Opéra
Pour Serebrennikov, cosi fan tutti ! Les hommes ne valent rien, Girl Power !

Pour Serebrennikov, cosi fan tutti ! Les hommes ne valent rien, Girl Power !

10 June 2023 | PAR Nicolas Chaplain

La Komische Oper de Berlin présente le Cosi fan tutte sexy et impertinent de Kirill Serebrennikov. La production du metteur en scène russe est euphorisante mais aussi impitoyable et profondément grinçante. L’artiste, qui vit désormais à Berlin, a créé ce spectacle à Zurich en 2018 tandis qu’il était assigné à résidence à Moscou. Il livrait alors ses indications, par l’intermédiaire de son avocat, à son collaborateur Evgeny Kulagin qui en assurait la réalisation en Suisse. Dans les pas de Michael Haneke, Christophe Honoré et Patrice Chéreau, Kirill Serebrennikov exacerbe la perversité et la cruauté du livret mais il ne dédaigne pas pour autant la comédie. Son Cosi fan tutte s’avère souvent hilarant ; la production est follement rythmée et dopée par une distribution de jeunes chanteurs intrépides et talentueux.

Serebrennikov propose un Cosi fan tutte résolument contemporain dans lequel les protagonistes s’adonnent aux selfies, mettent en scène leurs vies et leurs corps sur les réseaux sociaux, vont à la salle de sport, achètent compulsivement des vêtements et pleurnichent chez leur psy. Ainsi se développe une photographie hyper réaliste de notre société superficielle, virtuelle et voyeuriste. Serebrennikov s’intéresse aux désirs et aux fantasmes cachés derrière les apparences et les modèles promus par cette société.

Les deux jeunes hommes qui veulent tester la loyauté de leurs fiancées font comme s’ils partaient à la guerre. Une vidéo de propagande et d’enrôlement vante les « joies » de la vie militaire et résonne plus qu’amèrement avec la situation actuelle de guerre en Ukraine. Dans la version proposée à Berlin, le retour des deux officiers ne pourra avoir lieu car les deux sont annoncés mort au combat et leurs jeunes veuves chantent « Addio » devant leurs cercueils fleuris. Guglielmo et Ferrando ne se déguiseront pas en albanais mais resteront les témoins « fantômes » de ce qu’il adviendra à leurs chéries alors que surviennent deux cheikhs, plutôt très baraqués, Sempronio et Tizio, dont la mission est de séduire les jeunes femmes.  

Le metteur en scène joue à fond des clichés liés à la représentation des sexes opposés – la musculation pour messieurs, le sauna et le shopping pour mesdames – pour nous interpeller et exprimer combien sont nécessaires les interrogations et les réflexions actuelles sur l’identité et la représentation des genres. De même, Serebrennikov abuse et s’amuse des stéréotypes autour des albanais : le foot, la chicha, les tapis colorés, la peur que les deux étrangers inspirent ou au contraire les images érotiques et sauvages que leur présence fait naître. Les deux exhibent leurs pecs, paradent en slip, dansent avec un masque de bête à cornes et nous mettent face à la représentation du racisme ordinaire. Des gags s’enchaînent (bataille de nourriture, bruit de chasse d’eau…) et on pense au travail décomplexé et satirique de Peter Sellars qui modernisa en son temps le Cosi fan tutte de Mozart avec joie, trivialité, dérision et insolence. Le micro qu’utilise Ferrando pour chanter son fameux « Un’aura amorosa » est peut-être un clin d’œil à la mise en scène de Sellars. La douleur et la férocité se lisent aisément dans des passages plus amers et surtout lors d’un faux mariage folklorique où les femmes sont habillées comme des poupées et n’ont plus la parole.

Erina Yashima dirige l’orchestre de la Komische Oper avec enthousiasme, sans chercher le volume ou la puissance mais plutôt des détails et des subtilités, osant des contrastes, des changements éloquents de tempi et de couleurs. La réussite de cette production repose aussi beaucoup sur la qualité des chanteurs-acteurs, tous géniaux et désinhibés. La Dorabella de Susan Zarrabi est furieuse, sensuelle et incandescente. Nadja Mchantaf est Fiordiligi, poignante, complexe car tiraillée entre Dieu, son statut social et ses désirs naissants. Alma Sadé est une formidable Despina, militante et féministe. Dans les rôles de Guglielmo et Ferrando, Hubert Zapior et Caspar Singh sont valeureux et survoltés. Günter Papendell est un Don Alfonso original car il ne joue pas le vieux libertin, donneur de leçons et paternaliste. Il est un jeune homme blessé (sa copine l’a quitté par WhatsApp), consommateur de nicotine et d’alcool fort, solitaire, désabusé. C’est lui qui corrigera la misogynie du titre original et changera Cosi fan tutte (écrit en majuscules sur le mur du décor) en « Cosi fan tutti ».

Photo : Monika Rittershaus

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Nicolas Chaplain

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