
Serebrennikov fait voler “Le Moine noir” en éclats
Le Théâtre du Châtelet accueille Le Moine noir, une adaptation de la nouvelle de Tchekhov par Kirill Serebrennikov, présentée l’été dernier au Festival d’Avignon dans la Cour du Palais des Papes.
L’éclatement de la narration
La nouvelle de Tchekhov raconte la folie progressive d’Andreï Kovrine, un intellectuel dont le génie créatif se heurte à la médiocrité de la vie quotidienne. De retour dans son village natal, son ami Péssôtski lui propose la main de sa fille Tania. Une union régulièrement mise en péril par la dépression de Kovrine.
La nouvelle de Tchekhov se voulait linéaire : elle suivait avec méthode le fil de l’histoire. L’une des trouvailles de Sebrennikov est au contraire d’éclater ce récit en quatre variantes, qui donnent chacune un éclairage nouveau sur un même événement. Ce procédé dramaturgique introduit une variété de points de vue sur Kovrine et son “moine noir”, fantôme a priori issu de son imagination.
L’éclatement du personnage
Une autre trouvaille du metteur en scène et cinéaste russe est le traitement du personnage de Kovrine : à son esprit décomposé répond la décomposition du protagoniste en trois acteurs, Filipp Avdeev, Odin Biron et Mirco Kreibich. Chacun y apporte une part de son identité, qui passe par le jeu comme par la langue.
Plus nous avançons dans les variantes, plus Kovrine, en effet, est polyglotte. Le mélange de russe, d’anglais et d’allemand – et parfois même de français – participe de l’éclatement d’une psyché qui ne sait plus quelle langue est la sienne. Le “moine noir”, également, prend de l’ampleur, échappant finalement à son créateur. Divisé lui-même en une multitude d’avatars, cet étrange revenant offre au public un chœur musical et chorégraphique qui tourbillonne sur lui-même, à l’instar du cerveau instable de Kovrine.
Un éclatement des formes
Si la pièce nous entraîne dans un tourbillon de danses et de musiques, c’est qu’elle s’inscrit franchement dans une esthétique de la copia. A l’abondance des personnages et des versions fait pendant l’abondance des formes, qui puisent dans la danse, le théâtre épique et la vidéo. Malgré l’inventivité de certains passages, les choix formels n’évitent pas toujours les stéréotypes. Ainsi en est-il de la représentation vidéo de la folie, faite de plans rapprochés sur les roulements d’yeux de Kovrine.
Surtout, la vidéo et la scénographie souffrent ici du passage en salle : les projections ont lieu sur des cercles aux aspects lunaires qui, dehors en pleine nuit, devaient se fondre dans le ciel du Sud. Sur le plateau du Théâtre du Châtelet, ce jeu avec la nature perd de son immensité, le tout étant de fait bordé par le cadre de scène. Le spectacle fonctionne et charme, mais perd sans doute une part de sa magie.
Visuel : ©Krafft Angerer