Opéra
Un Parsifal de sang et de larmes au Grand Théâtre de  Genève

Un Parsifal de sang et de larmes au Grand Théâtre de Genève

29 January 2023 | PAR Hannah Starman

La mise en scène minimaliste et saturée de sang, du metteur en scène allemand, Michael Thalheimer, ne convainc pas le public genevois. La nouvelle production de Parsifal est intense et inutilement pesante. En revanche, le casting de haut vol et une performance juste et attentionnée de l’Orchestre de la Suisse Romande sous la direction de Jonathan Nott, nous offrent une expérience musicale exceptionnelle.

L’ultime œuvre sacrée et exclusive de Wagner

Parsifal, la dernière œuvre de Richard Wagner, est l’aboutissement d’une vie. C’est à Dresde, en 1845, que Wagner lit le poème Parzival de Wolfram von Eschenbach, la première source de cette œuvre d’art totale. Il présente l’esquisse en prose de Parsifal à son mécène, Louis II de Bavière, en 1865, et à Friedrich Nietzsche en 1869. Louis II est enchanté. Il financera le projet et mettra à disposition du compositeur les ensembles du Théâtre de la Cour de Munich. En revanche, Parsifal provoquera la rupture avec Nietzsche. Dans son essai intitulé Nietzsche contra Wagner [Le cas Wagner], le philosophe reprochera à son ancien ami de défendre “la régression dans l’obscurantisme chrétien malsain.” Presque quarante ans se seront écoulées entre l’inspiration à Dresde et la première représentation de Parsifal à Bayreuth en juillet 1882, quelques mois seulement avant le décès de Wagner le 13 février 1883.

Révolté par l’idée que Parsifal puisse être “présenté au public en divertissement,” Wagner impose l’exclusivité des droits d’exécution. Toutes les représentations de Parsifal devront se faire à Bayreuth, le théâtre pour lequel l’œuvre a été conçue, à l’exception des spectacles privés donnés pour le roi. Cette exclusivité s’éteindra 30 ans après la mort du compositeur et la veuve de Wagner (et fille de Franz Liszt), Cosima Wagner, la défendra bec et ongles. Elle bannira les chanteurs participant aux productions “interdites” de se produire à Bayreuth et intentera un procès contre le Metropolitan Opera qui avait réalisé une version pirate de Parsifal en 1903. La justice américaine rejettera sa requête au motif que les États-Unis n’avaient pas encore adhéré à la Convention de Berne (chose faite en 1989 seulement).

La création de Parsifal se fera au Palais des festivals à Bayreuth, le 26 juillet 1882, sous la direction de Herman Levi et en présence d’Anton Bruckner, de Franz Liszt, de Richard Strauss et d’Eduard Hanslick. La production monumentale nécessitait un orchestre de 107 musiciens, un chœur de 135 personnes et 23 solistes. Apparaissant au-devant de la scène après le deuxième acte, Wagner interdit au public d’applaudir entre les actes afin de préserver l’émotion et le caractère recueilli de la pièce. En conséquence, personne n’ose applaudir à la fin et l’ultime chef-d’œuvre de Wagner est accueilli avec un enthousiasme silencieux.

Parsifal selon Michael Thalheimer

Fidèles aux injonctions de Wagner, les spectateurs genevois n’applaudissent pas entre les actes, mais la mollesse de l’accueil final ne laisse pas non plus croire à un triomphe. Pendant le premier entracte, une spectatrice déplore déjà la mise en scène “épouvantable” de Michael Thalheimer. “Une horreur !” renchérit sa voisine. “Pour ma part, je ferme les yeux et j’écoute la musique.” C’est d’ailleurs le conseil que Wagner lui-même a donné à Nietzsche qui n’appréciait pas les mises en scène à Bayreuth.

Au premier acte, dans la forêt qui entoure le château du Graal, représenté par de hauts caissons en deux niveaux conçus par Henrik Ahr, le vieux chevalier Gurnemanz, raconte l’histoire du malheur qui a frappé le roi Amfortas et la communauté du Graal. Incapable de respecter le vœu de chasteté des chevaliers du Graal, Klingsor se châtre lui-même, mais le père d’Amfortas, Titurel, le rejette de l’Ordre. Par vengeance, Klingsor crée un jardin luxuriant où il installe des créatures magiques d’une irrésistible séduction, les Filles-Fleurs, pour y attirer et débaucher les chevaliers du Graal. Subjugué par une femme, Amfortas y perd la Sainte Lance, l’arme qui aurait percé le cœur du Christ, et reçoit à son tour une blessure christique qui ne se referme pas. Protégé par le Graal, le Calice qui aurait recueilli le sang du Christ, Amfortas est immortel et condamné à la souffrance éternelle. Selon la prophétie, seul “un fou au cœur pur” pourra le guérir et sauver la communauté du Graal.

Le metteur en scène allemand opte pour une extension de la blessure à la communauté entière du Graal. On admire la capacité de Tareq Nazmi en Gurnemanz à projeter sa voix alors qu’il passe son temps sur scène plié en deux sur ses béquilles et vêtu d’une épaisse tunique maculé de sang, tel un revenant à qui on aurait oublié de restituer le squelette. À l’instar de Gurnemanz, tous les chevaliers et écuyers se déplacent péniblement, portent des robes trempées dans le sang et s’inclinent devant les parois dégoulinant de sang. L’ensemble titubant et abasourdi ressemble plus à une équipe de nuit dans un abattoir qu’à une communauté de chevaliers, aussi éprouvée soit-elle par le destin.

Le récit de Gurnemanz est interrompu par l’apparition de Kundry, une cavalière sauvage et mystérieuse, et un peu plus tard, par un cygne, transpercé par une flèche, qui tombe à ses pieds. Le coupable est un jeune étranger qui, devant le désarroi des chevaliers, se répand vite de son geste, brise son arc et jette loin ses flèches. Toute cette action est sublimée dans la vision de Thalheimer et le spectateur est invité à se contenter de l’ajout sur scène d’une élégante femme vêtue de noir et fumant une cigarette (Kundry) et d’un homme, pieds nus, en marcel et caleçon long blanc qui ignore jusqu’à son nom (Parsifal). Soupçonnant que l’étranger pourrait être le cœur pur, sauveur de la communauté, Gurnemanz l’invite à assister à la cérémonie du Graal. On y retrouvera la même équipe de bouchers zombies qui fera couler le sang sur les parois arrangées en croix, dessinera des croix avec le sang, jettera du sang contre les murs et agitera les bras vers la blessure sanguinolente d’Amfortas.

Thalheimer nous offre un répit de ce bain de sang pendant le deuxième acte. Face à un décor noir, Klingsor, vêtu d’un manteau en cuir bordeaux, les Filles-Fleurs arborant des couleurs pastel et Parsifal presque propre, seule Kundry en rouge sang nous rappelle des mauvais souvenirs du premier acte. Klingsor, cheveux au vent et le look 1970s, instruit son esclave Kundry de séduire Parsifal comme elle a autrefois séduit et perdu Amfortas. Seul un homme pur qui défiera ses charmes pourra la délivrer des griffes de Klingsor et Parsifal fera peut-être l’affaire. Il résiste vaillamment les Filles-Fleurs qui cherchent en vain à le séduire. Essayant à son tour, Kundry l’appelle par son prénom, lui raconte la mort de sa mère et, profitant de sa vulnérabilité, l’embrasse. Mais au lieu d’éveiller en lui le désir, son baiser lui révèle la connaissance de la souffrance d’Amfortas. Il se tord de douleur et une grande tâche rouge apparaît sur son marcel. Furieux de cet échec, Klingsor est censé attaquer Parsifal avec la Sainte Lance, sauf que Thalheimer choisit une issue différente pour ce deuxième acte. À la place de la Sainte Lance qui s’immobiliserait dans les airs devant Parsifal, Kundry, braque son révolver, d’abord sur Parsifal, ensuite sur elle-même, avant de tirer trois coups de feu sur Klingsor. “N’importe quoi !” vocifère la spectatrice du premier entracte. “Je vous ai dit de ne pas regarder,” rétorque sa voisine qui, à en juger par son sourire béatifique, n’a pas ouvert l’œil depuis le début du spectacle.

Après le deuxième entracte, on ne retrouve pas tous nos voisins, mais le mur dégoulinant de sang qui sert de décor est de retour. C’est vendredi saint et Gurnemanz, encore plus estropié qu’au premier acte, tombe sur Kundry gémissante par terre. Telle une araignée géante, il chancelle un long moment au-dessus d’elle avant de déposer péniblement ses béquilles pour l’aider à se relever. Une silhouette noire s’approche. Gurnemanz reconnaît la Sainte Lance et le chevalier qui est appuyé dessus. Pendant que Parsifal, arborant un masque de Joker, sera oint nouveau roi, célébrera son premier office du Graal, refermera la plaie d’Amfortas et sauvera la communauté, Kundry, vêtue d’un trench beige, passera son temps à plonger ses mains dans un saut rempli de sang et à dessiner et effacer des bribes de phrases, tels que “Durch Mitleid wissend,” “der reine Tor” et “Parsifal.” On se demande si ce sort est vraiment préférable à la mort que Wagner lui a destinée dans la version originale.

Une distribution vocale dominée par des prises de rôle

Le Grand Théâtre et son coproducteur, le Deutsche Oper am Rhein Düsseldorf Duisbug, ont pris un pari risqué, mais formidablement réussi, car six sur sept rôles principaux sont interprétés par les chanteurs pour la première fois. Seule la mezzo-soprano allemande, Tanja Ariane Baumgartner, a déjà interprété Kundry, un rôle qu’elle décrit “comme un tour sur les montagnes russes.” La difficulté de Kundry est à la fois musicale, explique Baumgarnter, car “dans l’acte I, je chante dans le registre du mezzo-soprano, mais dans l’acte II, je passe du mezzo au grand soprano.” Kundry est difficile à jouer “parce qu’elle a tant de femmes en elle, tant de facettes.” Chaude et ensorcelante dans les graves, lumineuse dans les aigus et parfaitement dosée entre les deux, la voix de Tanja Ariane Baumgartner semble particulièrement bien adaptée au caractère changeant de son personnage. Baumgartner habite véritablement Kundry et sa présence sur scène est entraînante dans toutes les déclinaisons de son personnage.

Dans le rôle de Parsifal, le ténor suédois Daniel Johansson, livre une interprétation mesurée, solide sur toute la tessiture, mais en rien surpuissante. Malgré son accoutrement, qui n’évoque pas intuitivement une royauté messianique, Johansson arrive à infuser son personnage d’une certaine dignité et c’est tout en son honneur. Mais le véritable miracle de ce Parsifal est Tareq Nazmi dans le rôle de Gurnemanz. Sa voix reste aussi souveraine et généreuse dans les graves qu’elle est légère dans les aigus, alors qu’il est plié en deux et chancelant sur ses béquilles. Sa performance physique et vocale est tellement stupéfiante que même les spectateurs les plus réservés lui applaudissent chaleureusement. Les deux barytons, Christopher Maltman dans le rôle d’Amfortas et Martin Gantner en Klignsor, incarnent leurs personnages avec conviction et projettent leurs voix avec énergie. Maltman, expressif et puissant, trouve l’équilibre entre l’homme qui subit une souffrance extrême et le suicidaire prêt à entraîner tout le monde dans l’abîme.

Dans la fosse, Jonathan Nott et l’Orchestre de la Suisse Romande offrent un son finement mixé, velouté la plupart du temps, mais aussi lumineux ou voilé au besoin. Nott assure une direction soignée, sans grands contrastes et dans un tempo relativement rapide. Il maintient un excellent équilibre avec le plateau et accompagne les chanteurs avec attention et de bienveillance, permettant à chacun de déployer sa voix sans se faire écraser par un orchestre trop puissant. Le Chœur du Grand Théâtre de Genève complète agréablement cette belle et solide prestation musicale.

Visuels : © Carole Parodi

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