Opéra
Roberto Alagna, l’interview ! Deuxième partie : « Aucun ténor d’hier ou d’aujourd’hui n’égale Caruso ! »

Roberto Alagna, l’interview ! Deuxième partie : « Aucun ténor d’hier ou d’aujourd’hui n’égale Caruso ! »

31 October 2019 | PAR Paul Fourier

Dans cette deuxième partie d’interview (lire le volet 1 ici), Roberto Alagna nous parle, avec émotion, de l’histoire de sa famille à New York et, avec passion, à l’occasion de la sortie de son nouvel album, d’Enrico Caruso.

(Note de la rédaction : cette interview a été réalisée sur le mode du tutoiement de la volonté conjointe de l’artiste et du journaliste. Nous précisons cela afin que personne ne risque de se sentir exclu(e) de cette discussion). 

Roberto, venons-en au disque « Caruso 1873 » que  tu as enregistré (avec Yvan Cassar et l’Orchestre National d’Île de France). Tout d’abord, on peut dire que tu as des points communs avec lui : une famille modeste, des origines italiennes, le fait que vous ayez, tous les deux, chanté dans des restaurants ou des pizzerias. Au-delà de ça, on a vraiment l’impression que c’est quelqu’un qui t’est cher.

Absolument. Je suis très sensible à l’homme et à son histoire, au chanteur avec ses doutes. Depuis que je suis dans ce métier, j’ai Caruso auprès de moi. Cela a débuté dès l’enfance, car il connaissait des membres de ma famille. Mon arrière-grand-mère, que j’ai connue jusqu’à l’âge de 20 ans, m’en parlait. Elle s’était mariée avec mon arrière-grand-père qui était ténor et qui lui, contrairement à elle, était né aux États-Unis. Un jour, il a fait une « audition » pour Caruso lorsque celui-ci est venu dans son magasin et lui a chanté un air de Don Pasquale. Caruso l’a alors invité à ses spectacles ; puis lui a même organisé une audition pour le MET.

   

Cette proximité fait que lorsque j’ai découvert le film de 1951 avec Mario Lanza, ce n’est pas Caruso que je voyais, c’était mon arrière-grand-père (qu’on appelait à l’époque Mister Jimmy) !
Mon arrière-grand-mère avait d’ailleurs prénommé son dernier enfant « Ernesto » (comme le personnage de Don Pasquale) en souvenir de cette audition. Mon grand-oncle Ernesto que j’admirais énormément avait hérité de la belle voix de ténor de son père et devint un chanteur très apprécié en Sicile.

Donc ton arrière-grand-mère te contait toutes ces histoires … Par exemple, lorsque Caruso est monté sur le toit d’une voiture en plein New York pour chanter pour les gens de la rue ?

Oui, c’est très drôle, car je connaissais cette anecdote enfant puis je l’ai vue dans le film. Mon arrière-grand-mère me racontait beaucoup de choses, de détails sur leur vie à New York. Ils étaient parvenus à avoir un bon niveau de vie, avec gouvernante et femme de ménage et le chauffage central dès les années 1910 ! Nous étions émerveillés lorsqu’elle nous racontait ça, nous qui n’avions, à l’époque, ni salle de bains, ni toilettes à l’intérieur de la maison.
Ils possédaient une maroquinerie dans le quartier de Little Italy et ils habitaient à City Hall (l’Hôtel de Ville de New York). Alors, avec son mélange d’Italien et d’Anglais, mon arrière-grand-mère me disait : « Roberto, lorsque tu iras à New York, il faut que tu trouves ce quartier de ‘Tchity Hook’ ». Le city était devenu ‘Tchity’ en Sicilien et Hall, ‘Hook’ ! Donc tu imagines le mal que j’ai eu à trouver. Mais, elle m’avait tout de même donné des indices. Elle disait : « De la fenêtre, je pouvais appeler les enfants qui jouaient dans le parc et je pouvais aussi admirer le pont de Brooklyn qui me faisait face ». Finalement, j’ai retrouvé l’appartement qui était sur Broadway, dans l’immeuble qui était à l’époque le plus haut de New York. Ça en dit long sur l’évolution des familles italiennes à New York, de la mienne, de celle de Caruso. J’ai également connu la famille Coppola. Lorsque j’y vais, je rencontre, à chaque fois, Anton Coppola, qui va avoir 103 ans cette année, et aussi quelques fois son neveu Francis-Ford dont le père (le frère d’Anton) connaissait mon arrière-grand-père. Ils ont joué de la musique ensemble ! Il existe un reportage sur les « Italo » de New York, je suis dedans et Coppola aussi.
Je trouve toujours cela vraiment très émouvant, lorsque je me retrouve dans ce monde. Mes arrière- grands-parents se sont mariés à la mairie où je me suis ensuite marié.

Et, il y a aussi eu l’influence de Raphael Ruiz…

En effet, Raphael Ruiz était mon professeur de chant cubain. Ensemble, tous les dimanches, on passait des heures et des heures à éplucher Caruso parce qu’il avait tous les vinyles et que Caruso était un dieu pour lui. Quand je me suis plongé dans ses enregistrements et que j’ai étudié tout cela minutieusement, je me suis aperçu de la grandeur de cet homme. Je crois que je n’ai jamais disséqué l’art d’un chanteur autant que celui de Caruso. Je l’ai dans les tripes, et il n’y a rien à faire, on y revient toujours. C’est le plus grand de tous !

Cette influence de Caruso est quelque chose qui t’accompagne depuis longtemps.

Lorsqu’on examine ma discographie, il y a eu toujours des petites touches de Caruso. Quand j’interprète Lensky (de Eugène Onéguine) en français, c’est Caruso. De même, lorsque l’on enregistre avec Aleksandra « A la luz de la Luna ».

Ce qui est unique aussi, c’est qu’il a côtoyé les compositeurs qu’il chantait. Les véristes… Il travaille aussi avec Toscanini…

Oui. Tu sais que Caruso a beaucoup chanté Pagliacci. Je raconte toujours à propos de cet opéra que c’est Toscanini qui a voulu que la dernière phrase « la commedia è finita » soit dite par le baryton, et non par le ténor. Caruso a rétabli ce que souhaitait Leoncavallo et je lui donne entièrement raison comme je l’explique dans mon Dictionnaire intime.

La proximité des artistes avec les compositeurs donnait aux artistes une grande liberté.

On s’aperçoit, en effet, de cette grande liberté. Le principe était de privilégier le beau son donc si quelque chose était trop tendu, ils étaient capables de le baisser. On fait ça, aujourd’hui, avec des compositeurs actuels. J’ai fait du contemporain, avec mon frère, avec Kosma ou avec d’autres. Et à chaque fois, il était nécessaire d’adapter par rapport aux chanteurs.
Les plus grands l’ont fait ! Verdi l’a fait ! Il a transformé toute la fin du requiem de Verdi pour la Stolz*. Pour la première d’Aïda au Metropolitan Opera, le grand ténor Francesco Tamagno avait demandé à Verdi de baisser l’air de Radamès à cause du Si bémol final et Verdi lui proposa une autre solution, à savoir de toucher le Si bémol sans le tenir et de répéter la phrase « Vicino al sol » sur des Si bémols graves, comme dans la version célèbre avec Toscanini et Richard Tucker. J’aime beaucoup cette version et lorsqu’il m’arrive de chanter Radamès, je chante le Si bémol tenu comme dans la tradition et rajoute aussi le Si bémol à l’octave avec la répétition des mots « Vicino al sol ». Je trouve cette conclusion magnifique.

Quand on est passionné comme moi, retrouver l’histoire de ces personnages, leur intimité, leurs lettres, c’est très prenant. J’ai lu la correspondance de Caruso avec sa femme, Dorothy, sa dernière épouse. Elles sont tellement émouvantes par le doute qu’il a en lui. C’est le plus grand ténor de tous les temps et il doute à chaque instant ! Dans l’une d’elles, il dit « j’ai appris à chanter avec Radamès » comme s’il relativisait tout ce qu’il avait fait auparavant !
Un jour, il était allé voir Tito Schipa qui commençait à prendre son essor, et il est parti à la moitié du concert. Il en est ressorti en pensant que Schipa était meilleur que lui et cela l’a beaucoup troublé.

Donc, tu dis très bien que par moments, il lui arrivait de transposer des choses, de raccourcir un air à cause des enregistrements à la cire. Alors qu’aujourd’hui nous sommes dans une période où dès qu’on change une note, on crie au scandale !

Caruso était toujours dans l’urgence dans ses enregistrements, notamment parce qu’il fallait, à cause de la cire, aller vite. Il fallait finir l’air, sinon tout était gâché et à recommencer. De plus, il n’y avait pas encore les technologies microphoniques comme celles aujourd’hui, donc il chantait tout comme s’il était sur scène.
Aujourd’hui, si on fait une coupure dans un opéra, c’est un massacre !
Je me souviens d’un homme qui m’avait apostrophé, à Marseille, à la fin des Troyens de Berlioz en m’engueulant parce qu’il y avait une coupure dans la partition. Il était installé derrière le chef et n’a pas applaudi de toute la soirée. Et à la fin, aux saluts, il m’appelle. Je m’approche et il me dit alors que pour lui, c’est un scandale, qu’il voulait savoir pourquoi il manquait un quart d’heure de musique. Je lui ai répondu « Demandez au chef ! En ce qui me concerne, il ne manque rien dans la partie d’Enée ». Il faut voir ce que j’ai pu lire par la suite ! Que j’avais agressé cet homme, etc.

Il existe aussi aujourd’hui des contraintes liées aux théâtres. C’est comme l’histoire du « Di quella pira » (du Trouvère). Verdi à son époque voulait un diapason à 432, un demi-ton plus bas que ce que l’on chante aujourd’hui. Donc, en réalité, même lorsqu’on abaisse la Pira, on est dans la tonalité de Verdi, sans compter, qu’en plus, lui n’a pas écrit les uts. Lorsqu’on le donne à Vienne, le diapason est pratiquement un demi-ton au-dessus de celui de Paris. Pas tout à fait un demi-ton, mais 3-4 comas. On ressent vraiment le diapason imposé par Karajan. C’est inchantable ! Un jour, Placido Domingo est venu me voir, et m’a dit « mais ne chante pas dans le ton ici, ça oblige à faire des uts dièses ! ».

Sur le disque, tu n’essayes pas d’imiter Caruso, tu écoutes et essayes de reproduire ce qu’il a fait.

Il y a quand même une part d’imitation, car je ne chante pas comme ça ! Par exemple, il ne fait pas les aigus comme on les fait aujourd’hui. Il les émet tout petits d’abord et ensuite il ouvre la résonance pour que le son ne bouge pas. En fait, il les rend presque fixes. Ça, c’était dur pour moi, car aujourd’hui, on a l’habitude de chanter un son plus large. Je l’ai fait selon sa méthode, et c’est finalement assez excitant, car la voix se resserre. Parfois je l’ai imité lorsque, par exemple, il couvre des sons que moi j’ouvrirais. Et inversement d’ailleurs. Évidemment je n’ai pas pu tout faire à 100 %, mais j’ai essayé au maximum de garder sa technique de chant, son phrasé.

Ce disque, c’est un travail de 10 années. À l’époque, j’avais commencé à le faire mais je n’étais pas satisfait du travail et j’avais tout jeté. Parce qu’à ce moment-là, j’avais essayé non seulement d’imiter le phrasé, mais également ses tics vocaux, sa façon de prononcer et cela dénaturait vraiment trop ma voix. Finalement, on n’entendait ni Caruso ni Roberto. Cette fois, j’ai gommé une grosse partie de cela, mais j’ai aussi conservé des choses, pour les connaisseurs de Caruso afin qu’ils entendent Caruso. Et que l’on entende aussi Roberto !

Il y a parfois des disques hommage où, en fait, il ne s’agit que de rechanter le répertoire du chanteur. Ce que tu as fait ce n’est pas ça.

Non, car je ne trouve pas cela intéressant. Je te donne un exemple avec Les pêcheurs de perles. Caruso le chante en faisant cette demi-teinte à lui, qui était la vraie demi-teinte saine de théâtre. Parfois, aujourd’hui, dans ce rôle, on exagère, on n’entend rien au théâtre, ça n’est pas « timbré ». À cette époque, on chantait tout « timbré ». Sa version des pêcheurs est difficile à chanter, car très rapide, avec des prises de respiration très courtes. Il y a juste la fin, un Falsetto que j’essaie de reproduire à ma façon, ce qui n’était pas évident. J’ai fait quelque chose de mixte entre les deux.
Voilà, ma démarche c’est de retrouver le style Caruso !

En tous cas, tu donnes des clés pour écouter ce disque.

Ce qui aurait été encore plus passionnant, ça aurait été de faire un double album avec les airs chantés par Caruso et par moi. Mais c’était compliqué, ne serait-ce que pour des raisons de droits, qui n’appartiennent pas forcément à Sony. Ça aurait permis à la fois de comparer, mais également de constater l’évolution du chant depuis cette époque, de la technologie, et même du goût du public. Ce disque, c’est un peu comme un documentaire sur toutes ces évolutions. C’est étonnant, lorsqu’on écoute un air comme « Ombra mai fu » de Haendel interprété par Caruso. C’est vraiment chanté de façon opératique et comme, il y avait en plus un rajout de cuivre, il se passe vraiment quelque chose à l’écoute de cet air ! On est dans une autre époque, c’est passionnant et j’adore ça !

Si je dois citer quelques titres importants pour moi sur cet album, il y aurait d’abord Les pêcheurs de perlesWoody Allen l’a utilisé dans Match point et beaucoup ont redécouvert alors la voix de Caruso. On s’est aperçu que l’émotion passait malgré ce son déformé. Et puis d’autres, écrits pour lui voire accompagnés par les compositeurs, et des chansons modernes de l’époque, comme « Because » pour laquelle j’ai choisi la version française. Pour l’air des pêcheurs de perles, il a enregistré en italien et en français. Dans l’album, j’ai choisi la version italienne, primo parce que j’avais déjà enregistré la version française, et aussi parce que la tonalité est plus basse d’un demi-ton alors que la version française est plus basse d’un ton.

C’est vraiment intéressant de constater l’évolution de Caruso à l’écoute de ses disques. Il a énormément enregistré entre 1902 et 1920 (il est mort en 1921). La technique vocale reste la même, mais il y a une évolution qui se fait au niveau de son propre goût. Les premières années, on entend l’insouciance de la jeunesse et peu à peu, à la fois, il réfléchit davantage, les problèmes vocaux commencent à arriver et apparaissent la maturité puis l’humanité de l’homme. J’y suis extrêmement sensible. Lorsque j’écoute les enregistrements à partir de 1918-1919, c’est beau à pleurer. Et enfin, il y a le dernier qui est devenu le premier titre de mon album, l’air de La petite messe solennelle de Rossini. C’est fabuleux, il a 47 ans, il est encore jeune et il va bientôt mourir.

Quand on y travaille, on s’aperçoit qu’aucun ténor d’hier ou d’aujourd’hui n’est comparable à Caruso. Essayez de chanter comme le faisait Caruso. Ça balance ! Et ça ne balance pas dans la force, mais dans la vibration, dans le timbre, dans le mordant. La demi-teinte de Caruso dans Manon, c’est fabuleux ! J’ai chanté Manon, j’ai chanté Les pêcheurs de perles. Je l’ai fait à chaque fois en essayant de trouver un son d’aujourd’hui, avec cet air un peu rêveur. Il y a aussi l’air d’Adrienne Lecouvreur.

Ah oui, ce duo que Cilea a transformé en solo pour Caruso et où il chante, à la fois, la partie écrite pour le ténor et la partie écrite pour la soprano. C’est incroyable !

C’est extrêmement difficile. C’est un air magnifique, mais aujourd’hui on n’irait jamais faire ça. On crierait au sacrilège, mais là, ce qui est drôle, c’est que dans l’enregistrement qu’il a réalisé, c’est le compositeur lui-même qui accompagne Caruso !

C’est finalement ce que tu défends : un art vivant, pas un art figé !

Et le plaisir de faire !

À suivre… (pour lire la troisième partie de l’interview, c’est ici)

* Teresa Stolz fut l’une des créatrices de l’œuvre en 1874

© GregorHohenberg © CC BY-SA 2.0

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One thought on “Roberto Alagna, l’interview ! Deuxième partie : « Aucun ténor d’hier ou d’aujourd’hui n’égale Caruso ! »”

Commentaire(s)

  • Hélène Adam

    La démarche qui a présidé au CD est très bien racontée et passionnante quant au rapport d’un artiste à un autre, qu’il admire éperdument. Caruso est une légende… En l’attente d’écouter ce CD, j’ai pris plaisir à lire l’entretien que tu as réalisé, Paul.

    November 2, 2019 at 2 h 03 min

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