Opéra
Les mots perdus de Tristan et Isolde à l’Opéra de Nancy

Les mots perdus de Tristan et Isolde à l’Opéra de Nancy

06 February 2023 | PAR Paul Fourier

La mise en scène de Tiago Rodrigues fait, à juste titre, événement même si elle est très contestable ! La distribution, surprenante, impressionne par son énergie, alors que l’orchestre offre du beau Wagner.

Tiago Rodrigues ou l’art d’exaspérer

Depuis « Catarina et la beauté de tuer des fascistes » présenté aux Bouffes du nord, on savait de Tiago Rodrigues qu’il cultive un art aigu d’exaspérer le spectateur. Dans cette pièce, il nous imposait l’interminable (et imbuvable) discours d’un fasciste. L’acteur était conspué par le public tant celui-ci en venait à le détester.
À l’Opéra de Nancy, en préambule à une représentation que l’on va savoir longue, il nous met en présence de deux danseurs qui ne nous ne quitteront pas de la soirée. Dix longues minutes durant, Sofia Dias et Vitor Roriz exposent, dans le silence, des panneaux collectés dans une immense bibliothèque, une « archive de mondes imaginaires ».

Cela parle de « chant en allemand », de « beaucoup de mots », d’une « musique chronophage ». Ce sont là, les textes de Rodrigues et ce seront les seules interfaces que nous aurons pour suivre l’histoire des deux amants maudits. Le procédé agace quelques spectateurs, et nous incite à penser que nous sommes effectivement partis pour une très longue soirée… mais pas uniquement à cause de Wagner.
Les écrits ont un côté trivial, répétitif ; ils sont sans style. La prose, les « beaucoup de mots », pourtant poétiques, de Wagner ne nous seront pas communiqués par surtitrage. On a l’impression d’assister à un concours de « posts » de réseaux sociaux, telle une nouvelle étape de l’appauvrissement du langage si prégnant actuellement. Cela étant, nous n’avons pas le choix. Il faut se résoudre à subir cela, car Tiago Rodrigues a décidé de jouer au metteur en scène surpuissant, au metteur en scène qui a même le pouvoir de substituer sa prose à celle du compositeur.
Le dispositif est si redondant (il y a 947 cartons !) que l’on s’interroge, à plusieurs reprises, sur le « pourquoi » de ce choix ? Pourquoi accepter cette entreprise castratrice pour lire : « la femme triste est triste » ?

Car, chose choquante parmi d’autres, Tristan et Isolde ne sont qu’un « homme triste » et une « femme triste ». Le nom des plus célèbres amants de l’Histoire – avec Roméo et Juliette – a, par la seule volonté de Rodrigues, disparu. Et les personnages sont devenus tristes… à jamais. Plus d’identité, plus de sentiments autonomes ; le rapport des inséparables amour et mort s’est quasiment dilué ; le duo d’amour a perdu de sa substance. Comme nous le disions plus haut… l’art d’exaspérer.
Cet homme de théâtre qui escamote les mots de Wagner, qui rebaptise les personnages de groupes nominaux, oserait-il faire de même avec Racine ou Shakespeare ? Wagner, après tout, ce ne serait que de la musique et des mots dont, finalement seul le volume compte et l’art total qu’il a théorisé, une chose bien secondaire… ?

Toutes ces questions ne trouvent pas de réponses immédiates, mais il est certain qu’elles nous entraînent sur la voie de bien des interrogations quant à notre rapport aux livrets d’opéra. Plus que de nous donner à voir et entendre Tristan et Isolde, nous sommes entrés, bien malgré nous, dans une expérience orchestrée par le metteur en scène. Nous finissons par nous résoudre, par souvent détourner les yeux.
Nous réalisons alors aussi que le metteur en scène est enfermé dans son propre piège, qu’il se prend, de temps à autre, « les pieds dans le tapis » lorsqu’il se retrouve contraint de transcrire tout de même (plus ou moins) les mots de Wagner, ceux qu’il a reniés, ou de rajouter des didascalies quand sa prose simpliste ne suffit pas.
Parfois, et c’est le comble pour une forme de « vulgarisation », l’on ne comprend plus rien ou l’on se heurte à des contresens. À ces moments-là, le metteur en scène se retrouve confronté à la limite de ses choix : les mots compliqués peuvent être compréhensibles, tandis que les mots simples, eux, deviennent incompréhensibles… ou l’art de se faire remettre à sa place sagement par Wagner lui-même.

Tiago Rodrigues est un homme de théâtre

Heureusement, il y a du théâtre ! Et cela, le metteur en scène portugais sait nous en offrir, grâce à de très beaux moments !
Le décor de bibliothèque (avec ses centaines de pancartes), s’il est étouffant au début, s’allège progressivement, nous libérant petit à petit de la contrainte infligée et, à la fin, les panneaux ne sont plus qu’un tas dans un coin. Rodrigues reprendrait-il alors de l’humilité et accepterait-il que ses panneaux éphémères, finalement, ne soient plus que des déchets « bons pour la décharge » ?

Par ailleurs, la direction d’acteurs (incluant les danseurs), parfois pesante, prend très souvent une tonalité émouvante, notamment quand les grands sentiments, tels la haine, l’amour, apparaissent dans le visage des protagonistes. Ou lorsque les « porteurs de pancartes » semblent, eux-mêmes émerveillés par la musique et le chant. C’est aussi un très beau moment de théâtre alors qu‘au troisième acte, l’exaltation de Tristan oblige Vitor Roriz à entrer dans une valse infernale et épuisante avec ses panneaux, laissant-là, les deux acteurs exsangues.

Les chanteurs impressionnent par leur engagement extrême

Röschmann, Sakker et Extrémo font ici leurs débuts dans les trois rôles.

Dorothea Röschmann en Isolde possède une voix ronde, très riche en harmoniques. Du début à la fin, elle se donne à corps perdu, parfois au prix de quelques dissonances et d’aigus forcés. Ses graves sont, par instants, à la peine dans le duo d’amour et elle aborde le liebestod un peu trop à pleine voix, sans grandes nuances. Il reste que, malgré ces caractéristiques, l’on est impressionné par la performance.

Samuel Sakker est un Tristan assez transparent dans le premier acte. Il monte en puissance dans le second acte et délivre alors, avec un souffle remarquable, une performance physique notable dans le troisième. Cela étant, la voix, pas toujours séduisante avec un médium souvent monocolore, s’accorde mieux à la déclamation du mourant qu’aux moments de chant purement héroïques.

Aude Extrémo est une Brangäne au port altier, mais à la voix parfois rude, voire monolithique. Elle use, souvent, un peu trop de ses graves. Au second acte, lors du duo d’amour, dos au public, elle délivre alors des appels magnifiques, avec un chant qui progressivement se fait de plus en plus rond.

En Kurwenal Scott Hendricks ne manque pas d’impact vocal, mais, trop fréquemment attaché à la baguette du chef, il n’apporte pas suffisamment cette coloration d’affection pure, nécessaire à « l’ami de l’homme triste ».

Jongmin Park est un roi Marke de luxe. Les graves sont soyeux, les aigus de belle tenue et la performance vocale est un plaisir de chaque instant. Il, est, en revanche, fort dommage qu’au deuxième acte, la voix somptueuse se trouve sans âme, car ce personnage – le plus émouvant – chante son monologue face au public, perdant ainsi beaucoup de force d’expression. À la fin, le roi, dramatiquement maltraité, alors qu’il est censé être plein d’empathie, se retrouvera en position d’assassin de Kurwenal. Allez comprendre ! …

Peter Brathwaite ne manque, lui, nullement d’apporter les accents malfaisants de Melot. Alexander Robin Baker nous donne un très beau marin / berger et Yong Kim, de passage express, se sort très bien de son rôle de timonier.

Quant à Sofia Dias et Vitor Roriz, comment les qualifier autrement que de performers de compétition ? Ils ont déjà travaillé avec Rodrigues. Ils se fondent à corps perdus dans le dispositif. On les admire pour cela.

Tristan et Isolde, Wagner | Tiago Rodrigues from Opéra national de Lorraine on Vimeo.

Le chœur de l’Opéra de Nancy fait un excellent travail au premier acte, lors de ses courtes interventions. Cependant, si l’on est placé à l’orchestre, leur positionnement dans les loges rend les voix trop présentes par rapport à la fosse et au plateau (il en est de même pour les trompettes et trombones).

Quant à l’orchestre, alors que l’on est, a priori, toujours sceptique à propos du rendu de la musique de Wagner dans des fosses modestes, il est admirablement dirigé par Leo Hussain qui parvient à marier ampleur et souci du détail et à maintenir, à tout moment, la prodigieuse tension dramatique contenue dans la musique.

À l’issue du spectacle, si bon nombre de spectateurs étaient dubitatifs, la plupart reconnaissaient avoir passé une bonne soirée. Et si certains s’étaient satisfaits des aventures résumées de « la femme et de l’homme  tristes », d’autres avaient, plus probablement, apprécié l’extraordinaire résistance de la musique de Wagner. Surtout lorsqu’elle est portée par ses interprètes, avec une telle intensité.

Visuels : © Jean-Louis Fernandez

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Paul Fourier

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