Comédie musicale
Fidélité et extravagance pour La cage aux folles de Barrie Kosky à Berlin

Fidélité et extravagance pour La cage aux folles de Barrie Kosky à Berlin

06 March 2023 | PAR Paul Fourier

Au Komische Oper, la comédie musicale culte s’invite naturellement dans l’univers queer du metteur en scène australien.

« Pièce à succès ». Est-il une expression mieux adaptée pour désigner La cage aux folles, cette pièce de boulevard créée en 1973 ? Jouée pendant cinq ans au Théâtre du Palais-Royal (puis durant deux années supplémentaires au Théâtre des Variétés), les aventures tropéziennes et débridées de Michel Serrault – Zaza – et de Jean Poiret – Georges – ont vu passer au total : 2 millions de spectateurs. On se souvient que, certains soirs, les improvisations du duo d’acteurs faisaient parfois déborder la durée du spectacle de plus de quarante minutes. Aujourd’hui, il est encore possible de revoir sur internet ou sur la plateforme de l’INA, de nombreux extraits dont celui, cultissime, où Poiret apprend à Serrault à tenir une cuillère à café… comme Jean Gabin dans La bête humaine

En 1978, 1980 et 1985, ce succès considérable débouche sur trois films (deux d’Édouard Molinaro et un de Georges Lautner) avec Serrault, Ugo Tognazzi (qui remplace Poiret) et Michel Galabru. Le premier opus, énorme succès commercial en France, est, de 1980 à 1998, le film de langue étrangère le plus vu aux États-Unis. Le remake américain du film, Birdcage, sortira aux États-Unis en 1996.

La cage, manifeste homosexuel ou propos homophobe ?

À la suite des évènements de Stonewall, les années 70 représentent un moment clé pour l’affirmation homosexuelle, incarnée, par exemple en France, par le Groupe de libération homosexuelle (GLH). La pièce fait alors débat dans la communauté homosexuelle française, certains la traitant d’homophobe.

De son côté, Jean Poiret déclare en février 1973, quelques jours après le lancement de la pièce et dans un entretien au Journal du dimanche : “Seuls les pédérastes coincés, c’est-à-dire les refoulés, sont choqués par notre spectacle. Le grand public, lui, rit de bon cœur, parce que dans le fond, les personnages que j’ai mis en scène n’ont, malgré les apparences, rien à voir avec un sexe déterminé. Par exemple, Michel, qui joue les hommes-enfants de 55 ans, est la réplique exacte des femmes-enfants du même âge qui minaudent ridiculement.” Ambiance…

Les temps ont changé et les combats aussi ; on peut parier que si la pièce était créée aujourd’hui, le côté grotesque (tout comme d’ailleurs la figure de Jacob, la « bonne » folle et noire !) provoquerait des réactions négatives. En revanche, si l’on observe le public qui vient assister au spectacle au Komische Oper, le débat initial sur la caricature semble vain, car une grande partie de la communauté l’a définitivement intégré dans sa culture.

Après la pièce française, la comédie musicale américaine.

En 1983, à Broadway, La Cage aux folles devient une comédie musicale sur un livret de Harvey Fierstein (Torch song trilogy, Madame Doubtfire) alors que paroles et musique sont de Jerry Herman, le compositeur et créateur (en 1964) de Hello, Dolly !
La production, nommée neuf fois aux Tony Awards, en remporte six, dont celui de la meilleure comédie musicale, de la meilleure musique et du meilleur livret. Le spectacle est jusqu’au 15 novembre 1987 à l’affiche, soit 1761 fois au Palace Theatre de New York et le succès connu par la comédie musicale entraîne en 1986 son exportation vers le West-End londonien. Elle est, à partir du 7 mai 1986, jouée 301 fois au London Palladium. Suivront également plusieurs autres créations internationales.

En traversant l’Atlantique en 1983, le propos de la comédie musicale a conservé le côté comique et outrancier de la pièce originale en y adjoignant un ton plus politique et revendicatif qui soutient le droit à la reconnaissance des droits des homosexuels. Harvey Fierstein, le jeune librettiste de 19 ans, avait auparavant tracé la route avec sa pièce Torch song trilogy, créée en off-off-Broadway, une pièce qui plaidait déjà pour l’affirmation des différences.

I am what I am…

La musique s’inscrit, elle, plus dans la suite des « musicals » de George Gershwin, Stephen Sondheim ou Irving Berlin que dans la mouvance émanant alors de la scène pop ou rock avec Jésus Christ Superstar ou le Rocky horror show.
Néanmoins, la chanson « I am what I am », qui met en scène « une folle » qui demande d’être respectée, s’affirme comme un véritable manifeste gay. Devenue succès planétaire, elle est, notamment, reprise par de nombreuses artistes féminines, telles que Gloria Gaynor ou Shirley Bassey.

« It takes a lifetime to become the best that we can be / We have not the time or the right to judge each other / And it’s one life, and there’s not return or no deposit / One life, so make sure you like what’s in your closet / (…) / I am what I am / And what I am needs no excuses / I deal my own deck / Sometimes the ace sometimes the deuces / It’s my life that I want to have a little pride in / My life and it’s not a place I have to hide in / Life’s not worth a danm til you can shout out / I am what I am. »

Enfin, si la création de la comédie musicale s’inscrit dans un moment où les droits des gays sont en train de s’affirmer, cela coïncide aussi avec, d’une part, l’arrivée du SIDA et ses ravages dans la communauté et, d’autre part, la « Révolution conservatrice » portée par Ronald Reagan. Les paroles de « I am what I am » prennent alors une résonance particulière.

Berlin et Barrie Kosky

Au début des années 80, Berlin, l’ancienne capitale de la République de Weimar, réunit toutes les caractéristiques pour devenir une destination d’accueil pour le « musical ». En 1985, le Berlin Theater des Westens obtient les droits pour une création en langue allemande.
La première de la production de La Cage aux Folles a lieu le 23 octobre 1985. Helmut Baumann y tient le rôle d’Albin / Zaza et Günter König, celui de Georges. La pièce fait partie du répertoire régulier pendant plusieurs années.

50 ans donc, après la création de la pièce originale (et 40 ans après celle de la comédie musicale), le spectacle revient au Komische Oper, un lieu où l’on peut dire que la culture queer s’est épanouie durant le mandat de Barrie Kosky, comme en témoignent notamment les productions extraverties des opérettes d’Offenbach (lire ici la critique de La belle Hélène).

On l’a rappelé, les années 80 furent un point sommital de l’affirmation de la culture et des revendications gays aux États-Unis et, de ce fait, le livret allait aussi loin que possible dans cette affirmation. Ce progressisme « eighties » paraît avoir suffi à Barrie Kosky qui, avec sa production, semble bien en mal d’en rajouter dans le propos ; ceci, malgré le fait qu’actuellement, le retour de forces conservatrices menace chaque jour et toujours plus les droits et que des jeunes se suicident parce qu’harcelés, ils ne se voient pas d’avenir dans la peau d’un être si “différent”. Alors que le mariage gay est remis en cause aux États-Unis, le couple Dindon peut toujours incarner la politique rance qui prospère sur la dénonciation des droits des minorités ; la chanson « Look over there », qui faisait dire à Georges qu’Albin et lui ont élevé Jean-Michel, alors que la mère biologique, elle, l’avait quasiment « abandonné », prend aujourd’hui une coloration bien amère.
Le fait que Kosky n’ait pas utilisé cette reprise pour renouveler le flambeau revendicatif porté en 83 par Fierstein et Herman, et qu’il se soit abstenu d’enfoncer le clou sur la résurgence réactionnaire interroge forcément.

Si Kosky donc s’éloigne un peu du terrain du politique, il se rattrape dans l’extravagance visuelle ; il conserve aussi bien le côté potache que l’équilibre instable existant avec l’émotion suscitée par la chanson « I am what I am ».
Par une pirouette, face à la Zaza vieillissante et has been, « le butler » Jacob présente maintenant une facette actualisée de « la folle ». Le Jacob de Berlin (extraordinaire Daniel Daniela Ojeda Yrureta) est vénézuélienne, une véritable drag-queen qui ne déparerait pas dans le Ru Paul drag race.

Indéniablement donc, là où Kosky donne le meilleur de lui-même, c’est aussi bien dans le respect en forme d’hommage rendu au côté historique de la pièce (avec ses nombreuses expressions françaises), que dans l’imagerie où un papier peint suggestif Tom of Finland et des vases phallus laissent la place à une immense croix lumineuse, ou encore dans l’esthétique (ces cages et leurs oiseaux à strass) et dans les finals endiablés de cabaret avec des “cagelles” survoltées (chorégraphe : Otto Pichler).

Enfin, bien sûr, il faut saluer le talent des artistes qui s’inscrivent dans une longue continuité d’interprètes qui ont œuvré pour incarner « Die grosse Zaza » et à sa troupe.
Pour la seconde distribution de cette création berlinoise, Tilo Nest et Tom Erik Lie qui campent Georges et Albin sont deux acteurs ayant franchi la soixantaine et dont la voix et le jeu s’accordent, heureusement, avec cette part de nostalgie et de perception du temps qui a passé comme leur vie puisque « leur » fils Jean-Michel est en âge de se marier. Leurs attitudes comme leur voix parviennent, sans peine, à porter les parties comiques ou celles plus mélancoliques. Lorsque Zaza interprète “I am what I am”, nous touchons là à un vrai moment d’émotion qui fait résonner d’un coup la souffrance de bien des gays dans une société qui les réprouve.

Le reste de la distribution (Nicky Wuchinger (Jean-Michel), Maria-Danaé Bansen (Anne Dindon), Christoph Späth (Édouard Dindon), Andreja Schneider (Mme Dindon), Angelika Gummelt (Frances)) gravite tout naturellement autour du couple emblématique tout en donnant très bien corps aux différents personnages.

Quant à l’orchestre dirigé par Koen Schoots, il imprime un rythme absolument endiablé dans les numéros qui relèvent purement du cabaret, sait s’effacer lorsque nécessaire et est en permanence en phase avec les différentes situations de cette comédie souvent délirante mais parfois aussi mélancolique.

On l’a dit, la continuité de la pièce est importante. Elle se matérialise ici par la présence dans le rôle de Jacqueline, de Helmut Baumann, « la Zaza » de 1985, et le public lui rend un vibrant hommage. De Baumann aux drag-queen actuelles, Kosky rappelle ainsi que « La cage », outre un spectacle réjouissant, est aussi une étape de l’histoire d’une communauté qui a traversé bien des vicissitudes et des tragédies, mais brille toujours par sa contribution culturelle ou festive… même lorsqu’elle prend un tour populaire et grivois.
Ce choix relève de l’évidence dans le plaisir pris par le public très participatif du Komische Oper.

Visuels : © Monika Rittershaus

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Paul Fourier

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