
Béjart/Nijinski/Robbins/Cherkaoui/Jalet : rencontres autour de trois compositeurs de la modernité
En ce mois de mai à l’opéra Garnier, c’est un programme riche et éclectique qui vous attend, avec cinq chorégraphes réunis autour de trois compositeurs phares de la modernité : Stravinsky, Debussy et Ravel. Une soirée pleine de surprises et de retrouvailles, parfois inégale, mais définitivement enrichissante.
“L’oiseau de feu” (Stravinsky), Béjart, 1970
On peut se demander pourquoi avoir choisi cette œuvre, plutôt que de remonter le “Boléro” de Béjart, pour transformer la soirée en un double diptyque. Si ce choix permet d’inviter Stravinsky aux côtés de Debussy et Ravel, il rappelle aussi que certaines chorégraphies de Béjart ont moins bien veilli que d’autres. Le justaucorps rouge ajouré de Mathias Heymann, alias l’Oiseau de feu, contrastant avec les costumes gris sévèrement coupés du corps du ballet, donnait à l’ensemble un air de ballet kolkhozien. Seule l’entrée en scène d’Allister Madin, dans le rôle plus léger de L’Oiseau phénix, venait apporter un peu de légèreté à la pièce.
“L’après-midi d’un faune” (Debussy), Vaslav Nijinski, 1912
Ah le fameux faune de Nijinski. Ce n’est pas pour rien qu’il accueillait les visiteurs lors de l’exposition “Danser sa vie“, relecture de la modernité dans le ballet. Pendant masculin de la danse dyonisiaque ressuscitée par Isadora Duncan, le faune de Nijinski introduisait en 1912 l’élan de la sexualité dans le corps dansant, par le truchement de la civilisation grecque. Avec en prime une danse qui prenait à revers les principaux codes du ballet classique, pour imposer le plus strict profil à ses nymphes, et un pied posé par le talon pour la marche. Or ce soir, les puristes ont été déçus par le réglage relâché du ballet, qui s’autorisait quelques entorses avec le style pourtant radical de Nijinski. La prestation de Benjamin Pech, attendu dans le rôle, n’a pas non plus suffi à éclipser celle de Nicolas Le Riche dans ce rôle.
“Afternoon of a faun” (Debussy), Jerome Robbins, 1953
Même pièce, même compositeur, revisités 40 ans plus tard par un chorégraphe du Nouveau Monde. Commençons par dire que l’interprétation de la partition par l’orchestre de l’opéra, sous la baguette de Vello Pahn, nous a semblée plus incarnée à la seconde occurrence. Comme Balanchine avec “Sérénade“, Jerome Robbins a choisi de situer sa pièce dans le saint des saints de tout danseur, dans le studio originel où sans cesse les pas sont repris à la barre. Un danseur, Stéphane Bullion, une ballerine sur pointes qui se joints ensuite à lui, Emilie Cozette, et trois murs se détachant sur un cyclo bleu nuit : c’est sans doute la simplicité du décor, alliée à la clarté de l’écriture de Robbins, qui font magnifiquement ressortir le lyrisme du faune de Debussy. Bullion est toujours aussi juste et précis, et Cozette bien dans le rôle.
“Boléro” (Ravel), Sidi Larbi Cherkaoui, Damien Jalet, Marina Abramovic, création 2013
Enfin, le public attendait avec impatience de découvrir le “Boléro” de Cherkaoui. Après le succès remporté par Béjart avec son boléro envoûtant en 1961, Cherkaoui et Jalet ont souhaité rompre avec le schéma d’une figure centrale autour de laquelle tous les autres danseurs évoluent. Ici, rappelant par moment le style Keersmaeker (Cherkaoui s’est formé chez P.A.R.T.S.), c’est la révolution du danseur qui est mise en avant, à mi-chemin entre les pirouettes désordonnées des enfants qui s’amusent à se donner le vertige et les circonvolutions savantes et réglées au millimètre des derviches tourneurs. Mention spéciale aux superbes costumes Riccardo Tisci, qui a réussi le tour de force d’évoquer la mort – indissociable du boléro – par des côtes semblant brodées directement sur le corps du danseur, tout en laissant filtrer toute la pulsion de vie qui anime les corps des danseurs.
Mais la grande gagnante du trio restera Marina Abramovic. .. dont on devine la présence dès l’entrée sur scène des danseurs vêtus d’une longue robe chasuble sans manches, qui résonne comme un clin d’œil à la tenue monacale qu’elle avait portée durant 4 longs mois lors de sa performance au MoMA en 2010. Profondément en prise avec son temps, l’artiste plasticienne s’est emparée de la scénographie pour proposer non pas un simple décor statique, mais une véritable mise en espace du ballet imaginé par Cherkaoui et Jalet. Évoquant aussi bien l’art lumino-cinétique de Le Parc et consorts que les parasites du signal télévisuel, les projections au sol se reflètent dans d’immenses miroirs inclinés suspendus au-dessus de la scène, provoquant un dédoublement spatio-temporel des plus troublants. Peu à peu, les écarts de vitesse et de trajectoires entre les danseurs, en se confondant avec leur reflet, donnent l’impression non pas de voir double, mais de revoir instantanément ce qui vient de s’écouler. D’autant que le maquillage-camouflage achevait de brouiller les pistes, ultime pied de nez résonnant avec l’actualité la plus brûlante : impossible sans jumelles de distinguer les danseurs des danseuses… Le temps du boléro, tous n’étaient plus soudain que des corps dansants emportés dans un vortex abyssal.
Crédits photographiques © Opéra national de Paris/Agathe Poupeney