Opéra
Un retour idéal pour Fedora à la Scala de Milan

Un retour idéal pour Fedora à la Scala de Milan

19 October 2022 | PAR Paul Fourier

L’opéra de Giordano revenait sur la scène milanaise – lieu de sa création -, avec un couple très attendu et la tension d’une première marquée par deux prises de rôle et le retour de Roberto Alagna. Malgré une mise en scène un peu fade, tout s’est combiné pour une réussite totale.

Fedora est, certes, un opéra imparfait, mais ce n’est pas un opéra mineur. Du même compositeur, André Chénier est, à l’évidence, mieux connu et plus représenté, mais l’on retrouve ici les fondamentaux musicaux qui ont contribué au succès de l’opéra sur la Révolution française. Cela confirme que Giordano fut un grand compositeur, aujourd’hui malheureusement un peu trop dédaigné.
Le livret est tiré d’une pièce de Victorien Sardou. On y a applaudi la sublime Sarah Bernhardt qui fut elle-même auparavant interprète de Tosca, une pièce du même auteur.
Deux ans après André Chénier, Fedora fut créé à la Scala le 17 novembre 1898. Elle précède d’un an l’arrivée, à Rome cette fois, du chef-d’œuvre de Puccini.

Le livret est pourtant loin d’être un miracle d’excellence. La plupart des personnages secondaires sont inconsistants (c’est singulièrement le cas du primo baritono), certains rebondissements s’avèrent totalement inutiles (le pianiste-espion !). Mais ces imperfections concourent finalement à la focalisation sur la relation explosive entre Fedora et Loris Ipanov, entre la Princesse et l’assassin de son amant ; une relation à obstacles entre haine et amour dans une dimension fortement sexualisée. Dès lors, Fedora apparaît comme une sorte de quintessence d’opéra des sentiments extrêmes, souvent discordants, dont le meilleur exemple est, à l’acte III, lorsque Loris, amoureux, découvre le sort réservé à son frère, tandis que la Princesse sent approcher la révélation l’impliquant dans ce drame.

Musicalement, la partition n’est pas exempte d’originalités, comme ce déconcertant accompagnement au piano d’un des duos déterminants entre Loris et Fedora. De même, le (très bel) intermezzo de l’acte II – dans une œuvre qui ne dépasse pourtant pas 1h45 de musique – est marqueur d’une confusion symphonique – lyrique (confusion, il est vrai, fréquente dans le vérisme). On y entendra, par ailleurs, des accents de valse, de polonaise ou de galop ainsi qu’un chant folklorique suisse…

À côté de cela, certains moments touchent au sublime et la construction des deux duos paroxystiques entre les personnages principaux est d’une rigueur redoutable. Giordano introduit également des solos instrumentaux qui se substituent soudainement à la masse orchestrale, créant ainsi des chocs bienvenus. C’est le cas lorsque l’on voit Loris au comble du désespoir et que la mélopée orchestrale se transforme subitement en solo de violoncelle.

La focalisation sur Fedora et Loris, et la performance qui est exigée d’eux a imposé à la carrière de cet opéra la présence de deux interprètes d’exception. On y entendit Maria Caniglia, Renata Tebaldi, Magda Olivero, Maria Callas, Mirella Freni et, en face, Caruso (le créateur), Franco Corelli, Placido Domingo, José Carreras…
Ce soir, c’est jour de fête à la Scala car les interprètes retenus pour cette reprise n’ont rien à envier à leurs célèbres prédécesseurs.

Sonya Yoncheva, une princesse de choc qui mène la danse de bout en bout

La prise de rôle de la soprano bulgare est un enchantement de tous les instants. Dans le rôle d’une femme d’abord assoiffée de vengeance puis engloutie par la passion – ces deux sentiments combinés menant irrémédiablement à sa mort -, elle présente un engagement tant dramatique que vocal hors du commun.
Bien que parfois affublée de tenues bien peu en phase avec son rang, elle est, incontestablement, cette Princesse qui ne recule pas devant les extrêmes et s’en retrouve piégée. Dès les premiers instants, elle fait montre de l’autorité nécessaire lorsque accompagnée du violoncelle, elle use de ces magnifiques graves dans l’air d’entrée « O grandi occhi lucenti di fede ! ». En ce début d’opéra, elle trouve une façon de dérouler son chant dans un mélange alternant tension et douceur. Elle use d’accélérations d’expression et de rythme, des accélérations qui la mettent presque à court de souffle lors de l’exaltation qui escorte l’agonie de Vladimir, et  montrent que l’artiste est totalement investie et prête, ce soir, à tous les excès. Elle sait se déchainer contre l’assassin de, son amant pour conclure dans de très beaux graves sur « M’assistan la Madonna et i Santi. E cosi sia ! ».

À l’acte II, elle trouve les accents parfaits, mélange de caresse et d’autorité, lorsqu’elle cherche à faire parler Loris. Alors qu’elle emploie le registre grave sur « che faceste ? » ou quand elle conversera ensuite avec Gretch, c’est la Princesse inflexible que nous avons face à nous.
Elle atteint ainsi le plus difficile, à savoir de faire de Fedora une Janus qui « joue » l’amour tout en préparant la mort, et l’on rend les armes lorsqu’après avoir joué d’aigus envoûtants sur « Prova, dunque, questa tua grande innocenza », elle explose en une soudaine fureur sur « Eri tu ? » puis, après le départ de Loris avec cet « Infame !… Più non mi sfuggi ! » qui sort de ses tripes.
À la toute fin, lorsque la Princesse s’est empoisonnée, Yoncheva est absolument bouleversante. Après des graves sublimes sur « Io muoio » et alors que la femme peut finalement s’échapper de l’ambiguïté, la voix trouve son calme et son intégrité pour s’éteindre tranquillement.

Enfin l’on retrouve cet engagement incroyable dans les deux grands duos où les deux artistes parfois hors d’haleine nous montrent le rapport de force, l’amour qui explose ou la pression qui se fait impérieuse. Dans ces passages, la fusion des deux voix est à son apogée, la tension ou l’émotion à son comble. À la fin de l’acte II, l’exaltation des deux chanteurs, littéralement en surchauffe, à bout de souffle et qui cèdent de conserve sur toute attention portée à la totale intégrité de leur voix pour se donner corps et âme, est stupéfiante. Fedora est un opéra qui attend de tels moments d’abandon paroxystiques et la complicité du couple Yoncheva – Alagna nous les sert magnifiquement.

Roberto Alagna fait un retour très réussi sur la scène de la Scala

La dernière fois que les pas du ténor foulaient les planches de la scène de la Scala, c’était il y a 16 ans pour se diriger vers la sortie en plein milieu d’une représentation chahutée d’Aïda. Il aurait donc fallu bien du temps pour retrouver une occasion permettant à l’artiste de revenir, alors même que tout prédispose pourtant à le voir briller ici, en ce temple de tradition de la musique italienne. Le délai en a été rallongé d’autant par la crise de la Covid puisque cette Fedora était initialement prévue en 2020.

Comme il nous l’avait déjà démontré lors de son récital à la salle Gaveau en décembre 2021, en donnant des extraits très complets de la partition, Alagna est royal dans ce répertoire. Bien sûr, le vibrato a désormais tendance à s’entendre plus qu’avant dans les passages les plus tendus. Mais dans Fedora, opéra à l’essence vériste, cela ne porte pas à conséquence.
On admire bien évidemment la prononciation – tout autant que l’engagement et la justesse des paroles émises -, dans un « Amor ti vieta » superbe alors que l’ambiance est au jeu, mais plus encore dans l’incroyable récit écrit par Giordano lorsque Loris décrit la scène où Vladimir est tué. Dans le dernier acte, le passage des lettres successives le montre alterner une expression de joie et d’amour, l’abattement (néanmoins un peu trop accompagné de sanglots démonstratifs, traduisant là l’un des excès malheureux de Giordano) puis la rage de trouver la responsable de la mort du frère et de la mère.
Fedora était une occasion inespérée pour Roberto Alagna de revenir devant le public milanais avec un beau cadeau, une prise de rôle dans un opéra trop peu souvent donné, mais créé ici même. Le public de la Scala a accueilli le ténor avec enthousiasme effaçant de fait les mauvaises ondes qui régnèrent de son dernier passage.

Des seconds rôles pas vraiment cajolés par Giordano, mais de bonne tenue

À la Comtesse Olga Sukarev, revient le privilège d’apporter de la bonne humeur entre deux instants de drame. Et, avec sa voix de soprano légère (ample, mais quoique parfois un peu acide), Serena Gamberoni égaye le bal puis fait un numéro de chant cycliste tout à fait étonnant au dernier acte.

Le diplomate De Siriex n’a guère de partie très intéressante au premier et au second acte (dont un chant russe) et George Petean n’y brille pas particulièrement. En revanche, c’est dans le troisième acte que le personnage prend enfin une dimension tragique lorsqu’il décrit à la Princesse la mort du frère de Loris et à cet instant, il parvient à nous offrir un beau moment de chant, complété par l’intensité du duo qu’il réalise avec Yoncheva.

Des autres protagonistes, on retiendra le Gretch de Romano dal Zovo avec sa belle voix sombre, le Dimitri sonore de Catherine Piva ou encore le Cirillo élégant d’Andrea Pellegrini.

Mario Martone a axé sa mise en scène sur le mystère permanent qui entoure l’histoire de Fedora avec ces espions, ces enquêtes et une certaine confusion des sentiments. Il a décidé de reprendre des tableaux de René Magritte (Les amants, L’empire de la lumière, L’assassin menacé) pour des décors en forme de rébus dans lesquels les personnages évoluent accompagnés de quasi fantômes. Esthétiquement, la maison de L’empire de la lumière, les amants masqués d’un voile, les espions qui cernent la maison où Fedora va mourir, tout cela est très beau, mais manque un peu de puissance. On regrette également que Mario Martone ait sacrifié la scène clé où Fedora écrit sa lettre dénonciatrice ; une ellipse assez incompréhensible qui réduit alors le moment à un intermède musical sans action.

Marco Armiliato dans cette musique est une évidence. Le chef dirigeant l’orchestre de la Scala de Milan, c’est comme une résurrection du temps de la première où Giordano, lui-même, tenait la baguette pour faire briller sa partition. Armiliato traite celle-ci avec ampleur, mais ne tombe jamais dans l’emphase ou les effets sirupeux. Il accompagne les chanteurs solistes dans leurs exaltations, puis sait créer une ambiance inquiétante lors des passages lancinants de récit. Il sait autant mettre subitement en valeur les solistes, violoniste, violoncelliste que montrer toute la magnificence de l’orchestre lors du sublime intermezzo ou s’effacer lorsque les voix se calment et que Fedora va à la mort. Ce soir, c’est tout autant la résurrection de Fedora que la célébration de Giordano.

En ce 15 octobre, la journée milanaise était encore estivale et le public s’était préparé pour une soirée qui s’annonçait – d’une façon ou d’une autre – évènementielle. Ils ont eu le plaisir de redécouvrir une de leurs œuvres importantes, un jalon de l’histoire de la Scala. Ceux qui avaient vu Freni ou Domingo ici en 1993 ont dû légitimement se demander si la soirée n’était pas encore plus belle. Et tous ont pu constater que l’âge d’or de l’opéra pour ces opéras et leurs interprètes est toujours bien vivace : Sonya Yoncheva, Roberto Alagna et tout l’écrin qui les entourait étaient à la hauteur, à une hauteur de légende…

Visuels : © Brescia/Amisano – Teatro alla Scala

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Paul Fourier

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