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Aušrine Stundyte sidérante dans Lady Macbeth de Mtsensk à Genève

Aušrine Stundyte sidérante dans Lady Macbeth de Mtsensk à Genève

02 May 2023 | PAR Hannah Starman

Ce 30 avril, devant une salle pas tout à fait comble du Grand Théâtre, la première genevoise de Lady Macbeth de Mtsensk emballe le public. La mise en scène film noir des années 1940 de Calixto Bieito, la musique expressionniste de Dimitri Chostakovitch et la superbe présence sur scène des protagonistes donnent à cette édition une indéniable qualité cinématographique. Dans une interprétation saisissante, Aušrine Stundyte incarne la souffrance, la frustration et la passion meurtrière de Katerina Ismaïlova avec une intensité qui nous prend aux tripes et ne nous lâche plus. 

L’Anneau du Nibelung soviétique

Lady Macbeth de Mtsensk devait être le premier volet de la tétralogie dédiée au sort de la femme russe aux différentes époques. “Je veux écrire l’Anneau du Nibelung soviétique,” annonce Dimitri Chostakovitch dans une interview avec Leonid et Piotr Tur. Katerina Ismaïlova, la Lady Macbeth du premier opéra, devait représenter la femme du 19e siècle, vivant dans une Russie tsariste et patriarcale. Ensuite viendrait l’histoire de Sofia Perovskaïa, la jeune aristocrate nihiliste qui dirigera l’attentat contre Alexandre II, tandis que le dernier volet devait être un hymne à la femme soviétique, de Larissa Reisner aux ouvrières du chantier du Dniepr. Mais la condamnation sans appel de Staline mettra fin au projet du jeune compositeur. Lady Macbeth de Mtsensk sera interdite en Union soviétique jusqu’en 1962.

Pourtant, l’œuvre connaît un succès retentissant pendant les deux ans qui suivent sa création simultanée à Leningrad et à Moscou, le 22 janvier 1934. En tournée à travers l’Union soviétique, Lady Macbeth est représentée plus de 200 fois, dépassant ainsi le nombre de représentations de tous les opéras de Verdi, Puccini et Rossini réunis. À l’exception de l’Allemagne nazie, Lady Macbeth est acclamée à l’étranger et mise en scène aux États-Unis, en Argentine, au Danemark, en Suède, en Suisse et en Tchécoslovaquie. Le pianiste Arthur Rubinstein se dit “profondément ému par ce drame brutal”. Benjamin Britten et Francis Poulenc expriment leur enthousiasme. Les critiques soviétiques saluent Lady Macbeth comme “une évolution majeure dans le théâtre musical soviétique” et l’URSS tout entière semble séduite par la “satire tragique” de son jeune compositeur étoile. Le 26 janvier 1936, curieux de cet engouement, Staline assistera à une représentation de Lady Macbeth au Bolchoï, flanqué de Molotov, Mikoyan et Jdanov. Le “petit père des peuples” et ses sbires quitteront la loge du tsar après le troisième acte. Chostakovitch est saisi d’angoisse, et pour cause.

“Du fatras en guise de musique”

Le verdict ne se fera pas attendre. Deux jours plus tard, alors qu’il est à Arkhangelsk pour un concert, Chostakovitch ouvre la Pravda et y découvre un article intitulé “Du fatras en guise de musique.” Soupçonné d’être écrit par Staline lui-même, l’article anonyme est une condamnation cinglante de Lady Macbeth, décrite comme “remplie de tintamarres, de grincements et de glapissements”, avec des personnages “bestiaux et vulgaires” qui ne peuvent séduire que “les dégénérés.” Julian Barnes reconstituera la descente aux enfers de Chostakovitch dans Le fracas du temps : “Exclu de l’Union des compositeurs pour avoir offensé le Maître, brisé dans son élan créateur, boudé par certains de ses proches, espionné par le Kremlin, livré à l’opprobre public, il sait que le moindre geste ou la moindre parole, peuvent désormais le compromettre davantage. Aussi s’enferme-t-il peu à peu dans ce qui deviendra un long purgatoire, un interminable exil intérieur.” Chostakovitch déclarera à un ami : “Même s’ils me coupent les deux mains je continuerai à écrire de la musique avec une plume entre les dents.” Il continuera à composer, mais il dissimulera désormais sa critique et sa frustration.

On raconte que Chostakovitch aimait tellement Lady Macbeth de Mtsensk qu’il n’aurait pris que cette partition en quittant Leningrad pendant la guerre. Inspiré de la novella Lady Macbeth du district de Mtsensk de Nikolaï Leskov, publiée 1865 dans le magazine L’Époque, dirigé par Fiodor Dostoïevski, le livret d’Alexander Preis raconte histoire de la vie provinciale d’une femme intelligente, délaissée par son mari, marchand riche et mou, brûlante de désir et étouffant d’ennui, qui recourt au meurtre pour vivre une passion dévorante. Comme le compositeur lui-même, son héroïne est broyée par la brutalité affirmée de la médiocrité environnante. La résistance qu’elle oppose à son entourage avec autant de folie meurtrière que de courage suicidaire fait de Katerina Ismaïlova un personnage aussi attachant qu’alarmant. 

Une mise en scène signée Calixto Bieito

Après son magistral Guerre et Paix (saison 2021/22), le metteur en scène catalan Calixto Bieito revient à Genève avec une production initialement créée pour l’Opéra des Flandres en 2014. Conçue comme un film noir des années 1940, l’action se déroule dans un univers contrasté, entre un intérieur blanc moderne, froid, stérile et inondé d’une lumière aveuglante et un extérieur sombre, vétuste et menaçant, qui évoque un site industriel, une mine ou encore une centrale nucléaire. Dans le décor sinistre, délabré et recouvert de boue, imaginé par la scénographe allemande Rebecca Ringst, le sexe passionné, le viol brutal, le harcèlement sadique, le meurtre désespéré et la souffrance en quête de sens s’accompagnent d’une musique galopante, tonitruante, assourdissante, poétique et radicalement sincère.

Aušrine Stundyte et Dmitry Ulyanov incomparables

La soprano lituanienne Aušrine Stundyte dans le rôle-titre et le basse russe Dmitry Ulyanov dans le rôle de Boris Ismaïlov, le beau-père libidineux, sont bouleversants, tant par la conviction de leur jeu que par leur puissance vocale et leur maîtrise technique sur toute la tessiture. Stundyte et Ulyanov mettent la barre haut et certains peinent à suivre. Le ténor John Daszak, dans le rôle du mari sans couleur et sans saveur, s’acquitte honorablement de sa tâche avec une voix directe et claire, tandis que le défi est plus périlleux pour le ténor tchèque Ladislav Elgr dans le rôle de Sergueï. Décrivant le personnage de l’ouvrier coureur de jupons et l’amant arriviste et égoïste, Chostakovitch avait imaginé “certes, un salaud, mais un bel homme. Le public doit comprendre qu’une femme ne peut résister un tel homme.” Le spectateur est aisément convaincu par la passion dévastatrice de Katerina, suprêmement interprétée par Stundyte, mais Elgr, dans le rôle de Sergueï, prend parfois des raccourcis au détriment de la complexité de son personnage qui, entre le charme hypocrite et la virilité conquérante, devient un peu trop caricatural. Toutefois, les quatre rôles principaux sont admirablement servis par des interprètes d’une grande qualité vocale et d’une belle présence scénique.

Une belle distribution aux seconds rôles

Parmi les seconds rôles, le ténor allemand Michael Laurenz excelle dans le rôle du balourd miteux qui, par inadvertance, provoquera la chute de Katerina et de Serguei. En revanche, les basses Alexander Roslavets (Le Pope et le vieux forçat) et Alexey Shishlyaev (le commissaire de police) mériteraient d’être déployées avec plus d’énergie. Alexander Roslavets déçoit notamment dans le sublime air du vieux forçat au quatrième acte qu’il livre sans épaisseur et sans éclat. Tirée avec une ceinture autour du cou dans un étroit escalier en colimaçon, traînée dans la boue et sauvagement violée par un groupe d’ouvriers, la soprano colombienne, Julieth Lozano, incarne le rôle abrutissant et physiquement dangereux d’Aksinia avec un réalisme effrayant et une étonnante maîtrise vocale. Sonyetka, la détenue sur laquelle Serguei jette son dévolu dans le bagne sibérienne est remarquablement interprétée par la mezzo-soprano estonienne Kai Rüütel. Le Chœur du Grand Théâtre de Genève complète avec force ce tableau cauchemardesque.  

L’ORS déchaîné sous la baguette d’Alejo Pérez 

Dans la fosse, sur scène et même perché sur les balcons, l’Orchestre de la Suisse Romande sous la direction assurée et attentive au plateau du chef argentin Alejo Pérez, est un personnage à part entière. En dialogue constant avec les interprètes sur scène, l’orchestre commente, moque ou défie l’histoire qui se déroule devant nos yeux. Il annonce des débâcles, trahit des mensonges, soutient un personnage et en dénonce un autre. Il apporte la couleur, les grands éclats, la cruauté, le grotesque, la violence et la douceur aussi. Et dans le quatrième acte, marqué par une désolation absolue, l’orchestre livre une longue et lente mélodie, portée par les violoncelles, d’une tristesse insondable et d’une lucidité viscérale. L’interprétation de l’Orchestre sous la baguette d’Alejo Pérez est contrastée, déchaînée, avec ses cuivres tonitruants et une énergie à la hauteur de cet opéra de tous les extrêmes.

Visuels : © Dougados Magali

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