Cirque
“After All” : les élèves du CNAC pris dans une fureur triste

“After All” : les élèves du CNAC pris dans une fureur triste

23 January 2022 | PAR Mathieu Dochtermann

Du 19 janvier au 13 février 2022, les circassien.ne.s de la 33e promotion du Centre National des Arts du Cirque jouent leur spectacle de sortie d’études à La Villette : After All, mis en piste par Séverine Chavrier. Une œuvre collective, théâtrale voire performative autant que circassienne, une sorte d’auto-portrait impressionniste de la génération Covid vue depuis le CNAC.

Une oeuvre collective et composite

Chaque année, le spectacle de fin d’études du CNAC est mis en piste par un.e artiste différent.e, à l’invite du Centre. Cette année, c’est Séverine Chavrier qui a accepté la mission de mettre en piste les 15 élèves de la 33e promotion, avec beaucoup de courage au vu des difficultés qui n’ont pas manqué de se présenter, notamment du fait de la situation sanitaire – Kim Marro et sa roue Cyr étaient ainsi absents quand nous avons découvert le spectacle, alors que d’autres interprètes reprenaient leur place sur la piste depuis la première fois après un isolement.

Pour autant, Séverine Chavrier, qui connaît bien l’école pour y être intervenante depuis 2013, revendique le caractère collectif de l’oeuvre : si elle y amène “le son, l’image, le thème aussi”, elle indique que les élèves “ont écrit entre elles/eux”, de sorte que la metteuse en scène les qualifie de “moteur” du spectacle.

Un travail horizontal donc, qui invite un bouillonnement imaginatif, la confrontation de visions plurielles, peut-être d’autant plus que le promotion est plutôt variée : 10 femmes pour 5 hommes, seulement 4 élèves de nationalité française, un brassage de points de vue qui amène sa richesse… et nécessairement aussi un foisonnement qui tire l’écriture un peu dans tous les sens.

En tous cas, c’est l’un des spectacles de fin d’études de ces dernières années où le jeu collectif est le plus présent : à part de très rares moments, il y a toujours plusieurs interprètes en piste, même si tous ne sont pas nécessairement en jeu, et les scènes collectives rassemblant la totalité de la promotion ou presque sont au contraire très nombreuses. Qu’il s’agisse de buller sur l’herbe, d’assister à un match de foot ou de se réunir à table – clin d’œil de Séverine Chavrier à son Nous sommes repus mais pas repentis ? – les jeunes circassien.ne.s font corps, se présentent comme un groupe soudé, tout en confessant au micro la complexité des liens qui les unissent. En contrepoint, la caméra de Frédéric Leterrier capte en direct les visages sur lesquels il resserre ses plans, les images très soignées reprises sur deux écrans accrochés très haut révélant l’émouvante beauté des regards des un.e.s et des autres. Dommage que les écrans soient si hauts, dommage que les images si belles distraient un peu l’attention de ce qu’il se passe au plateau… 

Paumés entre spleen et seum

De cette écriture composite naît un spectacle dont il n’est pas facile de rendre compte. On pourrait, peut-être de manière un peu réductrice, y voir le tableau fragmentaire d’une génération, celle de personnes au seuil de l’âge adulte et de la vie active, une génération bousculée par le Covid et lâchée dans un monde où les vieux repères se sont fracturés et les nouveaux restent à inventer. Au travers de leurs témoignages, portés individuellement ou de manière chorale, ils et elles se racontent, et l’addition de toutes ces confessions, de toutes ces interrogations, de toutes ces angoisses, fait comme une sorte de généralité – depuis le point de vue d’un.e élève du CNAC, qui reste tout de même assez particulier.

C’est à la fois la richesse et l’écueil de After All : à force de tout aborder, on a un peu le sentiment que l’on n’aborde finalement rien. La check-list des sujets couverts, assez convenue, est complète : trouble dans le genre, le couple, le désir et l’amour au 21e siècle, le Covid, la nostalgie de l’enfance, la peur des lendemains incertains, l’envie de faire la fête, le rapport aux drogues et aux états extrêmes, le désir d’appartenir, le rapport à la famille, le rapport au cirque aussi… La mise en scène semble ajouter une coche à la dernière case, celle de l’urgence écologique, en recouvrant le plateau de canettes crevées. Comme aucun fil n’est vraiment tiré, chaque thème n’est que survolé. Ensemble, tous ces fils brodent une tapisserie… mais comme chacun est court, la tapisserie est fort petite.

Que nous montre alors After All ? Un besoin de faire la fête, de se retrouver, de se sentir vivre, de se libérer aussi. Et beaucoup de colère aussi, de rage même, des rivalités, des corps qui s’affrontent, la recherche de la mise en danger. La fête n’est pas paisible, du moins pas toujours. Il y a de l’angoisse, il y a de la nostalgie pour ce qui passe, ce qui est déjà passé, mais ce n’est pas ce qui domine. Cette colère sourde, qui se traduit sur scène par des discours, par des luttes corps contre corps, par des coups portés aux tables, par certains numéros explosifs aussi, on ne l’avait pas vue depuis longtemps dans un spectacle d’aussi jeunes interprètes. Ce n’est plus un spectacle mais une interpellation. On pense à THE END IS NIGH (cie la Barque Acide), dont les autreurs.rices sont également jeunes, un spectacle sombre bien que moins violent, qui trouve son salut dans un humour noir ravageur, qui manque peut-être à After All…

En tous cas, la teneur globale est ici plutôt angoissante, et la mise en scène appuie dans ce sens, avec des séquences de musique dissonante qui accompagne la présence silencieuse de clowns encapuchonnés aux visages couverts de masques grimaçants… Apparemment, s’il y a un endroit où un relatif bonheur est possible, c’est dans le groupe, dans les liens d’affection qui se tissent de personne à personne, si fragiles soient-ils. L’Autre est une épaule sur laquelle m’appuyer… mais l’Autre est bien semblable à Je, dans ce spectacle. Plus qu’un appel à la fraternité et à la sororité dans l’humanité, ce qu’on a sous les yeux c’est une invitation à la tendresse et à la solidarité au sein de la tribu…

Le cirque, oui, mais à dose homéopathique

Dans ce spectacle très théâtral, ou finalement plutôt très performatif, chacun.e étant performer de lui-même ou d’elle-même, il y a évidemment des numéros de cirque. Peu de chorégraphies, pas de numéros à large groupe, plutôt des duos et des solos éparpillés ça et là, et à petites doses. Le parti pris semble résolument moderne, en ce sens : montrer que la promotion est capable de tenir ce spectacle long et complexe sans utiliser l’artifice de l’esbrouffe, sans miser sur des numéros spectaculaires à cadence serrée… presque sans faire de cirque, en définitive.

Il en résulte une minoration de la dimension circassienne du spectacle, qui plaira ou déplaira, selon les attentes de chaque membre du public. On peut tout de même regretter que, pour un spectacle de sortie, certaines des personnes mises en piste soient discrètement noyées dans le groupe, tandis que d’autres prennent beaucoup de place, avec des solos très focalisés ou des monologues au micro. Une difficulté, sans doute, pour équilibrer les numéros sans lasser le public, vient du fait que les agrès pratiqués au sein de la promo étaient peu variés : quatre trapézistes, deux spécialistes pour le fil souple et deux pour le mât chinois… Pas toujours évident de se détacher dans ces conditions.

Au final, on retiendra presque davantage les talents de performer de la plupart des élèves que leur maîtrise des disciplines circassiennes. Si c’est effectivement le fruit d’une écriture collective, cela dit leur envie de déborder les frontières assignés aux esthétiques, et d’aller glaner dans tous les champs disciplinaires ce qui est susceptible d’armer leur spectacle. N’est-ce pas plutôt bon signe, en tous cas signe de modernité, et d’une certaine maturité ?

Il y avait tout de même de très beaux passages, pas forcément en solo d’ailleurs – on pense au duo de trapèze ballant – qui confirment le haut niveau de préparation des élèves du CNAC. Malgré la présence de beaucoup d’aériennes, peu de prise de risque dans l’ensemble, les numéros se jouaient souvent davantage à la sobriété qu’à l’épate.

En somme, un spectacle qu’il faut aborder pour ce qu’il est, une recherche au-delà de l’expression circassienne. Servi par une scénographie et une mise en scène soignées, il se laisse regarder, et son énergie brute fascine, malgré quelque longueurs qui en siphonnent un peu l’intensité.

 

GENERIQUE

Distribution:
Réhane ARABI Suisse Corde lisse – Guilhem CHARRIER France Acrodanse – Andrea CUTRI Italie Mât chinois – Debora FRANSOLIN PIRES DE ALMEIDA Brésil Tissus – Lucia HEEGE TORRES Espagne Trapèze ballant – Jules HOUDIN France Acrodanse – Helena HUMM Grande-Bretagne Trapèze fixe – Theresa KUHN Allemagne Fil souple – Liam LELARGE France Trapèze fixe – Victoria LEYMARIE France Fil souple – Kim MARRO Suisse Roue Cyr – Xavier MERMOD Suisse Portés acrobatiques (porteur) – Patricia MINDER Suisse Portés acrobatiques (voltigeuse) – Federica PINI SANDRELLI Italie Trapèze ballant – Josinaldo TAVARES PACHECO Brésil Mât chinois

Séverine CHAVRIER Direction artistique – Maria Carolina VIEIRA Chorégraphie – Lucas STRUNA & Amaury VANDERBORGHT Conseil cirque – Analyvia LAGARDE, Julien MUGICA & Louise SARI Scénographie -Jérémie CUSENIER Création lumière – Simon D’ANSELME DE PUISAYE Création sonore – Romane CASSARD Costumes et accessoires – Frédéric LETERRIER Vidéaste – Julien MUGICA Régie générale – Alexandrine BURGAUD Régie plateau – Vincent GRIFFAUT Régie lumière – Gregory ADOIR Régie son

(c) Chirstophe Raynaud de Lage

 

 

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Mathieu Dochtermann
Passionné de spectacle vivant, sous toutes ses formes, des théâtres de marionnettes en particulier, du cirque et des arts de la rue également, et du théâtre de comédiens encore, malgré tout. Pratique le clown, un peu, le conte, encore plus, le théâtre, toujours, le rire, souvent. Critère central d'un bon spectacle: celui qui émeut, qui touche la chose sensible au fond de la poitrine. Le reste, c'est du bavardage. Facebook: https://www.facebook.com/matdochtermann

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