine et jeune équipe d’interprètes

Pour cette comédie où le macabre l’emporte parfois sur la légèreté, il fallait une fine équipe et des acteurs qui jouent juste… ou pas, car l’on évacuera d’emblée Amer El-Erwadi et Goran Jurenec, dans leur rôle de bellâtres, dont on ne saurait dire s’ils jouent à ce point mal, de façon intentionnelle, ou s’ils possèdent un talent certain pour un jeu totalement artificiel qui ajoute à la vacuité des personnages.

En revanche, le reste de la troupe dirigé au cordeau, chorégraphié par Kirill Serebrennikov, est d’une justesse exemplaire. Malgré les contorsions imposées à l’histoire originale, les femmes, comme les hommes dans les deux couples de fiancés, traduisent, avec précision, leurs sentiments, leurs souffrances, leurs hésitations.

Ce sont là des jeunes artistes. Ils ont tous intériorisé la subtilité du compositeur et le raffinement si important de cette fable finalement assez amère.
Ils triomphent, chacun à son tour, dans leurs grands airs, Dorabella (Susan Zarrabi) avec son « Ah ! Scostati… », Fiordiligi (Nadja Mchantaf) avec un « Come scoglio » tonique, suivi d’un « Per pieta » admirable.
Caspar Singh livre autant la fougue de Ferrando, qu’une belle sensibilité amoureuse dans son « Un’aura amorosa » ou la fin de ses espoirs (« In qual fiero contrasto… Tradito, schernito »). Hubert Zapior lui, complète avec talent ce quatuor de choc.
Alma Sadé est une Despina piquante qui apporte cette once de chant du peuple dédié à la soubrette, tant dans son « In uomini, in soldati » que dans le « Una donna di quindici anni ». Günter Papendell lui, est un Alfonso, roué à souhait, qui tire les ficelles et interprète parfaitement son « Vorrei dir ».

Musicalement, les deux pièces de choix que sont les passages des adieux des hommes et le trio « Soave sia il vento », qui s’appuie sur son tapis assourdi de violons, sont absolument magnifiques. On le sait, le chant collectif tient une part importante dans Cosi fan tutte. Les duos, trios et nombreux ensembles dont les finales, bénéficient de cette même énergie grâce aux solistes et au chœur qui, habitué des répertoires légers, apporte là son professionnalisme.
L’orchestre du Komische Oper est très bien dirigé par Katharina Müllner qui n’oublie jamais la vivacité de la musique mozartienne, vivacité qui agit là aussi comme antidote à la noirceur véhiculée par la mise en scène de Serebrennikov.

Ce Cosi fan tutte repris de l’Opéra de Zurich pour le Komische Oper, démontre une fois de plus, qu’avec un metteur en scène à la sensibilité aussi affutée qu’un Kirill Serebrennikov, l’on peut, sans dommages, actualiser, voire bousculer un chef-d’œuvre absolu. Et si, de surcroît, l’on bénéficie d’une équipe dynamique (et jeune), comme ici, c’est encore mieux ! c’est alors une réussite réjouissante sur toute la ligne.

Visuels : © Monika Rittershaus / Komische Oper

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Paul Fourier

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