Opéra
Tristan et Isolde à Vienne, des géants dans un océan en tempête.

Tristan et Isolde à Vienne, des géants dans un océan en tempête.

28 February 2023 | PAR Paul Fourier

Nina Stemme, Andreas Schager et le Wiener dirigé par Philippe Jordan ont touché au sublime dans l’opéra de Wagner. La mise en scène de Calixto Bieito illustre le chaos de l’inexorable cheminement d’un amour infini vers la mort…

La conception de Tristan et Isolde, cette œuvre ô combien bénie de Wagner, a baigné autant dans le philosophique que dans le romanesque pendant la dizaine d’années qui a séparé les premiers projets et la création à Munich. S’entremêlaient les lectures des différentes versions du mythe médiéval et des écrits de Schopenhauer avec l’histoire d’amour bien réelle (et le scandale qui suivit) entre le compositeur et Mathilde Wesendonck, l’épouse du bienfaiteur. Durant cette période, qui a parfois pris l’aspect d’une errance, Wagner travaillait aussi sur d’autres opéras, notamment les premiers épisodes du Ring.

Le résultat, ce voyage intérieur du compositeur puisant auprès de plusieurs sources, a considérablement ouvert le champ des possibles pour les mises en scène si l’on tient compte d’un pilier fondamental indiscutable, le mariage entre Éros et Thanatos, entre l’amour absolu et la mort comme issue et résolution.

Bieito et la représentation de l’amour comme dévastation.

En avril 2022, la mise en scène de Calixto Bieito fut chahutée autant lors de sa première que, même, pour la générale. Nul doute que la proposition du catalan peut être inconfortable pour le spectateur, car il s’éloigne de toute forme de beauté ; est-elle, pour autant, hors de propos ?
Bieito prend le parti d’une route inexorable et intemporelle, une route qui va progressivement se charger des débris de la destruction que peut produire l’amour lorsqu’il prétend s’élever à son niveau absolu et faire la jonction avec la souffrance, puis avec la mort.

Au premier acte, suspendues, une myriade de balançoires, au sol… l’eau. Le livret place les protagonistes sur un bateau qui se dirige vers la Cornouaille. Assurément, le bateau existe, mais il est le vecteur d’un voyage symbolique, celui qui oblige Isolde et Tristan à se confronter à leur passé, à « régler leurs comptes ». Il est aussi le lieu de la transgression du moment où les sentiments contradictoires vont se transformer – certes, philtre aidant – en un amour fou qui contrevient aux normes puisqu’Isolde est enfermée dans un avenir et doit épouser Marke.
Sur les balançoires, Nina Stemme et des enfants. Les enfants – qui semblent symboliser le temps où l’Univers est encore en ordre – partiront puis, de temps à autre, Kurwenal et Brangäne prendront place sur les balançoires pour tenter de conjurer la catastrophe à venir. Le monde est d’abord visible par tous, l’innocence y est encore présente ; puis la culpabilité va remplacer l’innocence.
Durant ce premier acte, les comportements et les gestes d’Isolde et de Tristan démontrent que l’amour, déjà fou et partagé (et bientôt révélé par le philtre) couve sous la braise. Elle en souffre ; lui semble se soumettre à son destin. Il se noie déjà et court à une mort voulue. Aux actes suivants, son cheminement va, inexorablement, suivre son cours alors qu’Isolde persévère à se battre contre ses démons.
Ainsi, ce n’est qu’à la toute fin qu’elle pourra se résoudre à se rallier à son continuel désir de mort. Il est l’homme pessimiste et déterminé, elle semble encore inspirée par l’espoir et hésite.

Au deuxième acte, le travail de Bieito, si déconcertant soit-il, est d’une rare intelligence.
L’on oublie trop souvent que la promesse de mariage entre Isolde et Marke crée, de fait, une hiérarchie : lorsque l’équipage rejoindra la Cornouaille, Isolde deviendra Reine et Tristan, inévitablement, son vassal. À vouloir en faire une sœur, voire une mère de substitution puisqu’elle qui est la porteuse des philtres, l’on élude aussi le fait que Brangäne est, avant tout, une servante. Bieito le rappelle et en fait une femme simple, mais protectrice, une femme qui conserve une réaction instinctive vis-à-vis de ceux qui l’entourent.
Une fois, sa maîtresse « sauvée » du philtre de mort, Brangäne peut retourner à ses « vulgaires » tâches domestiques… telle que celle d’écailler des poissons.

Dans ce deuxième acte, Isolde et Tristan évoluent d’abord sur deux nacelles suspendues ; ce sont deux pièces du château dont le décor est distinct (bourgeois pour l’une, basique pour l’autre). Bieito rappelle ainsi qu’outre le fait que Tristan trahit Marke en aimant son épouse, il existe également une véritable différence de classes entre les deux amants. En arrachant les parois de leurs espaces respectifs, Isolde et Tristan vont aussi chercher à s’extraire de leurs conditions. De ce point de vue, Tristan se retrouve dans la situation du Roméo qui s’adresse à son aimée sur son balcon, mais les conventions sociales l’empêchent de l’atteindre.

Il est communément admis que le deuxième acte figure un véritable acte sexuel ce qui est, cette fois, plus que jamais, magnifiquement mis en évidence. Faute, pour les personnages de pouvoir se toucher physiquement, cet acte sexuel, n’a d’autre issue que d’être vécu intérieurement, créant alors, chez les deux êtres, un désordre psychologique qui les amènera à une furie destructrice. Cela ne les empêchera pas, comme rendu par la musique, d’atteindre la jouissance ni d’être ensuite représentés comme deux amoureux épuisés après une étreinte torride.
Puis, viennent l’inquiétude… et la scarification, car rien ne peut désormais les faire retourner à l‘état antérieur. L’un s’enfonce dans la folie et va si loin dans son désir de mort et de suicide, que c’est lui-même qui s’inflige les blessures. Il agresse Melot car il refuse de lui en donner la charge ; Isolde, elle, se retire à temps. Les enfants de l’acte I sont revenus et la regardent.
La honte, alors, la renvoie vers les conventions.

Au troisième acte, la dévastation est parvenue à son apogée et l’espace dans lequel Tristan agonise est un amas de meubles renversés. Des femmes et hommes nus errent dans cet espace. Sont-ils des Adam et Ève démultipliés de la création ? Sont-ils des fantômes qui peuplent le domaine de la mort dans lequel Tristan évolue déjà ? Isolde, à la fin, tente de remettre un peu d’ordre ; elle relève une table et une chaise, y dispose le corps de Tristan, puis dans un geste tendre le rejoint et, en contrepoint du second acte où leurs mains n’arrivaient pas à s’atteindre, elle les fait, cette fois, sereinement se toucher.

Stemme et Schager, Isolde et Tristan inégalables, voire surhumains…

Dès son entrée, Nina Stemme confirme que son statut d’Isolde des dernières décennies est toujours intact et, avec sa présence en scène et ses emportements vocaux, elle rappelle sa suprématie dans le rôle. Il est manifeste qu’aujourd’hui, elle a exploré tous les contours du personnage, toutes les psychologies, qu’en représentation elle se transmue en Isolde, indépendamment même de ce que les metteurs en scène peuvent proposer (on se souvient de la production de Simon Stone à Aix-en-Provence en 2021).
Malgré l’âge qui avance, la voix a très peu perdu de ses incroyables qualités et, encore moins, de sa force de frappe. Et Stemme ne fait jamais preuve de prudence ; elle suit sa route au prix, lors de rares moments, d’une émission qui peut devenir agressive.
Qu’importe ! Ce qui prend là le pas sur le chant, c’est son incarnation absolue. Elle transcende les scènes et son Isolde alors faite de chair et de sang est pour nous une évidence.

Au premier acte, lorsqu’elle narre le récit de sa rencontre passée avec Tristan, émane d’elle une intensité hors du commun, couronnée par des aigus terrifiants. Au moment de donner, à sa servante, l’ordre de choisir le philtre de mort, la femme devient surhumaine face à l’issue désirée ; puis, alors que la décision est prise et qu’elle est confrontée à ce Tristan qu’elle a condamné, elle affiche calme, résolution et même ironie.
Au début de l’acte II, alors qu’elle est encore avec Brangäne, son chant est déjà « chauffé à blanc » et n’attend que Tristan pour une déflagration à deux. Et, bien évidemment, son « Mild und leise » viendra couronner une représentation dantesque où la soprano aura régné en Reine absolue.

Ce qui fait la rareté autant que l’excellence absolue de cette soirée c’est que face à une Isolde de référence, s’exprime un Tristan de référence (les deux confortés par un orchestre chauffé à blanc !)

La révélation de leur amour à l’acte I est déjà un moment d’anthologie et, bien entendu, à l’acte suivant, leur duo d’amour atteint les sommets mettant là en évidence les limites absolues auxquelles deux artistes peuvent parvenir lorsqu’ils sont en synergie.

Le Tristan d’Andreas Schager est flamboyant, inaltérable ; la voix, inoxydable.

C’est bien sûr, durant l’acte III que le ténor va démontrer son incroyable résistance et, chose surnaturelle, avec une voix qui garde sa fraîcheur malgré les épuisants passages de monologues et ne paraît jamais entachée de fatigue. Il peut commencer une scène avec une voix d’agonisant, puis s’exalter, comme si la vie venait alors pleinement réiriguer ses artères.
Il faut l’entendre proclamer « Isolde kommt ! Isolde naht ! » (« Isolde arrive ! Isolde approche ! ») puis, dispenser un chant enfiévré, presque possédé, pour rendre compte de ce Tristan dont le désir de vie repose sur l’arrivée de la bien-aimée. La suite montrera la capacité de Schager à traverser tous les états, de l’introspection sur ses origines, jusqu’à un délire si émouvant (« La détresse du père, les douleurs de la mère, les larmes de l’amour depuis toujours jusqu’à ce jour. ») et à une quasi-extinction.

Face à ces deux géants, il est forcément difficile d’exister.

La Brangäne de Christa Mayer y arrive réellement. La voix chaude et puissante parvient même à tenir tête à celle de Stemme dans le premier acte, et ses imprécations du deuxième (qui surgissent de l’on ne sait où dans la salle) traduisent superbement la sœur-mère attentive.

Le Kurwenal de Ian Peterson est, lui, quoique très efficace en mal de réaliser le même exploit avec le Tristan survolté de Schager. Au premier acte, sa voix prend, toutefois, les couleurs du découragement face à ce qui se profile. Et, alors que son maître évolue aux frontières de la folie, dans un chaos total, ses interventions finales seront très émouvantes.

De son côté, même si la voix est belle, Christof Fischesser peine à traduire la souffrance ample du lion blessé, de l’ami trahi. Quant au Melot de Clemens Unterreiner, celui qui reste l’ami et n’aura pas le privilège, cette fois de tuer Tristan, il complète une distribution dominée par deux monstres, aux côtés de Daniel Jenz, Jusung Gabriel Park, Hiroshi Amako, Aresu Eskandari et Katarina Klimashka, tous de bon niveau.

Un orchestre chauffé à blanc par Philippe Jordan.

S’il fallait une nouvelle démonstration que l’Orchestre de l’Opéra de Vienne est, dans ce répertoire, l’un des meilleurs au monde lorsqu’il est bien dirigé, on en a, une fois de plus, la preuve.
Cette capacité à noyer la salle du Wiener Staatsoper, tantôt sobrement, tantôt à la manière d’une tempête, cet art de l’accompagnement, tout en faisant éclater la puissance de la partition de Wagner, tout est là, jusqu’à l’émergence de chaque instrument soliste au moment idoine, sous la baguette nerveuse du directeur musical, Philippe Jordan.
Ainsi, le prélude de l’acte I donne le ton de ce qui va se dérouler musicalement devant nous, cinq heures durant, tel un océan qui menace et va régulièrement nous submerger, ou nous envelopper en permanence. Le directeur musical qui conduit l’orchestre de façon vive est toujours, soucieux du moindre détail, d’autant qu’il peut s’appuyer sur l’excellence de ses musiciens. Les introductions des autres actes sont splendides. Lorsque le bateau d’Isolde paraît au troisième acte, la dynamique est incroyable.
Avec la distribution qui nous est aujourd’hui donnée, aucune prudence n’est de mise et Jordan peut, à loisir, montrer la plénitude de son orchestre, faire dialoguer voix et instruments. Il le démontre alors que l’orchestre, souverain, est au summum de ses capacités et que les voix de Stemme et de Schager, survoltées, émergent sans difficulté, de ce flot somptueux.

Ainsi, l’on sort de ce voyage avec le sentiment d’avoir traversé quelque chose de miraculeux, un voyage durant lequel deux artistes éblouissants, accompagnés d’un orchestre prodigieux, sont allés au-delà de l’humain pour nous donner à vivre la sublime rencontre de l’amour et de la mort.

Visuels : © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn

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