Le journal filmé : l’archive en tant qu’art, l’art en tant que vie
Parce qu’on est malheureux ou qu’on a peur, commencer à filmer sa vie. Parce que l’on désire dire des choses universelles, la monter et la transformer en film. Parce qu’on a du talent, parvenir à parler au monde. Et en définitive, accepter sa vie. Une pratique pas si courante que ça. Et donc, des exemples précieux.
En 1949, Jonas Mekas, 26 ans, arrivait à New York. Après l’internement, de 44 à 45, dans un camp nazi, après la vie, durant un court temps, dans la Lituanie occupée par les soviétiques, l’exil. Première initiative, une semaine après son arrivée sur le sol américain : aller s’acheter une caméra. Une Bolex, qui lui permettra de filmer sa nouvelle existence. De ce parti-pris naîtront, entre autres oeuvres : Lost, lost, lost, film de trois heures couvrant sa vie de 49 à 63 ; Walden, trois heures également, consacrées à une période allant de 64 à 69 ; et As I was moving ahead occasionally I saw brief glimpses of beauty, ou comment se raconter de 70 à 99, en quatre heures et cinquante minutes. Trois films de montage avec pour sujets respectifs : ses sentiments d’exilé par encore intégré, sa fréquentation des milieux artistiques new-yorkais en marge, et sa vie en tant que créateur établi.
Enregistrer son existence pour la comprendre, pour apprendre à l’appréhender ou pour se rassurer. Et avoir envie, des années après, de transformer en art ces archives. Idée pas courante, inspirée à Mekas, qui comptait Andy Warhol parmi ses relations, par les pratiques artistiques nouvelles qui avaient cours à l’époque à New York, et par Henry David Thoreau, poète parti se retrouver au sein de la nature, dans la plus complète solitude (il tira son Walden, publié en 1854, de cette expérience). Le résultat d’une telle démarche : un témoignage sur un temps et des personnalités marquantes, et un destin particulier pouvant toucher de manière universelle (en passant par l’édification d’une cinémathèque nommée Anthology Film Archives). Sans oublier la volonté d’introspection, chère, car nécessaire, au réalisateur.
Lorsque, en 1978, le français Alain Cavalier aborde le genre, c’est pour exploiter à fond ses possibilités introspectives. Sa Chamade (1968), inspirée de Françoise Sagan, a récolté éloges et succès public. Lui n’a gagné que doute et envie d’en découdre. Alors, en 1978, il signe Ce répondeur ne prend pas de message, sorte de journal en direct. Suivront des tentatives pour conter des destins à travers des plans d’objets du quotidien. Jusqu’à ce qu’en 2005, il se confronte à nouveau à sa propre personne, en montant des archives de sa vie accumulées sur dix années. Naîtra Le Filmeur (2004), collection de fragments d’un réel sorti de son contexte, comme enchanté, décollé du sol, aérien, poétique. Apte à résister à la fuite du temps et à la menace de la mort.
Faire d’un journal vidéo un film à part entière pour rendre le réel plus léger ? Tout le monde ne partage pas ce projet. Pas l’ami Jonathan Caouette en tout cas. Quand, en 2004, il nous livre Tarnation – à traduire en français par « damnation » – il entend synthétiser vingt ans d’archives de sa vie. Mais s’il se filmait, et ce dès l’âge de 11 ans, c’était pour exorciser ses névroses dues à la folie de sa mère, jamais remise d’un traitement aux électrochocs, et à son trajet de famille d’accueil texane pas nette en famille d’accueil texane pas nette. Son film ressemble donc à cette existence : chaotique, aussi torturé que trituré au niveau de la pellicule, rempli d’effets optiques rentre-dedans. Il s’adresse aux sens. Se faisant, il se fait critique social, vis-à-vis d’une psychiatrie obscurantiste, et même récit d’une délivrance par l’art. Louis Guichard n’écrivait-il pas dans Télérama, à l’époque de sa sortie : « Il faut le voir [Jonathan Caouette] jouer, seul devant sa caméra, à 11 ans, une pute en larmes acculée à l’avortement, pour saisir l’étendue du désastre et à quels exorcismes Caouette a su avoir recours, instinctivement. »
D’autres, comme Henri-François Imbert, préfèrent partir d’objets anciens qui les touchent pour ensuite raconter un pan d’histoire qui reste bien souvent actuel : par exemple, des cartes postales montrant des exilés du franquisme sur les routes à la fin des années 30, entre lesquelles se glissent la personne et la voix du réalisateur, dans No Pasaran, album souvenir (2003). De tels films documentaires prennent pour point de départ l’intime. Mais les archives personnelles devenues œuvres d’art restent rares dans le champ cinématographique. Si nos exemples montrent des thérapies par l’introspection, on voit aussi que de là sont nées de belles œuvres, qui permettent aujourd’hui à leurs auteurs de tenir une place dans le cinéma. Une nouvelle vie gagnée, en somme.
Visuel: affiche du film Le Filmeur © Pyramide Distribution
Visuel une : Tarnation, 2004 © Wellspring Media