Une flûte vraiment enchantée au Teatro Regio de Turin
Barrie Kosky, Suzanne Andrade et Paul Barritt font appel au cinéma muet comme toile de fond du chef-d’œuvre de Mozart et utilisent la vidéo, omniprésente, de façon remarquable. La distribution réunie pour la reprise au Regio est de bon niveau et l’orchestre offre une lecture tonique de la partition.
En 1791, lorsque Mozart écrit son avant-dernier opéra, il n’a plus alors les honneurs de la cour autrichienne. Léopold II, le successeur de Joseph II, ne l’apprécie pas et le compositeur doit trouver de nouvelles scènes pour ses ouvrages. Emanuel Schikaneder, ami de Mozart (et Franc-maçon comme lui), va donc l’accueillir dans son théâtre privé, le Freilhaustheater. La Flûte enchantée est créée le 30 septembre 1791. La clémence de Titus suivra de peu et sera plutôt mal reçu. Mozart décède le 5 décembre de la même année, laissant son Requiem inachevé.
En cette année funeste, c’est pourtant une œuvre divertissante, quoique parfois un peu mélancolique, qui voit le jour ; une œuvre qui met en scène les péripéties de Tamino, Pamina et Papageno, pris entre le camp de la (finalement mauvaise) Reine de la nuit et celui du (finalement protecteur) Sarastro.
Barrie Kosky, dont le spectacle fut créé en 2012 au Komische Oper de Berlin, a épousé, en coordination avec Suzanne Andrade et Paul Barritt du collectif 1927, la dynamique utilisée dans cette histoire d’initiation au ton léger. Ces deux derniers, très intéressés par le fourmillement artistique qui régnait dans le Berlin des années 20 avaient de bonne raison de s’entendre avec le metteur en scène. Ils sont allés chercher leur inspiration dans les différentes formes de spectacles existant à cette époque : le music-hall, le vaudeville, mais également un art nouveau, le cinéma, qui émerge alors, peu à peu (1927 est l’année de création du premier film sonore, « Le chanteur de jazz »). L’illustration va ainsi puiser dans de diverses influences, mariant un univers proche du Metropolis de Fritz Lang, à un Papageno vêtu comme l’était Buster Keaton, une Pamina au look de Louise Brooks et un Monostatos qui ressemble fort à Nosferatu.
Nous sommes donc emmenés dans un monde de fantaisie, un monde où la technologie de la vidéo et les artifices du théâtre, font écho aux émerveillements ressentis à cette époque par les spectateurs du jeune cinématographe. Chaque situation se trouve interprétée et illustrée de façon merveilleuse, par un jaillissement ininterrompu d’images et de couleurs, par l’apparition et la disparition des personnages (grâce au jeu extrêmement précis des interprètes), par un voyage dans un univers littéralement fantasmagorique.
Il y a tant d’idées qu’il est difficile de les fixer toutes, entre l’irruption d’éléphants et autres animaux imaginaires et très « bande-dessinés », de cette bouche qui se détache du visage de Papageno, de cette Reine de la nuit transformée en gigantesque araignée, de cette constellation d’étoiles animées, de cet ascenseur qui fait descendre les protagonistes dans les profondeurs de l’Enfer, de Pamina, au bord d’un précipice, prête au suicide ou d’un pendu qui se dessine au fur et à mesure que Papageno se désespère de ne pas trouver sa Papagena…
Ce voyage dans l’univers onirique de Pamina et Tamino se situe dans une opposition entre le feu et l’eau et entre les deux propositions, celle de la Reine, cette araignée qui veut les emprisonner dans sa toile, et celle de Sarastro qui incarne l’ouverture à la mécanisation et à la modernité. Si l’ensemble est, certes, fortement imprégné de technologie, il ne délaisse pas la poésie du propos, poésie régulièrement illustrée par ces notes de musique flottantes, ni le triomphe de l’amour à l’issue du processus de l’initiation faite par Sarastro.
Par ailleurs, si de nombreuses études se sont attachées à démontrer l’inclusion par Mozart de la symbolique franc-maçonne. Kosky et ses compères la font apparaître, grâce à la vidéo, comme un élément parmi d’autres, sans lui donner plus d’importance que celle qu’elle eut probablement dans l’esprit de Mozart (et de Schikaneder).
Enfin, un monde aussi imagé et coloré ne pouvait s’allier qu’avec des costumes et des maquillages à la hauteur, en l’occurrence ceux imaginés par Esther Bialas.
Acteurs formidables et chanteurs remarquables
Les chanteurs, souvent jeunes, se coulent parfaitement dans cette foisonnante mise en scène. Ils réussissent le prodige d’être toujours, absolument en phase avec la vidéo. Réglant leurs gestes ou mouvements sur celle-ci, ce sont des personnages humains, évoluant dans un univers pictural animé, et leur apparence peut se retrouver modifiée au gré de l’esprit créatif d’Andrade et de Barritt.
Formidables acteurs donc, mais également, excellents interprètes de Mozart ; la distribution, somme de talents, réunie par le Teatro Regio, frappe par sa cohésion.
Gabriela Legun est une admirable Pamina à la voix charpentée et aux aigus délicats et superbement timbrés, comme elle le démontre dans le « Ach ich fühl’s » de l’acte II.
Dans le rôle de Tamino, Giovanni Sala dispose d’une une voix lumineuse idéale pour le jeune homme. Son air du premier acte (« Dies Bildnis ist bezaubernd schön ») est magnifique ; de surcroît, à chacune de leurs interventions, l’une comme l’autre sait apporter cette part de mélancolie attachée à leurs personnages.
Le jeune chanteur qui interprète Papageno, Gurgen Baveyan inscrit son rôle dans une forme de contraste avec celui de Tamino. Son air de l’acte II (« Ein Mädchen oder Weibchen ») montre l’étendue de son talent.
En Sarastro, In-Sung Sim est également irréprochable. Si la voix est, parfois, courte en projection pour un personnage dont la seule présence se doit d’être impressionnante, de sa voix profonde, il dispense un superbe « In diesen heil’gen Hallen ».
Si l’on se satisferait volontiers d’une voix au caractère plus dramatique, la Reine de la nuit de Danae Kontora possède toutes les notes jusqu’aux contre-fa ainsi qu’une facilité évidente dans la vocalisation.
Thomas Cilluffo (Monostatos) est aussi remarquable dans son personnage détestable à la façon de Nosferatu.
La voix d’Amélie Hois (Papagena, personnage assez secondaire), quoiqu’un peu acide, s’accorde parfaitement avec Papageno dans le fameux « pa-pa-pa ». Les trois dames (Lucrezia Drei, Ksenia Chubunova, Margherita Sala), dans leurs tenues années 20-30, sont également excellentes. Si les trois garçons sont un peu en retrait, mais remplissent correctement leur office, le ténor Enzo Peroni et à la basse Rocco Lia tiennent vaillamment tête à Tamino dans le trio de la fin.
La direction de Sesto Quatrini démarre, certes, un peu sèchement, avec des cuivres un peu trop présents, puis s’adoucit ensuite, pour parfaitement coller à la fantaisie qui nous est proposée. C’est d’autant plus important, car il qu’il apporte alors la juste dynamique, en contraste des dialogues qui sont gérés-là, par des textes écrits à la façon de ceux qui existaient dans le cinéma muet, accompagnés au piano.
Créée en 2012, reprise sur beaucoup de scènes, dont celle de Buenos Aires prochainement), la production Kosky – Andrade – Barritt est littéralement devenue une référence. Elle pourrait, d’ailleurs, opportunément, trouver sa place dans un théâtre français.
Nullement éloignée de ce que l’on imagine de la magie déployée lors de la création en 1791, l’on peut parier qu’elle aurait plu à l’espiègle Mozart, comme lui aurait plus les jeunes interprètes – (très bien accompagnés) – qui l’ont brillamment servie.
Visuels : © Andrea Macchia