Cirque
Avec “Pli”, Inbal Ben Haim invente le cirque de papier

Avec “Pli”, Inbal Ben Haim invente le cirque de papier

05 February 2022 | PAR Mathieu Dochtermann

Du 3 au 6 février, l’académie Fratellini accueille une série de représentations de Pli, fruit de la rencontre entre la circassienne Inbal Ben Haim et les plasticiens Alexis Mérat et Domitille Martin – cette dernière avait déjà accompagné Racine(s), le spectacle précédent de la cordiste. Le spectacle est présenté comme corde lisse en papier, mais l’étiquette est réductrice, et c’est bel et bien à un spectacle de cirque de papier que l’on assiste pour la première fois.

La dramaturgie du papier

Utiliser des agrès de papier au cirque, il fallait oser – et c’est cela qui rend Pli si nouveau et si intéressant. Employer sur scène un matériau dont le bon sens et l’expérience indiquent qu’il est fragile et souvent éphémère, cela ne tombait pas sous le sens. C’est la rencontre entre Inbal Ben Haim, circassienne aérienne spécialiste de la corde lisse, et Alexis Mérat, plasticien et ingénieur spécialiste du papier, qui permet d’aboutir ici une recherche qui avait commencé au CNAC il y a plusieurs années, favorisée par la chaire iCiMa.

Cette possibilité d’utiliser le matériau papier crée à lui seul une nouvelle dramaturgie dans le spectacle de cirque. Parce qu’il n’est pas infiniment résistant, il crée le risque par sa seule présence. Le fait, pour la circassienne, de se suspendre à des cordes faites de papier torsadé à quelque 6 ou 7 mètres de hauteur, génère immédiatement une tension. L’artiste n’hésite pas à jouer avec : la démonstration est faite dès le début du spectacle que les lés de papier peuvent être déchirés, et Inbal Ben Haim s’emploie à détruire la trame à laquelle elle est suspendue au fur et à mesure de son ascension. C’est un peu scier la branche sur laquelle elle est installée, c’est aussi insister sur la précarité de la situation, et finalement offrir une métaphore de la fragilité et du fil ténu auquel tiennent nos existences.

La cordiste confie en outre que les propriétés du matériau papier la contraignent dans les figures qu’elle peut faire, ce que l’on conçoit aisément. Ce sont donc des figures originales qu’elle doit composer avec cette nouvelle situation, faites dévolutions lentes et de poses statiques. On se doute que le papier supporterait mal les lâchers, mais il se trouve qu’Inbal Ben Haim non plus, puisqu’une épaule blessée lui interdit les manœuvres les plus brutales de sa discipline. On a donc là l’heureuse rencontre de deux fragilités, qui s’épousent pour guider l’expérimentation vers un art de la suspension. La circassienne cite d’ailleurs, comme étant des sources d’inspiration, Chloé Moglia, Mélissa Von Vépy ou Fanny Soriano, qui ont défriché ces deux dernières décennies un rapport différent à l’aérien.

Une esthétique forte

Cependant, l’intérêt de Pli ne s’arrête pas à cet endroit de l’agrès de papier – on aurait alors accepté l’idée de le décrire comme un spectacle de « corde lisse en papier ». Mais à la manière de ce que les artistes de théâtre de papier déploient sur scène, Inbal Ben Haim, assistée de Domitille Martin et Alexis Mérat, déploie toutes les possibilités de la matière papier pour en faire un élément visuel et sonore à la base d’une scénographie de papier.

Ce sont donc toutes les possibilités de la matière qui sont convoquées et mises à profit, en plus de sa fragilité : ses effets de transparence, sa malléabilité, sa capacité à garder la trace des pliages et des froissages, son expressivité sonore quand on le manipule. Pli tire parti de toutes ces propriétés pour faire un spectacle de papier total. Les propriétés plastiques de la matière guident d’ailleurs le début du spectacle, qui met en scène la construction en direct du premier agrès auquel Inbal Ben Haim viendra se suspendre, une sorte de pieuvre faite de lés de papier attachés à leur sommet dans une sorte de grande boucle.

Plus que le son du froissage du papier, qui est présent mais ne semble pas extrêmement significatif, c’est sa transparence et les différentes teintes qu’il peut prendre en fonction de sa fabrication qui sont exploitées le plus complètement. La composition visuelle est absolument somptueuse, du fait d’une mise en lumière très soignée. Le spectacle commence dans une lumière neutre, qui baigne généralement tout l’espace du plateau, jusqu’à ce que le premier agrès soit achevé. La lumière va alors se resserrer sur la circassienne et sur le papier auquel elle est suspendue, en jouant sur les propriétés translucides de la matière, en jouant aussi avec les ombres et avec la température de la lumière, qui va dès lors rester dans des gammes plutôt chaudes pour nimber la performance d’une sorte de halo doré.

Le matériau papier n’est pas seulement sollicité pour servir d’agrès : il constitue toute la scénographie et recouvre l’espace de jeu. Le sol est de papier, la scène se couvre bientôt d’un chaos de papier froissé ensuite rassemblé dans une sorte de gigantesque sac – en papier – dont Domitille Martin sculpte la forme en direct. Le papier a même une fonction purement technique au niveau des accroches, puisque des rouleaux empilés servent de contrepoids au bout des cordes. Le papier peut même constituer un costume, comme une seconde peau collée à même le corps de la circassienne, qui peut alors s’en extraire et l’abandonner, telle une mue formant vestige au milieu de l’espace du plateau.

Naissance du cirque de papier ?

On peut voir dans Pli la naissance d’une esthétique à part entière, qui serait le cirque de papier. Un cirque où les supports des figures circassienne serait des agrès de papier, où la scénographie explorerait et exploiterait la matière. Un peu à la manière dont la compagnie Les Anges au Plafond utilise le papier pour construire ses marionnettes, ses costumes, ses décors, et en explore toutes les possibilités et toutes les symboliques. On sait combien cela leur a réussi – et on imagine que le trio Inbal Ben Haim, Alexis Mérat et Domitille Martin a de belles marges d’exploration devant lui.

On a, en revanche, un peu de mal à imaginer comment d’autres disciplines circassiennes pourraient s’emparer du même matériau pour partager cette exploration. Difficile, par exemple, d’imaginer une roue Cyr ou un trampoline en papier ! Peut-être les jongleurs pourraient-ils s’en emparer ? On peut aussi imaginer que toutes les disciplines au sol reposant sur le mouvement plutôt que sur un agrès pourraient s’en entourer, à défaut de s’appuyer dessus. On devine cependant que, si le cirque de papier devait devenir une esthétique commune à plusieurs artistes, la chose se ferait sans doute en aérien.

Privilège d’être à l’avant-garde, Pli permet aussi d’avoir l’idée de certains écueils dans auxquels une recherche autour du cirque et du papier peut mener. La dimension plastique très forte induite par la présence inédite de cette matière peut devenir un piège. En effet, même performatif, un spectacle doit rester un spectacle, avec une dramaturgie et une émotion. Certaines séquences, au milieu de Pli, laissent place à une manipulation du papier exposé pour lui-même, sans enjeux identifiables ni tension. Le piège est alors celui d’un relâchement de l’attention, un passage un peu à vide où la recherche d’une esthétique prendrait trop le pas sur les nécessités dramatiques de l’œuvre. On peut aussi avoir le sentiment, par moments, d’une trop grande volonté de marier les propriétés offertes par la matière, qui conduit à saturer les possibilités sensorielles et émotionnelles des spectateurs qui reçoivent le spectacle. En vérité, les scènes les plus dépouillées sont celles qui réussissent le mieux. Celles qui ne mettent en œuvre que deux ou trois propriétés en même temps, fragilité et translucidité par exemple.

Il s’agit en tous cas d’un spectacle très beau, magnifiquement mis en espace et en lumière, accompagné d’une bande son soignée qui épouse la dramaturgie avec précision. Il ne faut pas réduire Pli à son seul côté innovant : c’est un spectacle abouti, qui bénéficie de quelques images vraiment belles et émouvantes.

On peut découvrir ce travail les 28 et 29 Février 2022 au Théâtre Municipal de Grenoble, le 4 mars 2022 aux Quinconces – Théâtre de Vals Les Bains, le 8 mars 2022 au Sablier, Ifs (dans le cadre du festival SPRING), les 11 et 12 mars 2022 au Théâtre de la Cité internationale, Paris, le 15 mars 2022 au Trident, Scène Nationale de Cherbourg (dans le cadre du festival SPRING encore), le 25 mars 2022 au Théâtre de Rungis, le 5 avril 2022 au Tangram, Scène Nationale d’Evreux.

GENERIQUE
Conception et interprétation : Inbal Ben Haim
Scénographie, accessoires, interprétation et collaboration à l’écriture : Domitille Martin
Ingénierie – construction papier, interprétation et collaboration à l’écriture : Alexis Mérat
Création lumière : Marie-Sol Kim
Création son : Max Bruckert
Musique originale additionnelle : Caroline Chaspoul et Eduardo Henriquez (Nova Materia)
Création costume : Clémentine Monsaingeon
Regards extérieurs et dramaturgie : Eleonora Gimenez, Shahar Dor
Assistanat mise en scène : Kamma Rosenbeck
Collaboration technique et artistique : Sophie Lascombes
Conseils manipulation d’objets : Inbal Yomtovian
Conseils artistiques : Elodie Perrin
Régie générale : Yann Guénard

photo : (c) Domitille Martin

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Mathieu Dochtermann
Passionné de spectacle vivant, sous toutes ses formes, des théâtres de marionnettes en particulier, du cirque et des arts de la rue également, et du théâtre de comédiens encore, malgré tout. Pratique le clown, un peu, le conte, encore plus, le théâtre, toujours, le rire, souvent. Critère central d'un bon spectacle: celui qui émeut, qui touche la chose sensible au fond de la poitrine. Le reste, c'est du bavardage. Facebook: https://www.facebook.com/matdochtermann

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