Roberto Alagna à Buenos Aires, la parfaite communion entre un grand artiste et son public
Dix ans tout juste après sa première présentation au Théâtre Colón de Buenos Aires, le ténor franco-sicilien Roberto Alagna est de retour dans le grand Colisée de la capitale argentine. Mardi 4 juin, accompagné par la pianiste russe Irina Dichkovskaia, Alagna a proposé un programme éclectique à l’image de sa riche carrière. Le public en délire l’a ovationné à chaque intervention. Un triomphe immense… et bien mérité.
Par Marta Huertas de Gebelin
Vous est-il déjà arrivé d’assister à un concert, dans l’un des grands temples de l’art lyrique international, où le public, sous le charme, scotché à son siège ou applaudissant debout, ne veut pas laisser partir l’artiste au point qu’il doive faire onze rappels ? C’est bel et bien ce qui est arrivé ce mardi 14 juin lors de la présentation du grand Roberto Alagna, dans la plénitude de sa forme, au Théâtre Colón de Buenos Aires. Deux heures quarante de spectacle… et l’on y serait encore resté bien plus longtemps.
La rencontre magique avec un artiste d’exception
On savait Roberto Alagna un artiste qui s’implique , cœur et âme, dans ses présentations sur scène ; et cela sans emphase, sans effets exagérés, mais aussi sans se ménager, sans rien calculer. Un véritable tour de force pour le chanteur qui donne tout de lui-même à tout moment. Mais ce partage réel avec le public est sans doute ce qui fait d’Alagna un artiste hors-norme. Non seulement un grand chanteur – et il l’est sans nul doute -, mais encore un interprète et un être humain admiré et aimé par son extrême générosité.
Il y a, par ailleurs, de temps en temps, des rencontres magiques. Et ce soir du 14 juin, les spectateurs ont pu vivre l’une de ces soirées inoubliables et différentes par le rapport singulier que le ténor a su établir, dès le début de son récital, avec les quelques deux milles personnes qui remplissaient la belle salle d’opéra de la capitale argentine. Un public qu’il a captivé aussitôt et qui lui a rendu un bel hommage tout le long de la soirée par des applaudissements longs et nourris. Des « Bravo ! » qui fusaient de partout. Des sifflements d’admiration. Des remerciements répétés : « Gracias ! Merci ! Merci d’être venu !! » « Sos puro corazón ! tu as un grand cœur ! ».
Un programme à sa mesure
Le programme que Roberto Alagna avait proposé aurait pu cependant en déconcerter plus d’un : les néophytes, car il n’y avait inséré aucun des tubes du répertoire d’un ténor lyrique : pas de Carmen, pas de Tosca, pas de Bohème ; les fans d’opéra, car il a consacré toute une partie du spectacle à la chanson italienne et plus spécialement au répertoire populaire napolitain. En fait, le programme était à l’image d’une carrière au cours de laquelle Alagna a réussi à fusionner différents répertoires avec bonheur.
Le récital a débuté par deux beaux airs très peu connus du répertoire francophone, quoiqu’Alagna les ait tous deux enregistrés : la charmante aubade « Vainement ma bien-aimée » du Roi d’Ys d’Édouard Lalo et l’air d’Almanzor « Suspendez à ces murs » de l’opéra Les Abencérages de Luigi Cherubini. Un commencement inhabituel pourrait-on dire, mais un pari gagné. Le public a été immédiatement conquis par la séduction de son timbre, la parfaite diction française qui le caractérise et la beauté des pianissimi filés de l’air du chevalier Mylio. S´ensuivit le grand air d’Eléazar de La Juive de Jacques Halévy, dont l’intensité dramatique et la beauté mélodique conviennent tout spécialement à Roberto Alagna qui, par ailleurs, reprendra ce rôle au mois de septembre à l’Opéra de Vienne.
Après le Nocturne en Ré bémol majeur Op. 2, Nº 2 de Frédéric Chopin interprété par Irina Dichkovskaia, le ténor aborde le répertoire italien avec le bel air de Macduff du Macbeth de Verdi, « O figli, o figli miei », puis surprend le public par le choix de trois airs de Pagliacci de Ruggiero Leoncavallo, correspondant à trois personnages différents du drame vériste : le barytonal Prologue de Tonio qu’il chante sans chercher à obscurcir son timbre ni à forcer sur le registre grave, mais qui est servi par une expressivité magistrale; l’insouciante Sérénade d’Arlecchino, et le superlatif, déchiré et émouvant Vesti la giubba de Canio.
Si la première partie du récital était consacrée à l’opéra, après l’entracte, Alagna a choisi de plonger le public dans l’univers de ses racines italiennes et de sa carrière de chanteur populaire. Le passage subtil d’un monde à l’autre s’est opéré grâce à deux charmantes sérénades, « Au clair de la lune » de Leoncavallo et « Les millions d’Arlequin » de Riccardo Drigo ainsi que par « La Spagnola », le plus grand succès du napolitain Vincenzo Di Chiara. Et pour finir son programme, ponctué par deux autres belles interprétations de Chopin par Irina Dichkovskaia, Alagna déploie tout son charisme dans les célèbres chansons napolitaines « Dicitincello Vuje », « Na sera ‘e maggio », « Passione », « Io ti vurria vasá » et « Torna a Surriento ». Le public est en délire et il en redemande.
Des rappels, encore et encore
Tous les artistes prévoient des rappels à la fin d’un concert. C’est bien connu. Roberto Alagna, qui n’accorde jamais de « bis » au cours d’une représentation d’opéra, gratifie toujours son public de nombreux « encore » qui prolongent la rencontre après un concert ou un récital. Pour ce soir, il en avait préparé plusieurs, six ou sept, huit comme un grand maximum. Des chansons en espagnol, en italien, en français.
Mais cela n’a pas suffi. Le public ne voulait pas qu’il parte, lui demandait de chanter en sicilien, chantait avec lui, battait le rythme avec les mains. Et, outre ces huit « bis », Alagna a répondu à tant d’amour en chantant a cappella une chanson sicilienne, puis « El día que me quieras » de Carlos Gardel en hommage à sa grand-mère maternelle née à Buenos Aires et, pour finir, la berceuse corse qui – dit-il – il aime chanter à sa plus jeune fille, Malèna. En tout onze rappels !
En somme, cette soirée au Théâtre Colon de Buenos Aires fut beaucoup plus qu’un récital lyrique, une véritable communion avec un grand artiste que le public argentin n’oubliera sans doute pas de sitôt.
D’ailleurs, il aimerait sans doute y retourner. Dans les coulisses, après le spectacle il rêvait déjà d’un concert à Buenos Aires avec son épouse, l’excellente soprano polonaise Aleksandra Kurzak…
Visuels : © Presse Teatro Colon / Arnaldo Colombaroli