Opéra
Roberto Alagna, l’interview ! Troisième partie : «Notre métier, c’est devenu ‘on achève bien les chevaux’ »

Roberto Alagna, l’interview ! Troisième partie : «Notre métier, c’est devenu ‘on achève bien les chevaux’ »

08 November 2019 | PAR Paul Fourier

Dans cette troisième partie d’interview (lire les volets 1 ici et 2 ici), Roberto continue à nous parler de son album Caruso 1873, de Luis Mariano, de l’évolution de la vie des chanteurs, des Chorégies d’Orange et du Stade de France.

(Note de la rédaction : cette interview a été réalisée sur le mode du tutoiement de la volonté conjointe de l’artiste et du journaliste. Nous précisons cela afin que personne ne risque de se sentir exclu(e) de cette discussion). 

Roberto, tu commences ton album Caruso 1873 avec la chanson de Lucio Dalla que tu as, semble-t-il, hésité à inclure dans le disque…

Je n’aurais pas pris le Caruso de Dalla tel quel, car c’est vraiment une chanson moderne, une chanson qui aurait été trop décalée. Mais comme celle-ci a été inspirée d’une chanson napolitaine qui s’intitule « Dicitencello Vuie », j’ai trouvé plus intéressant de mixer les deux afin de l’intégrer plus facilement au répertoire de ce CD. Dans cette version, cet air aurait pu être chanté par Caruso lui-même.

Finalement c’est encore un petit clin d’œil que tu fais à Caruso. Tu pars d’un air, tu l’adaptes et tu construis autre chose.

C’est ce que j’ai voulu démontrer. On n’y perd rien. C’est d’ailleurs ce que font les chanteurs de variétés qui utilisent l’air de quelqu’un et l’adaptent à leur façon. Chanter d’une autre façon, avec un autre timbre, c’est ce qui fait leur succès.

Chez Caruso il y a un grand éclectisme.

Oui, il chante de tout. Son français, notamment, est admirable.

Sais-tu comment il avait abordé la langue française ?

Il parlait français. Il se débrouillait très bien en espagnol et en anglais. Lorsqu’on lit ses lettres, il y a des fautes ; c’est un aller-retour entre l’italien et l’anglais et c’est très touchant.

Toi-même, tu as aussi fait des choses très éclectiques, du crossover, l’album Mariano…

Le crossover, tous les grands chanteurs l’ont fait.
Luis Mariano, c’est encore à part. On le considérait comme un chanteur kitsch et ringard. Et j’étais content de lui rendre hommage parce qu’on peut dire ce qu’on veut, mais c’était un super ténor ! À l’époque, on appelait ça des vedettes. Ce fut le premier en France, avec Tino Rossi, à vendre 1 million de disques. Ce fut le premier à avoir eu un fan-club ! On a oublié tout ça.
Et Mariano, ça n’était pas que ça ; c’était aussi une technique vocale impressionnante. Il chantait tous les soirs au Châtelet. Certes, il y avait une rampe d’amplification. Mais tous les soirs, il y allait, tous les soirs, il assurait. Et ce qu’il faut préciser, c’est que dans toute la voix centrale et grave, il chantait d’une façon « comédie musicale », c’est-à-dire presque comme un chansonnier. Mais, à partir des notes de passage, il passait en voix de ténor. C’est très dur de faire ça, car ça veut dire qu’il faut littéralement deux voix. De plus, ce n’était pas n’importe quel ténor. Il possédait des demi-teintes ensorcelantes ainsi que des diminuendo extrêmes toujours timbrés. Ses aigus étaient d’une beauté et d’une facilité déconcertante, jusqu’au contre-ut, voire ut dièse.

Tu ne conçois pas tes albums comme un simple chanteur.

Lorsque je travaille sur mes disques, je m’investis dans les arrangements, dans les adaptations, dans le son, dans le montage etc. J’adore ce côté création. Bien souvent, j’aime reprendre des airs, les modifier, les chanter à ma façon et comme je l’ai fait dans le disque sud-américain. Ça me vaut des éloges de Mexicains, de Colombiens. Je te donne un exemple : un jour Patrick Poivre-d’Arvor m’appelle. Il était en Argentine participant à une conférence sur le tango entouré de spécialistes du genre, et il fut surpris et étonné d’entendre que l’on passait ma version de la Cumparcita comme version de référence. De même, il m’est arrivé, à l’occasion de concerts à Fès, d’adapter des chansons napolitaines, siciliennes, voire des chants sacrés et même des airs d’opéra pour un orchestre oriental.

On parlait, précédemment, de ce que faisait Caruso, mais il faut préciser aussi que l’époque a grandement changé, que le mode de vie des chanteurs n’est plus du tout le même. À tel point qu’on se demande parfois comment vous faites.

À l’époque de Caruso, ces chanteurs étaient des stars. Lui-même avait sa suite, avec trois ou quatre chambres, au Plazza, réglée à l’année par le MET. Aujourd’hui, tout cela a grandement changé ; les théâtres ne nous remboursent pas nos billets d’avion et quand on demande un billet pour quelqu’un, il faut le payer. Il n’y a plus aucun chanteur, même au plus haut niveau, qui peut se permettre d’habiter à l’hôtel.
Lorsque j’ai commencé ce métier, il y a 35 ans, tout le monde logeait à l’hôtel. On faisait beaucoup plus attention aux chanteurs. Je me souviens, par exemple, qu’à la Scala, on nous appelait avant la répétition. Et si nous n’étions pas en forme, si nous avions mal dormi, on nous disait de rester à la maison ! Aujourd’hui, on est tombé dans l’extrême inverse ; c’est devenu « On achève bien les chevaux ».
De même, Caruso n’enregistrait que si les essais qu’il faisait étaient concluants et s’il était en forme. Aujourd’hui, ça ne se passe plus comme ça. Un disque comme celui que je viens d’enregistrer est réalisé en quatre séances. Avec l’orchestre, nous avons eu, en tout et pour tout, quatre séances d’une heure et demie. Les grands disques d’opéra auxquels j’ai participé, les grands Verdi avec Abbado par exemple, étaient enregistrés en cinq séances de deux heures. C’est une des raisons pour lesquelles il est devenu très dur de faire un disque.

Dans ton actualité, il y a, l’été prochain, ton grand retour à Orange…

En effet. Je dois dire je suis fidèle à moi-même. J’avais dit que je ne reviendrai pas, sauf si on me proposait quelque chose comme Samson. Ça tombe bien … c’est Samson !
Je trouve qu’Orange est un cadre idéal pour cet ouvrage. C’est une œuvre en français, emblématique, une œuvre populaire, une œuvre biblique.

Il est intéressant de remarquer que quand tu exposes la vision de ton métier, tu précises, par exemple, que « les personnes ont acheté des places pour m’entendre et je n’ai pas envie de les décevoir en annulant ».

Je crois que là aussi, j’ai été inspiré par Caruso. Aux derniers moments de sa vie, il est sur scène, il crache du sang, mais est encore là pour le public.

C’est, certes, un énorme respect du public, mais qui peut te revenir en boomerang.

Souvent, les critiques ne viennent pas du public, mais parfois d’un petit groupe de personnes, voire même d’une seule ! Je dois dire que le public m’a toujours soutenu. Le fait que certains se défoulent sur moi, ça m’est propre. Beaucoup de choses qui passent chez d’autres artistes ont du mal à passer pour moi. Pour l’Otello parisien, j’ai été malade durant les deux semaines qui ont précédé la première. J’aurais pu annuler, effectivement. Je ne l’ai pas fait. Quand j’ai fait ma Carmen ici, j’étais malade pour la première ; c’est peut-être le plus beau final de cet opéra que j’ai jamais fait. Parce que souvent, dans une représentation où l’on est moins en forme, il se passe autre chose parce que l’on va chercher au fond de nous-mêmes. C’est vrai ! J’aime quand on ressent la difficulté et que l’humanité du chanteur apparaît à nu.

Ce qui est surprenant avec toi, c’est que lorsque ça t’arrive, tu ne vas pas t’économiser.

On n’est pas là pour ça ! Souvent, ça rend le personnage interprété encore plus grand ou plus touchant.

Lorsqu’on lit tes entretiens, il y a toujours un côté très pédagogique. Tu aimes parler de technique, de l’acoustique des salles. C’est assez passionnant pour ceux qui ne font pas ce métier.

Je pense que c’est intéressant de faire savoir que, dans une salle, il n’y a pas juste une question de son, mais aussi d’humidité, d’air ambiant, de fumigènes parfois. Sur ce Don Carlo, par exemple, il faut que j’allume un feu, et je m’en méfie énormément. Un autre exemple qui n’a rien à voir avec une salle, mais avec notre condition de chanteurs : l’autre jour, mon cousin est venu faire de la plomberie à la maison et s’est servi d’une colle. Tout de suite, je me suis retrouvé avec le nez bouché, ça ne « sonnait » plus. Et j’ai été obligé de prendre un anti- allergique. Il faut préciser que j’ai des fragilités à ce niveau.

Le prochain défi, c’est cette Carmen au Stade de France en septembre 2020, avec Aleksandra et Béatrice (Uria-Monzon). Ça ne te fait pas un peu peur ?

Tout me fait peur ! On s’imagine toujours que je suis quelqu’un qui va manger le monde, qui n’a pas de doute. C’est tout l’inverse.
Mais je suis séduit par ce projet parce que le but d’un chanteur, c’est de toucher la multitude, le plus grand monde possible et là, nous en avons là l’occasion. Caruso l’a fait à son époque ; il a chanté au Madison Square Garden, par exemple.
J’ai déjà chanté dans un stade, mais c’était très différent de ce que nous allons faire avec cette Carmen. C’était avec Michael Jackson, c’était pour les enfants du Kosovo.

C’est un peu contre-nature pour un chanteur d’opéra de chanter dans un stade, non ?

Il est vrai que pour nous, la difficulté, dans ce cas, c’est l’amplification, pas de chanter en extérieur. Nous, les artistes lyriques, nous fabriquons naturellement notre propre réverbération, notre propre amplification et nous projetons notre voix par rapport à notre corps. Alors que, dans un cas pareil, nous sommes dans les mains d’un ingénieur du son. Ainsi, il faut trouver le juste équilibre pour être le plus « confortable » possible, même si l’on ne peut jamais l’être complètement avec une amplification. Par exemple, à partir des notes de passage lorsqu’on passe la voix dans les résonateurs, on ne l’entend plus dans son corps. La voix devient extérieure, on la contrôle à travers un retour artificiel, c’est très déstabilisant.

Il y a encore des critiques…

Lorsque je lis des commentaires négatifs sur le fait que nous allons « faire » le Stade de France, je réponds « Si l’on aime l’opéra, si l’on aime chanter pour le plus grand nombre et faire en sorte que des gens qui, d’ordinaire, arrivent difficilement à vous voir, puissent le faire, alors je dis : c’est formidable. Mission accomplie !»

© CharlyHel – PixHel Prod (Stade de France) / © Harcourt (Album Mariano) / © RAOff (Samson)

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One thought on “Roberto Alagna, l’interview ! Troisième partie : «Notre métier, c’est devenu ‘on achève bien les chevaux’ »”

Commentaire(s)

  • HELENE ADAM

    Merci pour ce troisième volet. J’avoue ne pas comprendre très bien le raisonnement de Roberto Alagna pour défendre le Carmen du Stade de France : ce n’est pas le premier “opéra” qui est donné au stade de France (donc parler de “mission” est nettement excessif) , les places sont aussi chères que celles qui restent vides à toutes les représentations actuelles de Don Carlo à Paris (donc pourquoi cela permettrait à davantage de gens de venir le voir s’ils ne viennent pas à la Bastille ?) et la nécessaire et complexe amplification/sonorisation pour faire d’un stade ce qu’il n’est pas, une salle de “spectacle vivant”, éloigne beaucoup les sensations de l’opéra qu’il défend par ailleurs. Dans ces grands spectacles, c’est l’ingénieur du son qui est à la manoeuvre et qui dispose d’un play-back avec lequel il peut “jouer” en permanence.

    November 10, 2019 at 10 h 52 min

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